L’après Seattle


par  A. PRIME
Mise en ligne : 28 mars 2010

“C’est vrai, il y a un avant et un après Seattle”. Non, ce n’est pas José Bové qui parle ainsi. C’est Gérard Mestrallet, président du Directoire de Suez-Lyonnaise des Eaux. Le 21 janvier, cette multinationale organisait un colloque :“Exigences sociales de la mondialisation” où étaient conviés 150 dirigeants patronaux, politiques et syndicaux. Conclusion : « un univers qui se transforme, qui ne veut plus obéir seulement… à la logique des flux financiers ».

Autre son de cloche. J-C Bas, un des responsables de la Banque Mondiale, s’interroge : « Trois milliards de personnes vivent avec moins d’un dollar par jour. Tout le monde en paie le coût. Le non-développement est un problème moral, mais aussi économique. Or, les entreprises, qui réalisent aujourd’hui les trois quarts des investissements dans les pays en développement, ont une part de responsabilité ».

On pourrait multiplier les réflexions de ce genre, émanant de défenseurs du libéralisme. Seattle a été le temps fort, le coup de semonce pour les forcenés du libéralisme, qui auraient pourtant dû être amenés à réfléchir après la mise en échec de l’AMI. Mais, pour quelques-uns qui commencent à s’inquiéter du “tout libéralisme”, la plupart vivent dans l’euphorie des Bourses qui ne cessent de grimper. Pour eux, comme pour Minc « La démocratie n’est pas l’état naturel de la société, le marché, oui ».

On ne peut plus ouvrir un journal sans qu’on nous parle de la « nouvelle économie, sortie des semi-conducteurs, qui apporterait un nouveau cycle de croissance, comme la machine à vapeur au XIXe siècle. » Les mots qui ont fait florès depuis dix ans s’entrechoquent dans les discours et écrits de tout genre : révolution libérale, déréglementation, délocalisation (souvent objet de chantage), mondialisation, globalisation, néolibéralisme, néotravaillisme, pensée unique, troisième voie, social-libéralisme, global libéralisme, global leaders, méga-fusions, stock options, start-up [1]. La liste n’est pas exhaustive.

Mais on trouve aussi global-pauvreté. Deux instituts de recherche indépendants, basés à Washington, démontrent qu’aujourd’hui il y a un rapport de 1 à 10 entre les revenus moyens des 20 % de foyers américains les plus favorisés et ceux des 20 % qui sont au bas de l’échelle. Ils notent : « La croissance économique que nous connaissons résulte de la contribution de tous, du travailleur au chef d’entreprise. Le fait que beaucoup de familles ne profitent pas de la prospérité est le problème économique le plus sérieux de notre pays ». Et Garry Burtless, économiste à la Fondation Brooking, constatait en juillet 99, que depuis le début des années 80 (années Reagan), « les inégalités des revenus s’étaient creusées aux États-Unis, malgré l’enrichissement global. Et il soulignait : « A partir de 1993, elles ont atteint des niveaux jamais vus depuis la grande dépression » (années 30). Les bas salaires ont baissé de 20 % au cours des 15 dernières années.

Last but not least, citons les propos d’Alan Greenspan, président de la FED qui, le 13 janvier, tenait ce discours : « Notre pays doit se pencher sur les dislocations qui le traversent, particulièrement chez les salariés qui se sentent insécurisés dans leur travail et dans leur vie. Une société ne peut pas s’épanouir quand une partie non négligeable perçoit son fonctionnement comme injuste ».

C’est une situation que l’on découvre dans tous les pays industrialisés. En résumé, les pressions qui se sont exercées contre l’AMI, puis contre l’OMC à Seattle, ont été payantes. Nous disions [2] que nous faisions confiance à ceux qui avaient su organiser Seattle et se battre pour poursuivre la lutte. Nous avons pu constater que la pression se poursuivait à Davos [3].

Il ne faut pas pour autant rêver. Les chantres de la “nouvelle économie” sont confiants dans sa pérennité. Elle s’appuie sur les nouvelles technologies de la communication. Alors que les gains de productivité sont très faibles dans les technologies classiques, qui ont opéré leur mue au cours des 20 dernières années, ils sont de 4 % dans les nouvelles technologies. Elles ont représenté jusqu’à 40 % de la croissance du revenu intérieur aux États-Unis, pour se stabiliser aux environs de 25 %, créant des emplois notamment dans la branche logiciels.

Une étude de la Banque Centrale des États-Unis (la FED) a établi un lien entre la hausse des actifs et la consommation, qui explique en grande partie la “bonne santé,” tant vantée, de l’économie américaine. En juillet 1999 l’investissement des ménages atteignait 12.400 milliards de dollars (le PNB des États-Unis est de 7.921 milliards de dollars) alors qu’il y a cinq ans, il n’était que de 4.500 milliards de dollars ! La FED estime qu’une variation de 10 % du cours de ces actifs correspond à 50 milliards de dollars de consommation.

La moitié des Américains possèdent des valeurs boursières. Une analyse dont nous avons pu prendre connaissance récemment confirme ce que nous avancions le mois dernier : On estime à 4 ou 5 % le prélèvement sur les résultats boursiers (dividendes ou plus-values) consacré aux États-Unis à l’achat de biens, en plus des salaires (l’épargne y est quasi-inexistante). Ainsi, le capitalisme y compense les pertes de pouvoir d’achat dues à l’exclusion et à la stagnation des salaires par l’apport des fruits du capital. D’où l’optimisme des néolibéraux dans la nouvelle économie. On peut résumer le doute (ou la prudence) qui guide la réflexion des plus clairvoyants par la formule de Lionel Jospin : « Oui à l’économie de marché, non à la société de marché ». Pour tous ces gens, gauche ou droite, le socialisme véritable est archaïque. Prononcer le nom de Marx est indécent. Vive la modernité, ce mot attrape-tout !

Il faut être bien conscient que le capitalisme n’a jamais rien octroyé : tout a été arraché par la lutte, parfois jusqu’à la mort, au cours des deux siècles passés. La même situation se retrouve au niveau mondial à l’aube du 21ème siècle. Et, comme par le passé, tout devra être arraché. C’est plus difficile à ce niveau : mobiliser les pays pauvres exploités, les masses exploitées des pays riches, ce n’est pas aussi simple que de mobiliser les travailleurs d’une usine, voire d’une nation. Et pourtant, il faut bien le faire, poursuivre Seattle. Car, en face, les capitalistes, s’ils se battent pour conquérir des marchés, sont unis sur l’essentiel : le maintien de l’ordre établi et des profits, et la certitude qu’il n’y a pas d’alternative au marché.


[1jeunes entreprises brillant dans les nouvelles technologies.

[2GR-ED de janvier, “la reconquête”

[3NDLR où des groupes locaux d’ATTAC se sont engagés, malgré la réticence d’ATTAC national en France.


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