L’heure de vérité ; Mort et resurrection de la gauche
par
Publication : mars 1985
Mise en ligne : 3 mars 2009
Voici le dernier article que Jean Malrieu avait annoncé dans notre numéro 830 de janvier 1985. Nous n’en avons malheureusement pas reçu à temps la version corrigée et qui doit être publiée par le journal Le Monde.
Paradoxalement, c’est à l’heure la plus sombre
de la Gauche et de sa déconfiture qui paraît irrémédiable
que nous annonçons sa résurrection. Ce n’est évidemment
pas d’une victoire électorale qu’il s’agit, les vicissitudes
des urnes ne nous intéressent guère, mais d’une transformation
en profondeur des mentalités, d’une mutation de la conscience
humaine.
Les signes que l’heure de vérité approche se multiplient.
Le pressentiment, l’exigence d’un changement radical du « génotype
» de la société humaine commencent à s’emparer
des esprits. Et pas seulement à gauche. (1)
Qui aurait dit il y a seulement quatre ans, qu’un ancien ministre de
Pompidou rejoindrait nos analyses et porterait sur la situation mondiale
un diagnostic que nous pourrions contresigner ? Les deux articles que
René Lenoir vient de donner au « Monde » (28 et 29
Décembre 84) sous le titre : « Un bel avenir pour la Misère
» constituent une éclatante confirmation de nos thèses.
C’est la démonstration par un observateur objectif et bien informé
que les choses ne peuvent plus continuer comme elles vont et que la
société marchande conduit le monde à la catastrophe.
L’étude de René Lenoir à d’abord le mérite
de dissiper les falsifications répandues par les tenants de l’économie
libérale sur la situation des deux leaders du système
capitaliste, les Etats-Unis et le Japon. « Au lieu de béer
au reaganisme, écrit Lenoir,. mieux vaut analyser froidement
les conditions de la reprise américaine. On peut les schématiser
en quelques traits :
- un financement par un formidable déficit budgétaire
et extérieur sans écroulement du dollar en raison de sa
nature de monnaie de réserve internationale, des taux d’intérêts
pratiqués et des mesures fiscales prises pour attirer les capitaux
étrangers.
- une intervention massive de l’Etat en forme de commandes d’armement.
- une renouvellement du capital productif aboutissant à une reprise
sans résorption du chômage, à un laminage des classes
moyennes et à un volume impressionnant de pauvres : 35 millions
soit 15 % de la population. »
Le Japon propose-t-il un modèle plus heureux ? demande Lenoir.
Si l’on excepte les employés des « zaïbatsu »,
les grandes compagnies japonaises, qui bénéficient de
salaires comparables à ceux des pays occidentaux et d’une sécurité
relative de l’emploi, la situation est loin d’être aussi brillante
que veulent bien le dire les thuriféraires du « modèle
japonais » : « Dans les petites entreprises, dans ce monde
des sous- traitants qui font plus de la moitié de l’économie,
les salaires sont bas, les journées interminables, la protection
sociale dérisoire. Dans les villes et à leur périphérie,
l’inadaptation sociale, la violence et la misère existent ni
plus ni moins qu’en Europe. Le Japon enfin est sans doute le seul pays
où les enfants se suicident parce qu’ils ne peuvent pas suivre
le rythme scolaire. »
Le jugement global de Lenoir, sur l’avenir de l’économie mondiale
est plus que réservé : « Si l’on prend du recul
par rapport à l’ensemble des pays du Nord, quelques traits fondamentaux
ressortent
- 1 : la reprise ou le simple maintien de l’activité économique
à son niveau actuel sont conditionnés par le surarmement
des 2 plus grandes puissances, le lancement incessant de produits nouveaux
dont certains sont de luxe (voiture roulant à 200 kms/heure).
- 2 : la production a de moins en moins besoin des hommes. La substitution
d’activités a joué pendant 30 ans, quand les services
absorbaient la main d’oeuvre refluant de l’agriculture et de l’industrie.
