ON se plaint avec raison des difficultés que
nous rencontrons à faire admettre le principe de l’Abondance,
celle-ci bouleversant notre économie actuelle construite sur
la rareté. Nous nous heurtons à l’incompréhension
et surtout à l’indifférence du public que toute nouveauté
désoblige. Chacun éprouve une répugnance en effet
à abandonner les idées acquises et les habitudes prises.
Qu’on se souvienne que le Parlement et l’Université de Paris
voulaient poursuivre comme sorciers les premiers imprimeurs qui vinrent
d’Allemagne s’installer à Paris !
C’est bien loin, penserez-vous peut-être. Mais, au siècle
dernier, les chemins de fer ont soulevé l’indignation générale
! A leur sujet, un aimable lecteur m’adresse une documentation dont
voici quelques extraits :
*
Les caricaturistes s’en donnèrent à
coeur joie. Ils montraient l’effet de ventilation produit par le passage
d’un train : Tous les bestiaux dans les champs seraient renversés.
Et comment le mécanicien pourrait-il rester sur sa locomotive
si elle filait à 35 kilomètres à l’heure ? Quant
aux voyageurs, ne seraient- ils pas complètement gelés
en hiver ? Enfin, dans le moment où la locomotive démarrera,
est-ce que tous les voyageurs assis en arrière ne seront pas
jetés sur leurs vis-à-vis ?
Ces observations judicieuses étaient présentées
au nom du plus élémentaire « bon sens ».
*
Il s’agit là du grand public, mais les élites
? Interrogeons-les
Voici Michelet, historien illustre, professeur au Collège de
France : il soutient que le passage trop rapide d’un climat à
un autre produirait un effet mortel sur les voies respiratoires.
Voici Arago, un des plus grands savants du XIXe siècle ; polytechnicien,
membre de l’Académie des Sciences, directeur de l’Observatoire,
membre du gouvernement provisoire de 1848. En 1838, chargé du
rapport à la Chambre sur une proposition de loi tendant à
la construction d’un réseau, il déclare « Non, vous
ne devez pas vous abandonner aux illusions, même en matière
de locomotive à vapeur ; n’allez surtout pas croire que deux
tringles de fer donneront une face nouvelle aux Landes et à la
Gascogne ». (Rires et applaudissements.)
Et, en sa qualité d’homme d’Etat, il démontrait. chiffres
en mains, que les chemins de fer ruineraient la Nation. « Que
deviendront les rouliers, les commissionnaires, les aubergistes, les
charrons, les marchands de chevaux ? »
Il met aussi en garde les voyageurs contre les maladies nerveuses provoquées
par les trépidations, contre les inflammations de la rétine
que déterminerait la rapide succession des images, et contre
la pleurésie au passage des tunnels, et les catastrophes dues
à l’explosion des locomotives...
Voici maintenant un grand économiste, Victor. Considérant,
le philosophe qui prit la suite de Fourier. Il a calculé soigneusement
que le travail des locomotives sera inférieur au travail humain
pour construire les lignes. Il est évident (sic) qu’elles ne
pourront jamais grimper les côtes, ni mettre en communication
des lieux qui sont à des altitudes différentes. Il pose
enfin une question judicieuse : Créer un long ruban horizontal
et niveler le sol, n’est-ce pas estropier la planète ?
*
En Angleterre, opinion unanime : construire des chemins
de fer, c’est détruire les oiseaux, affoler les bestiaux, tarir
le lait des vaches, provoquer des incendies. Quand on ouvre les premiers
chantiers, il faut les faire protéger par la troupe.
Cette tentative décide Thiers, le grand Thiers, le futur Président
de la République, à faire lui-même une enquête
outre-Manche, car on le sollicite d’autoriser ces mêmes travaux
en France. A son retour, il monte à la tribune de la Chambre
et déclare : « Non, la locomotive trop chargée tournerait
sur place : les chemins de fer ne sont qu’un instrument scientifique
pour les enfants, ils sont sans utilité ! C’est à peine
si l’on construirait 20 kilomètres par an ». Et il termine
par ces mots : « Si jamais je vous demandais de concéder
une voie ferrée, vous me jetteriez à bas de la tribune
! ».. (Les députés se lèvent pour lui faire
une longue ovation.)
*
Vous souriez ? Mais lorsque les premières autos
s’aventurèrent sur les routes, les paysans leur jetèrent
des pierres. Aujourd’hui, ils sont assis dedans et trouvent qu’elles
ne vont jamais assez vite.
Quand, il y a une quarantaine d’années, les rues de Paris n’étaient
encore sillonnées que de voitures à chevaux et de quelques
rares automobiles. qui eût cru qu’un jour viendrait où
il faudrait réglementer la circulation, installer des signaux
lumineux, discipliner les chauffeurs, les contraindre à respecter
une certaine allure, à stopper tous ensemble, etc... Jamais les
Français n’accepteront cette odieuse dictature, aurait-on répondu
ils sont trop indépendants : les Français sont des hommes
libres !
Comme on répète aujourd’hui que jamais ils n’accepteront
de planifier leur production, puis de la distribuer...
*
Maintenant qu’on « assainit » les marchés
sous prétexte qu’ils sont « engorgés » de
produits, que les cultivateurs barrent les routes pour se plaindre de
récoltes « excédentaires », M. Jean Fourastié
enseigne imperturbablement, au Conservatoire des Arts et Métiers,
que ce dont nous avons besoin est encore très rare ; et M. Alfred
Sauvy, au Collège de France, que les défenseurs de l’Abondance
sont des utopistes...
Soyons indulgents, chers utopistes mes frères, car les hommes
sont forcés de s’adapter tôt ou tard aux événements.
A nous d’éveiller leur intelligence !