On ne parlerait pas de Frédéric Bastiat
(1801-1850) si l’on devait en croire certains économistes contemporains
qui lui dénient toute science économique, pour ne voir
en lui qu’un brillant polémiste. Il mérite mieux que ce
jugement sommaire puisqu’il avait été nourri aux saines
doctrines, comme les qualifient les économistes libéraux.
Bastiat n’est pas un de ces défaitistes qui refusent de s’incliner
devant les lois naturelles en s’imaginant que les hommes ont le pouvoir
de substituer la raison au libre jeu de leur intérêt personnel.
Il va réagir contre Ricardo rendu responsable du mauvais temps
sous prétexte qu’il l’avait annoncé. Bastiat va expliquer
comment, en servant chacun de notre intérêt personnel,
nous sommes obligés de servir l’intérêt général
puisque l’ordre naturel l’exige. Or voilà précisément
qu’au moment où il écrit, on discute les libertés
politiques (1830-1848). Bastiat va leur adjoindre la liberté
économique en montrant qu’elle était aussi nécessaire
que les autres. Ne serait-il donc qu’un brillant avocat plaidant avec
beaucoup d’esprit que ces fameuses lois sont harmonieuses, et qu’elles
tendent, dans tous les sens, au perfectionnement de l’humanité
? Il est mieux que cela, car lui aussi va relever les contradictions
qui surgissent dans le régime, et signaler les fausses notes
qui se font entendre dans cette magnifique symphonie. Optimiste malgré
tout, il croit que tout s’arrangera dès que la liberté
sera mieux comprise. Il ne pouvait pas prévoir que -les progrès
de la technique et l’utilisation de trésors d’énergies
extra-humaine provoqueraient rapidement de tels désordres que
les intérêts personnels, au lieu de se fondre harmonieusement,
et dès leur apparition, comme dans le Boléro de Ravel,
allaient se heurter frénétiquement dans une intolérable
et monstrueuse cacophonie.
Partisan résolu du libre- échange, il est hostile à
la rareté dont on fait bénéficier certains privilégiés.
Il se déclare adversaire de la garantie d’un revenu minimum qu’on
veut assurer à certains capitalistes car il fait remarquer qu’on
refuse le salaire minimum à l’ouvrier. Bastiat va donc combattre
toutes les mesures qui relèvent de la politique de la disette
et dont le but est de relever les profits. Il va opposer constamment
l’intérêt particulier à l’intérêt général
en donnant toujours à ce dernier la suprématie. L’intérêt
général, constate Bastiat, est forcément du côté
du consommateur. Celui-ci a intérêt à ce que règne
l’abondance, traduirons-nous aujourd’hui. Aussi Bastiat doit-il nous
apparaître comme un admirable précurseur lorsqu’il dit
qu’il faut traiter l’économie politique au point de vue du consommateur.
C’est lui, le premier, qui a entrevu que l’heure allait sonner où
la production ne devrait plus être l’unique souci des économistes
de la rareté.
Avec quel art incomparable, fait judicieusement remarquer M. le professeur
Henry Hornbostel (1), Bastiat va-t-il expliquer comment les producteurs
se font les défenseurs de la disette ! Chacun va s’efforcer de
raréfier le produit ou le service qui fait l’objet de sa profession.
Bastiat démontre que si un cordonnier, par exemple, pouvait,
par un acte de sa volonté, faire évaporer tous les souliers
du monde, exceptés ceux de sa boutique, il deviendrait un Crésus
; son sort s’améliorerait, non point avec le sort général
de l’humanité, mais en raison inverse de la destinée universelle.
Chacun voudra donc s’adresser au législateur pour lui demander
de créer, artificielle
ment, par tous les moyens en son pouvoir, la rareté des choses
qu’il produit.
L’agriculteur demandera la rareté du blé ; l’éleveur
la rareté du bétail ; le maître de forges la rareté
du fer ; le betteravier la rareté du sucre ; le tisseur la rareté
du drap, etc.
Et Bastiat ajoute : Chacun donne les mêmes raisons, ce qui finit
par faire un corps de doctrines qu’on peut bien appeler la théorie
de la disette ; et la force publique emploie le fer et le feu au triomphe
de cette théorie.
Si Bastiat vivait de nos jours, il pourrait allonger presque indéfiniment
ce chapitre, pour peu qu’il voulût bien faire un voyage dans tous
les pays supérieurement équipés. La lutte contre
l’abondance a déjà atteint des proportions que connaît
notre lecteur mais que Bastiat n’a jamais pu soupçonner. Mais
combien d’économistes, aujourd’hui, se réclamant des doctrines
de Bastiat, osent s’élever contre ces destructions de richesses
? Ne se rappellent-ils même plus ce qu’écrivait Bastiat
du tremblement de terre qui, en brisant toutes les vitres d’une ville,
comblait d’aise les vitriers ? Bastiat appelait cela la consommation
inutile. Or, de nos jours, celle-ci ne va pas tarder .à être
aussi coûteuse que la consommation utile, ce qui permet d’affirmer
que le triomphe de l’abondance n’est plus bien lointain.
Alors va apparaître une doctrine nouvelle qui, en 1848, sous la
forme du Manifeste du Parti Communiste, n’attira pas spécialement
l’attention ; mais elle devait avoir, par la suite, un retentissement
considérable. C’est le socialisme scientifique de Karl Marx.
(1) Grande Relève des Hommes par la Science, n° 10.