Aujourd’hui, robotique, informatique et bureautique chassent les hommes
de partout. »
Nous ne disons pas que l’analyse de Lenoir est exhaustive. Elle demanderait
à être affinée et complétée.(2) Entre
autres facteurs qui ont rendu possible la période de prospérité
dite des « 30 glorieuses », il faudrait souligner le rôle
du pillage du tiers-monde et du gaspillage des ressources naturelles,
le rejet d’une grande partie des coûts réels de la production
sur l’environnement, ce que les économistes désignent
sous le nom barbare d’« externalisation ». Mais l’essentiel
y est « En clair, conclut Lenoir, la pauvreté ancienne
ou nouvelle se maintient ou progresse. » « Les jeunes ne
s’y trompent pas, écrit- il. Ils ne disent pas que l’économie
ou que la technique est folle,. mais, que les hommes, en tant que gestionnaires
de la Cité sont fous. « Là aussi, le jugement de
Lenoir pourrait être redressé » : Les hommes ne sont
pas fous. Ils sont aliénés. Aliénés par
un système dont ils sont physiquement et mentalement prisonniers.
Cependant la situation dans les pays du Nord est paradisiaque, comparée
à celle du Sud : 2 milliards d’êtres humains sans ressources
régulières chassés des campagnes par les latifundiaires
et les multinationales et qui vont s’entasser dans les bidonvilles dont
la population croît au rythme de 10 à 12 % par an. Plus
de 500 millions de gens au bord de la famine et de l’explosion.
Un appauvrissement inéluctable guette ces pays dans les conditions
du système d’échanges actuel démontre R. Lenoir.
L’économie extravertie du tiers-monde orientée vers les
marchés « solvables » des pays riches sacrifie chaque
jour’ un peu plus les besoins des populations autochtones. D’autant
que les crédits qui pourraient permettre de redresser la situation
en développant les ressources locales n’existent plus. Les pays
de l’OPEP aux prises avec leurs propres problèmes ne sont plus
en mesure de financer l’équipement des P.V.D. « Quant au
pays le plus riche du monde, écrit Lenoir, les Etats-Unis, au
lieu de prêter aux autres, il pompe les ressources disponibles
et les rémunèrent à des taux qui enrichissent les
riches et appauvrissent les pauvres. »
Le pronostic final de R. Lenoir est sombre : « Cette pauvreté
grandissante et cette concentration de la misère dans les villes
géantes ne sont favorables ni à la paix ni aux droits
de l’homme. L’ère des guerres locales bat son plein, celle des
grandes émeutes urbaines commence. » R. Lenoir lance un
appel pressant à la prise de conscience de l’impasse où
est engagée l’humanité et des périls qui la menacent
: « Le supplément d’âme au grand corps technique
de l’humanité que réclamait Bergson n’est pas venu, ou
du moins il ne s’est pas traduit par des institutions ou des mouvements
suffisamment forts pour s’imposer aux Etats. L’économie de la
fin du siècle est dominée par les investissements militaires
et personne ne peut dire où elle mènera. Ce que nous commençons
de constater et de voir réellement, grâce aux médias,
n’est pas le début d’un partage moins inégal mais d’une
paupérisation accrue. Telles sont les aberrations d’un monde
qui se dit moderne et se croit en progrès. »
Le constat ne va peut-être pas au fond des choses. Mais il est
sans complaisance et irréfutable. Pour un ancien ministre de
Pompidou, la performance est plus qu’honorable. Et nous la prenons en
compte sans hésiter.
Que dire alors de notre rencontre avec ce représentant du PSU
découvert dans le même n° du « Monde » (29112).
Le terme de « divine surprise » est juste assez fort pour
traduire notre jubilation. Bernard Ravenel parle au nom de la nouvelle
majorité qui s’est dégagée au sein du PSU à
l’issue de son dernier congrès et qui a écarté
de la direction les amis de Mme Huguette Bouchardeau définitivement
compromise avec Mitterrand. Son article qui a inspiré notre titre
« L’heure de la vérité pour l’Autogestion »
mérite plus qu’un coup de chapeau. Il a peutêtre une importance
historique. C’est la première fois qu’un dirigeant d’un parti
politique expose aussi nettement la nécessité d’une coupure
radicale avec la logique du système marchand et appelle à
une recomposition des forces de gauche sur des bases entièrement
nouvelles.
