[1] Ma Mère n’ayant aucun lien de parenté avec la Duchesse d’Uzès, ni mon Père avec les Rohan- Rohan, on me mit comme interne dans un pensionnat. J’avais douze ans et, pensionnaire à temps complet, j’étais plus heureux qu’au chômage partiel. J’étais un élève studieux de 11e classe, comme nous disions alors pour désigner le-Cours Moyen 2e année, classe qui mettait un terme définitif aux brillantes études des entants de la Patrie dont les parents républicains n’avaient pas les moyens de solder les études en plus des frais de la soupe que nous avions le droit de manger, s’il y en avait dans notre assiette.
Une économie en circuit fermé
Par la force des choses, nous vivions en parfait système égalitaire : même nourriture, mêmes vêtements, literies identiques, équipements scolaires parfaitement semblables, etc. Si un privilège naissait chez l’un de nous, il ne tardait pas à se perdre grâce au troc ancestral : « Donne-moi tes gants, je te file 10 bâtons de choc. » Pour les réticents, il y avait en outre le procédé impérialiste « Donne-moi ça, ou je te casse la gueule », qui avait pas mal d’adeptes.
Rentrée en classe peu ordinaire
Ce matin-là, les 32 garçons s’alignaient
docilement le long du mur, près de la porte close, attendant
que le « Maître » l’ouvre pour gagner calmement sa
place. Mais le Maître ouvrit un battant seulement. Puis il interposa
son bras. Etonnement interrogatif. D’ordinaire, nous entrions d’emblée,
autant que le débit des deux battants ouverts le permettait.
L’instituteur ne fit pénétrer qu’un seul élève,
et, désignant Berteaux, qui cumulait les fonctions de polytechnicien
en germination et celle de succédané de l’autorité
académique, il lui dit « Tu ne laisseras entrer que celui
dont je te crierai le nom. »...
Entrant en classe le dernier, je fus accueilli avec un formidable éclat
de rire. J’ai même eu l’impression que Berteaux riait... J’étais
paralysé, visiblement j’étais la cible ; le comique-record
c’était moi. Mais pourquoi ?
Et ce fut la révélation ! A gauche, en retrait de la porte,
sur le pupitre des deux cancres s’amoncelait un invraisemblable matelas
de papiers coloriés, soigneusement découpés et...
tous rédigés de ma main. La pyramide avait bien 50 centimètres
d’épaisseur.
Ecolier Lydien, je réinvente la monnaie
Notre société autarcique et troquiste
m’avait un beau jour paru terne et étriquée. J’avisais
de l’animer. Sur des dossiers de cahiers usagés, je dessinais
un billet de banque, puis un second, puis d’autres. Pour lancer l’opération,
je les distribuais à mes amis. Cela se répandit. Le succès
dépassa les espérances. Tout le monde en voulait. L’ère
du troc était close, celle de la canonnière aussi. On
commerçait. Combien ton sac de billes ? Réponse 50 F.
Marché conclu.
Comme Guizot m’avait dit qu’il fallait m’enrichir, je ne mettais un
billet en circulation qu’en contrepartie d’un bien correspondant : mouchoirs,
livres, journaux, savonnettes, canifs, pinceaux, etc. Les copains faisaient
de même. En sorte qu’en quelques semaines certains avaient des
kilos de papiermonnaie et les autres des greniers de choses hétéroclites.
Instituteurs et surveillants, intrigués par nos conciliabules
qui avaient pris le pas sur les bagarres et autres occupations habituelles,
connurent vite la financière réalité. Ils prirent
le parti d’en sourire, nous voyant, peut-être avec satisfaction,
devenir adultes, et, de plus, l’ordre public n’était pas troublé.
Il faillit l’être par ma protestation indignée !
Des faux-billets circulaient ! Un Bojarski [2] au petit pied avait eu
l’audace de s’établir à son compte. La canaille imitait
ma signature. La Cour de Cassation, en l’occurence le Directeur, trancha
en ma faveur en prétextant du droit du premier occupant, relevé
dans le Jus publicum romain, dit- il (ou à peu près).
Désormais, je devais seul battre monnaie. J’étendais aussitôt
mon champ d’action, fort de mon pouvoir régalien. Pour un billet
de 100 F je m’étais procuré un petit Larousse où
une Table donnait la mercuriale de toutes les monnaies mondiales. Je
me mis à pondre des Marks, des Dollars, des Livres, des Lires
ou des Pésétas. Toujours avisé, j’évitais
soigneusement le Sucre bolivien, monnaie fondante par excellence. Je
devins aussi cambiste. Chaque fois que s’échangeaient des Roupies
contre des Florins on était bien obligé de venir consulter
la cote sur mon Petit Larousse. Cette consultation m’autorisait à
prélever au passage un petit chouïa.
Ces rôles superposés et enrichissants me placèrent
rapidement à la tête de la fortune la plus considérable
de notre territoire. Ambition et convoitise s’emparèrent démoniaquement
de mes ex- camarades.
Les classes dépossédées sont mécontentes
Le « lumpen-proletariat », comme disait
Karl, me regardait de travers. J’appréciais vivement la règle
de « l’argent appelle l’argent ». Mais redoutant de me voir
lyncher par ces individus sans aveu, je jugeai expédient de m’entourer
de gardes du corps, mercenaires du capital, prêts à tout.
Je les payais sur ma cassette personnelle. Ils refusèrent d’ailleurs
une création faite spécialement pour eux les Deniers.
Quelques Maravédis firent leur affaire, ainsi je ne fus pas passé
à tabac, ni aux pertes et profit.
Mais, on ne s’amusait plus comme au début. J’avais tout, ou presque
tout, de la masse monétaire. En face, plus personne n’avait rien
à offrir. On pouvait envisager de les faire travailler, mais
l’absence d’usines se faisait cruellement sentir.
J’étais perplexe. Mes réîtres étaient dépourvus
de matière cervicale. En jouant aux cartes avec eux, la solution
m’apparut géniale. Lorsque l’un de nous avait, à Bataille
ou à Mistigri, raflé toutes les cartes, pour que la distribution
continue, il fallait procéder à une nouvelle donne, redistribuer
les cartes.
Réinjection de crédits dans le système
Aussitôt, je sortis mes billets de mon Fort
Quenocsse et les éparpillais à tort et à travers.
Les sourires réapparurent, les rancoeurs disparurent et le commerce
reprit. Par la suite, j’appris qu’un certain Delano Franklin m’avait
honteusement imité, baptisant ça « New Deal »,
je ne sais pourquoi. Il devait ainsi distribuer des Dollars à
11 millions de chômeurs amerloques avant de les viriliser en 11
millions de GI’s.
Bref, pour en revenir à ma salle de classe, je fus contraint
de vider mes poches. En un instant des millions de Francs français,
suisses, belges, luxembourgeois, de Couronnes anglaises, danoises, suédoises,
etc., furent jetés en vrac sur la table de Delannoy et Vicard
qui ne virent jamais autant de numéraires de toute leur existence
besogneuse.
Un sombre mercredi
Ainsi s’écroula une remarquable hégémonie
financière. Comme nous étions la veille d’un jeudi, ce
fut mon Black Wednesday personnel.
Je songeais à m’enfuir à Vaduz ou à jouer à
la roulette russe mais comme le glorieux Certificat d’études
primaires était imminent, je l’affrontais et enlevai avec facilité
mon premier et dernier titre universitaire.
Lorsque je quittais la Pension, le Directeur m’assura : « Je n’ai
pas d’inquiétude pour votre avenir. Vous serez financier ».
Le cher homme se trompait à peine. Je débutai en qualité
de savetier.