Exporter ou mourir
par
Publication : août 1978
Mise en ligne : 24 avril 2008
De toutes les nationalisations réalisées
non sans mal et après des débats passionnés par
les gouvernements de la IVe et Ve République, il en est une qui
s’est faite discrètement, sans tapage, sans publicité,
ni vote du Parlement. Si discrètement qu’elle est passée
à peu près inaperçue. C’est, vous l’ignorez sans
doute, celle des « marchands de canons ».
Au bon vieux temps de la libre entreprise, que l’on n’appelait pas encore
le libéralisme avancé, quand l’Etat ne venait pas fourrer
son nez partout, comme aujourd’hui, dans nos affaires, et laissait les
citoyens de ce pays se débrouiller sans trop de tracasseries
pour gagner leur bifteck, le premier venu, sans connaissances spéciales,
pour peu qu’il eut des relations mondaines, son bureau dans un beau
quartier et une absence totale de scrupules, pouvait s’installer dans
le grand bizeness, celui des armes et autres joujoux guerriers, et y
faire fortune. Aussi facilement que dans le prêt-à-porter
ou dans la limonade.
Ce temps-là est fini. C’est l’Etat, désormais, qui, soucieux
sans doute de moraliser la profession, - en avait-elle donc besoin ?
- s’est substitué un beau jour à ceux que l’on appelait
les « marchands de canons » pour vendre directement à
tous les pays qui en demandent - et ca fait beaucoup de monde - le matériel
militaire nécessaire pour s’entretuer. Avec le mode d’emploi
; service après-vente, et. en prime, un ennemi héréditaire
en état de marche et un casus belli garanti sur facture.
La noble industrie du casse- pipes, nationalisée, marche bien,
merci. Elle n’est pas en déficit comme la S.N.C.F. Jamais, sauf
en temps de guerre déclarée, la fabrication, le commerce
et le trafic des armes, en France et dans le monde, n’ont été
aussi florissants. Séduits par les modèles de plus en
plus sophistiqués que leur offrent les commis-voyageurs des nations
occidentales., les pays sous-alimentés du tiers-monde trouvent
le moyen de dépenser l’argent qui aurait pu servir à soulager
leur misère pour acquérir les joujoux de mort qui les
élève au rang d’hommes civilisés.
Et la France, si elle est depuis longtemps à la traîne
dans le domaine de la recherche scientifique ou de progrès social,
arrive - saluez, Messieurs ! - en troisième position derrière
les Etats-Unis et l’U.R.S.S. sur le marché mondial des livraisons
d’armes.
C’est plutôt bon signe, non ? Mais n’allez pas le crier sur les
toits. Ça pourrait gêner M. Giscard d’Estaing qui vient
de proposer à l’O.N.U. son fameux plan, non pas de désarmement,
comme on voudrait vous le faire croire - faut quand même pas exagérer
- mais de limitation des armements, et lui faire perdre peut-être
sa chance de décrocher le prix Nobel, selon le souhait exprimé
par un Omar Bongo, président du Gabon.
Ce n’est pas le moment de se vanter. Par contre, gardons-nous de tomber
dans le pacifisme bêlant en rappelant inopportunément,
comme le faisait « La Grande Relève » dans son numéro
de juin, ces paroles de Jean Rostand prononcées peu avant sa
mort :
« Si, pendant la durée de ma vie, tous les Etats du monde
avaient consacré à la recherche biologique les sommes
qu’ils ont consacrées à l’armement, l’espérance
de vie serait aujourd’hui portée à 120 ans et la jeunesse
jusqu’à 90 ans ».
Revenons sur terre. Et regardons la réalité en face, au
lieu de nous laisser séduire par de dangereux utopistes.
Si le rêve du doux Jean Rostand était réalisé,
si l’espérance de vie se trouvait portée à 120
ans et si les hommes restaient jeunes jusqu’à 90 ans, ca poserait
des problèmes pour l’Agence nationale de l’emploi, la sécurité
sociale, les maisons de retraite, et j’en oublie.
Problèmes insolubles dans le système prix-salaires-profits.
Même le meilleur économiste français, le professeur
Raymond Barre, en dépit de ses belles promesses pré-électorales,
ne réussit pas mieux que ses prédécesseurs à
sortir notre pays du marasme dans lequel il patauge et continue de s’enfoncer.
M. le professeur se contente d’inviter les Français à
se serrer la ceinture : « Le pays, déclare- t-il, ne peut
vivre au-dessus de ses moyens. Je le dis aux particuliers et à
l’Etat ».
Le moment serait donc mal choisi, comme le voudrait Giscard, de limiter
les armements. Ca n’arrangerait pas notre situation économique
et aggraverait le malaise social.
Au contraire, nous devons fabriquer et vendre des armes. Le général
Méry, tout général qu’il est, en reconnaît
la nécessité économique :
« L’indépendance de notre défense exige une industrie
d’armement nationale. Or, notre marché intérieur est trop
restreint pour la rentabilité de cette industrie. Donc, l’indépendance
de notre défense nous oblige à exporter de l’armement
».
D’ailleurs, nos armes, Giscard nous l’a dit sans rire, sont des armes
défensives. Ce qui change tout. Quant à savoir ce qui
distingue les armes défensives des armes offensives, je laisse
à de plus compétents que moi le soin d’en juger. L’important
c’est de continuer à fabriquer et à vendre des armes appelées
défensives pour soulager notre conscience, assurer le plein emploi
et relancer les affaires.
Ainsi, les éventuels candidats au prix Nobel de la Paix pourront
toujours proposer, sans courir de risques, la limitation des armements
à la tribune de l’O.N.U.