La concordance des vues de B. Ravenel avec celles que nous exprimions dans nos derniers articles est plus qu’une coïncidence. C’est le signe que les choses se clarifient, que nos idées avancent, que les hommes prennent conscience qu’il n’y a qu’une stratégie possible pour sortir de la crise : celle d’un rassemblement unitaire en vue d’un changement structurel du mode de production, d’une mutation du « code génétique » de la société humaine.
C’est à travers le thème de l’autogestion
cher au PSU que B. Ravenel développe sa réflexion. Il
montre fort bien comment ce thème a été dévoyé
par les représentants de la gauche gestionnaire et en particulier
Michel Rocard sur lequel il centre sa critique. Délaissant les
fioritures réthoriques dont les petits faiseurs du rocardisme
s’entendent à parer leur entreprise, Ravenel va droit à
l’essentiel : « Ce qui soustend le projet rocardien, écrit-il,
c’est la question suivante est-il possible d’offrir un débouché,
partiel mais sérieux, à la crise actuelle à travers
un accord négocié entre le gouvernement, un patronat moderniste
et une fraction majoritaire du mouvement syndical ? Cet accord devrait
permettre l’ouverture d’une phase économique nouvelle garantissant
un niveau de vie et d’emploi satisfaisant tout en respectant la structure
fondamentale, du système. « On a reconnu là la fameuse
Quadrature du cercle que la Gauche « respectueuse » s’efforce
de résoudre depuis des décennies concilier les aspirations
au socialisme de sa clientèle électorale avec les contraintes
et les finalités de l’économie de marché. Bel exercice
de contorsionnisme dans lequel Michel Rocard est passé maître.
Ravenel pointe le doigt sur l’inconséquence du discours rocardien
: « Le projet autogestionnaire de Rocard souffre d’une grave carence.
Parce qu’il ne met pas en cause la logique actuelle de la modernisation
créatrice d’un chômage technologique structurel et parce
qu’il ne se situe pas dans la perspective d’une réduction du
temps de travail, il est inacceptable. « Soyons encore plus précis
que Ravenel. Le projet rocardien a un vice rédhibitoire : il
s’inscrit résolument, irréversiblement dans la logique
du capitalisme. A ce titre il ne constitue pas une issue à la
crise mais une mystification et un piège. Bien loin de représenter
une alternative au réformisme classique, comme on voudrait nous
le faire croire, le rocardisme n’en est qu’une version sophistiquée,
la sauce autogestionnaire servant à faire passer une marchandise
plus que faisandée.
La conception de l’autogestion que défendent Ravenel et la nouvelle
direction du PSU a un tout autre contenu : « L’autre hypothèse
qui se réclame aussi de l’autogestion part de la conviction que
la crise française et mondiale est une crise générale
du système capitaliste et que l’on ne peut en sortir positivement
sans changer le modèle de développement lui- même.
» Ce qui est à l’ordre du jour, nous dit Ravenel, c’est
l’avènement et la prise en compte par les travailleurs et par
les gestionnaires de l’économie « d’une logique de production
autre que celle proposée par le marché et fondée
sur l’expression et la satisfaction des besoins sociaux, tant en termes
de services que de protection de l’environnement. »
C’est sous une forme condensée la thèse centrale que nous
défendons depuis toujours. Le socialisme est un objectif inaccessible
si l’on ne délivre pas la production des structures antagoniques
et conflictuelles de l’économie de marché qui la condamnent
inexorablement à la recherche du profit maximum et à court
terme et à l’exploitation intensive des hommes et de la nature.
La libération des forces productives, cela ne consiste pas à
les pousser toujours plus loin et toujours plus haut, comme c’est le
cas aujourd’hui ,à l’Est et à l’Ouest, mais à les
maîtriser en vue d’une gestion rationnelle et d’une répartition
équitable des ressources.
Les résultats spectaculaires de l’économie marchande au
cours des deux premiers siècles de l’industrialisation ne sauraient
dissimuler qu’au stade actuel du développement technologique
et de la croissance démographique, elle est devenue incompatible
avec la survie de l’humanité. D’une part, elle tend à
marginaliser les hommes en les écartant du procès de la
production et les aliène en les réduisant à l’état
de consommateurs passifs et manipulés. D’autre part elle dilapide
et détruit les forces et les moyens de production en les opposant
dans une compétition désastreuse, élargie à
la planète tout entière et exacerbée par le progrès
technique. Le système fonctionne comme une gigantesque machine
à pomper et à pressurer les hommes et la nature pour alimenter
une guerre des investissements aberrante et ruineuse - doublée
d’une course aux armements encore plus démentielle - qui absorbe
et stérilise les capitaux au fur et à mesure de leur accumulation.
Immense « trou noir » du système (nous parlons ailleurs
du syndrome des Danaïdes) qui engloutit une part grandissante du
produit social et qui explique qu’avec des capacités de production
infiniment supérieures è celles des époques passées,
les conditions de vie des hommes se détériorent inexorablement.
(3).
Ravenel ne se fait pas d’illusions. Il sait que dans l’état actuel
du mouvement ouvrier en pleine dégénérescence et
de l’arriération mentale des masses entretenue aussi bien par
la gauche politicienne que par les classes dirigeantes, l’instauration
d’un nouvel ordre économique et social n’est pas pour demain.
La carence et l’aveuglement du prolétariat ne peuvent cependant
décourager que les fétichistes du marxisme « Force
est de constater, écrit Ravenel, que si depuis 10 ans, la crise
n’a jamais été aussi profonde, jamais non plus ce type
de projet n’est apparu aussi peu crédible sur le plan des idées
comme sur celui des rapports de force, ni aussi délaissé
par les instances dirigeantes de la gauche qui, pourtant dans le passé,
se référaient à l’autogestion. Celle-ci n’est pas
devenue une politique, un projet explicite et cohérent ».
Constat désabusé qui ne saurait nous déprimer.
L’autogestion, de même que la monnaie de consommation chère
aux distributistes, n’ont de sens et ne sont envisageables que dans
une économie soustraite aux « lois » du marché ;
elles supposent que le problème-clé de la société
a été résolu.
Ce retard tragique de la conscience humaine sur la situation objective,
c’est l’obstacle qu’il faut surmonter, nous dit en substance Ravenel.
Il n’y a pas d’autre voie possible. « L’approfondissement de la
crise de l’emploi - 2800000 chômeurs officiellement prévus
pour 1985 (3500000 en réalité) - la détérioration
dramatique du niveau de vie, l’attaque directe ou indirecte contre les
acquis de 1981 amèneront de nombreuses catégories sociales
à se défendre le dos au mur ».
Ravenel pose correctement le problème de fond auquel est confrontée
aujourd’hui la gauche « Le problème à résoudre
est celui de la capacité des forces de gauche à articuler
l’organisation d’une défense unitaire des couches sociales touchées
ou menacées par la crise avec la construction d’une alternative
qui prenne réellement en compte la nature structurelle de la
crise et la profondeur des transformations nécessaires, tant
dans le domaine des structures économiques que dans l’exercice
du pouvoir aux différents niveaux de la vie sociale ».
« Cela suppose une modification radicale des instruments politiques
et de la pratique de la gauche dans son ensemble, déclare Ravenel.
Les structures organisationnelles du mouvement ouvrier français
apparaissent de plus en plus inadaptées aux besoins et aux aspirations
des différentes catégories sociales intéressées
au changement ».
« Tels étaient les enjeux réels du congrès
du PSU, nous dit Ravenel. La défaite de la direction sortante
qui avait peu à peu renoncé à remettre en cause
la logique du mode actuel de. développement et le fonctionnement
d’un certain modèle de parti dépassé montre que
commence à exister un courant politique significatif, décidé
à participer à la nécessaire refondation de la
gauche dans son ensemble... L’heure de vérité approche
pour la gauche, pour le PSU en particulier et pour le projet autogestionnaire.
La confrontation sans réticence avec la réalité
ne sera indolore pour personne ».
Nous applaudissons des deux mains. L’adresse de Ravenel destinée
à réveiller la gauche tape dans le mille. Le « réalisme
» aujourd’hui est du côté de ceux qui « rêvent
» d’un monde différent. La déraison est du côté
des conservateurs comme nous le dit Claude Julien dans le magnifique
éditorial du « Monde Diplomatique » de janvier 1985.
(4) Ce dont les hommes doivent se convaincre, c’est qu’il n’y a pas
de solutions de fond aux problèmes actuels à l’intérieur
du système existant. En s’obstinant à chercher une issue
à la crise dans le cadre des structures et de la logique de l’ordre
marchand, autrement dit en recherchant une solution adaptative au niveau
du « soma », sans remettre en cause le « génotype
» de la société, la gauche actuelle, au même
titre que la droite, tourne en rond et se condamne à l’échec.
Les conclusions de Ravenel rejoignent les nôtres. A ce détail
près cependant, très important à nos yeux, qu’il
ne semble pas appréhender avec toute la clarté nécessaire
les dimensions du problème à résoudre et les conséquences
qu’elles entraînent au plan de la stratégie. Aucune solution
à la crise n’est envisageable dans les limites étroites
de l’Hexagone. L’interconnection des économies à l’heure
actuelle rend illusoire toute tentative, toute solution de caractère
strictement national. La transformation radicale du mode de production,
le nouveau « modèle » de développement que
préconise très justement Ravenel n’ont de chance de réussir
que s’ils s’inscrivent dans un « espace social » suffisamment
vaste et diversifié pour permettre à la greffe de prendre.
C’est pourquoi la recomposition des forces de gauche doit nécessairement
avoir une dimension internationale européenne au minimum et si
possible, tiers-mondiste, étant entendu que le nouvel «
espace » et la nouvelle organisation ne pourraient réunir
que des partenaires et des pays partageant la même vision des
choses et souscrivant aux mêmes engagements et aux mêmes
obligations statutaires. D’où dans notre projet, l’idée,
qui est aussi celle de François Partant, d’une CHARTE institutionnelle
servant de base de ralliement et de « programme génétique
» pour la nouvelle entité.
Il va de soi que cette « refondation » de la gauche dans
son ensemble que Bernard Ravenel appelle de ses voeux implique l’éclatement
et la liquidation des partis politiques « de gauche » actuels.
Fort heureusement, comme nous l’avons vu dans notre dernier article,
leur décomposition est déjà très avancée
et les fossoyeurs du PCF et du PS s’emploient activement à nettoyer
le terrain. Grâce leur soit rendue !
En France, dans l’état actuel des choses, le « noyau initial
» de la nouvelle organisation pourrait regrouper le PSU, déjà
partant si l’on en croit Ravenel, les deux formations trotskystes (Lutte
Ouvrière et la Ligue Communiste Révolutionnaire) qui tranchent
sur la médiocrité congénitale de la gauche française
par la qualité de leurs militants et de leur réflexion,
la fraction avancée du mouvement écologiste et différents
courants de pensée de tonalité anti-libérale comme
« La Grande Relève », sans oublier les mouvements
pacifistes, régionalistes et féministes. A ce noyau initial
ne manqueraient pas de venir s’agréger des individualités
de valeur, en provenance de tous les points de l’horizon politique,
y compris de la droite. (5)
Bien que les préoccupations électorales ne soient pas
au centre de notre stratégie, nous n’hésitons pas à
pronostiquer pour la nouvelle formation un score de 7 à 8 % aux
prochaines élections. L’exemple des Verts d’Allemagne Occidentale
qui recueillent aujourd’hui plus de 10% des voix montre que c’est un
objectif parfaitement accessible. C’est une affaire d’organisation et
de propagande. L’appel que nous lançons vise à contribuer
à la cristallisation de cette Nouvelle Gauche.
La désaffection générale à l’égard
des partis traditionnels, de droite ou de gauche, autorise tous les
espoirs. L’apparition sur le terrain de cette nouvelle formation et
des perspectives qu’elle ouvrirait est la seule façon de redresser
la situation de la Gauche et d’arrêter le glissement d’une opinion
publique en plein désarroi vers l’extrême-droite et les
aventures du néo-fascisme.
Nos propositions n’ont pas la prétention d’être exhaustives
et définitives. Elles ont avant tout un caractère exploratoire
et sont faites pour être discutées et approfondies. Elles
n’ont d’autre objet que de dégager les grandes lignes d’une restructuration
indispensable de la Gauche complètement déboussolée
et à vau-l’eau. La seule chose dont nous soyons sûrs, c’est
que la direction que nous indiquons est la seule voie possible pour
sortir de la crise. Il serait infantile de croire que ce sera un chemin
de velours.
Les accusations d’utopisme nous laissent froids. Nous serions même
tentés de surenchérir sur l’utopisme en affirmant le rôle
primordial de l’imagination créatrice dans la conjoncture actuelle.
A l’heure des grands périls, il ne faut pas craindre de viser
loin. (6)
L’époque des politiques à la petite semaine et des revendications
catégorielles est révolue. L’heure du bricolage et de
la navigation à vue est dépassée. Seul un grand
projet est de nature à rassembler et ressusciter la Gauche. Il
faut hisser les grandes voiles et se lancer sur l’océan à
la découverte du Nouveau Monde. Le temps des Grandes Espérances
est arrivé !
(1) Cette mutation à l’oeuvre dans les chromosomes
de la société humaine a fait l’objet d’un article intitulé
« Pour un nouveau "Génotype" » inspiré
par les travaux du biologiste et anthropologue britannique Gregory Bateson.
Nous l’avons adressé à la revue « Esprit ».
Nous ne saurions trop recommander à nos lecteurs habituels de
bien vouloir s’y reporter.
(2) On rapprochera utilement le jugement de Lenoir sur l’économie
des USA de l’étude beaucoup plus approfondie et documentée
que vient de lui consacrer Marie-France TOINET dans « Le Monde
Diplomatique » (janvier 85). M. Toinet réduit à
néant les sornettes répandues par les propagandistes du
reaganisme et en particulier l’inénarrable Sorman (le célèbre
fabricant de sornettes) sur la « reprise » américaine.
Elle démontre, en s’appuyant sur des sources irréfutables,
qu’il n’y a pas eu d’amélioration de la situation globale par
rapport à l’ère Carter et que la politique de l’offre,
tant vantée par nos démagogues de droite, a fait fiasco.
M.F. Toinet met en relief le charlatanisme de la politique économique
du président Reagan qui, sous un discours ultra-libéral,
pratique un interventionnisme systématique. Le reaganisme, c’est
un keynésisme à l’envers, particulièrement vicieux,
qui consiste à dépouiller les pauvres pour enrichir les
riches et à rejeter sur les autres pays, l’addition de la relance
américaine. Relance au demeurant précaire et déjà
essoufflée, obtenue au prix de déficits vertigineux et
du pompage délibéré des ressources et des liquidités
de l’ensemble de la planète qui compromettent gravement l’avenir
du système monétaire mondial. Bien loin d’être un
« modèle » pour l’Europe, comme s’efforce de nous
en convaincre une armada de faux experts stipendiés, la politique
économique dont le président Reagan porte le chapeau est
l’exemple même de ce qu’il ne faut pas faire.
(3) Si l’on veut mesurer les effets négatifs du système,
il faut rapprocher les résultats obtenus des moyens, dont on
dispose. Si l’on examine par exemple l’évolution du niveau de
vie des pays du Tiers-Monde, on s’aperçoit que dans son ensemble
il a considérablement regressé par rapport à l’avant-guerre.
Dans les pays industrialisés dominants, les gains sont plus apparents
que réels, l’accroissement de la consommation allant de pair
avec la dégradation de la qualité de la vie. Malgré
tous les efforts des médias pour falsifier et occulter la réalité,
on constate que la crise actuelle est beaucoup plus profonde et plus
dévastatrice que celle d’avant la 2e guerre mondiale. Celle-ci
ne toucherait que les pays industrialisés, les pays du Tiers-Monde
vivant pour l’essentiel en économie d’autosubsistance étant
pour la plupart épargnés. Il faut lire l’hallucinant reportage
de Pierre Blanchet sur la situation au Brésil (Nouvel Obs du
10/1/85) pour se rendre compte que la crise actuelle est sans commune
mesure avec celle des années 30 : plus de 40 % de la population
au chômage (hors système dit la presse brésilienne),
une inflation de 200 % par an, 20 millions d’enfants abandonnés
et errants, le Nordeste au bord de la famine, une criminalité
inouïe, le déchaînement de la violence (on tue un
homme à Sao-Paulo comme on écrase ici une mouche, un retour
pur et simple à la barbarie. Il se trouve que cette plongée
dans l’enfer tropical faisait suite à la lecture du rapport de
« Newsweek » sur la pollution et la destruction des forêts
en Europe de l’Est (RDA, Pologne, Tchécoslovaquie). On se rend
compte que le monde est vraiment mal parti. Allons-nous prendre conscience
qu’il est grand temps de renverser la vapeur et de changer de système
si nous ne voulons pas que nos enfants nous maudissent ?
(4) Nous sommes tombés dessus au moment où nous achevions
notre article. Ce qu’écrit Julien à propos de la Nouvelle-
Calédonie a une portée universelle. On regrette de ne
pouvoir tout citer : « Eternels recommencements de tous les conservatismes,
inaptes à saisir les signes du temps, à devancer les inévitables
mutations... Si le choc du futur sème quelque désarroi
à gauche, il fige et crispe sur dés positions surannées
une droite dépourvue d’imagination et incapable d’innover...
Porteurs de drames futurs, tous ces faux calculs, toutes ces politiques
sans avenir, toutes ces improvisations sans perspectives et sans courage,
toutes ces scléroses trouvent leur commune origine dans une même
incapacité à maîtriser par la pensée les
multiples forces qui font craquer les vieux schémas. La droite
française ne sauvera pas la Nouvelle-Calédonie en bafouant
les droits des Canaques. Les droites européennes ne sauveront
pas le vieux continent en bondissant en arrière vers le néo-libéralisme.
La droite américaine ne sauvera ni les EtatsUnis ni l’Occident
en sacrifiant le développement au sur-armement. De gauche ou
de droite, l’homme ne se sauvera pas en se cramponnant à la défense
de ses intérêts immédiats. Serait-il incapable d’avoir
des ambitions plus vastes ? « Tragique bouffonnerie des démocraties
! Les peuples élisent des Giscard, des Mitterrand, des Reagan,
quand il y a des Claude Julien, des René Dumont ou des commandants
Cousteau à leur porte.
(5) Il y a des gens bien à droite. Rappelons à ce sujet
ce que disait Royer-Collard cité par Victor Hugo dans «
Choses vues » « Il y a plusieurs façons d’être
honnêtes en politique. Tout dépend des lumières
que l’on a ».
(6) Un auteur aussi sérieux que Castoriadis avec son «
Institution Imaginaire de la Société », nous montre
d’ailleurs la voie. Dans un autre registre, le talentueux roman historique
d’Hubert Monteilhet « Néropolis » qui fait revivre,
avec un humour grinçant et une verve sarcastique incomparables,
les premiers pas du Christianisme sous le règne de Néron,
nous donnerait le goût d’une « utopie » dans la manière
de Campanella ou de Thomas More avec un titre tout trouvé : «
Néopolis ».