La Grèce dans le noir


par  G. EVRARD
Publication : août 2013
Mise en ligne : 11 novembre 2013

Au cours d’un voyage dans l’île de Crète, en juin dernier, Guy Evrard visitait Héraklion lorsqu’il se trouva face à une manifestation au cœur de la ville. Elle protestait contre la décision du premier ministre grec de fermer l’audiovisuel public ! Bien que le Conseil d’Etat grec ait depuis suspendu provisoirement cette décision, une évidence s’impose : l’acharnement de la troïka [*] à mettre à genoux le peuple grec. Une sorte de banc d’essais dans un petit pays de l’Union, face à un peuple souvent déterminé contre l’oppression au cours de son histoire. En Crète, cette tradition de résistance s’inscrit dans les montagnes et fut souvent évoquée au cours du voyage.

Nous visitions la Crète pour la seconde fois. La première, c’était il y a quinze ans, en famille, avec une voiture et le guide Michelin. Cette fois, avec un petit groupe et une guide sachant faire partager en professionnelle cultivée la connaissance du territoire, de son histoire ancienne et moderne, de ses hommes et de leurs luttes contre les différents oppresseurs au cours des siècles. Comme précédemment, nous combinions longues balades à pied dans le paysage, visites des richesses archéologiques et ethnographiques, incursions chez des artisans ou commerçants des villages, généralement accueillants aux visiteurs et leur faisant volontiers savourer la cuisine crétoise et les boissons locales.

 

En quinze ans, la Crète m’a paru s’être modernisée significativement : le réseau routier s’est amélioré, en particulier sur les petites routes de montagne. On ne rencontre plus guère d’ânes dans les pratiques agricoles. L’île s’ouvre au tourisme, pour le meilleur et pour le pire, au-delà des plages de la côte nord. Les sites archéologiques sont bien aménagés. Les tavernes de campagne laissent voir un équipement moderne. Héraklion, la principale ville (135.000 habitants sur les 600.000 que compte l’île) s’active à la manière de n’importe quelle ville de l’Europe occidentale de taille équivalente.

Vignes et oliviers autour d’Archanes

Ainsi que Bernard Blavette nous le rapportait au retour d’un récent voyage en Grèce continentale [1], la crise n’est donc pas perceptible au premier abord. De plus, contrairement à Athènes qu’il citait, la circulation automobile parait ici normale. Si l’on veut bien admettre que les embouteillages traduisent aussi l’incapacité d’un territoire à gérer les déplacements des habitants, leur absence ne doit pas être perçue forcément négativement ! On remarque néanmoins le prix de l’essence effectivement dissuasif et le flot des deux roues motorisés. Un indice éclaire cependant l’écart entre la Grèce continentale et la Crète : en 2010, le taux de chômage était deux fois moins élevé en Crète que dans l’ensemble du pays (où il atteint 25% en 2012). La raison avancée est que l’économie de l’île repose sur trois piliers qui assurent un certain équilibre : le tourisme, la culture de l’olivier et celle des fruits et légumes, en mentionnant également la vigne et l’élevage de moutons et de chèvres, la production de fromages. Certes, une baisse significative du tourisme est reconnue et il m’a semblé en effet que les visiteurs étaient attendus avec une certaine nervosité aux terrasses encore peu fréquentées des restaurants, par exemple dans les petits ports de carte postale de Réthymnon ou d’Elounda, à l’approche de l’été. Mais tout ce que l’île compte de plaines ou de plateaux cultivables est soigneusement exploité (30% de l’île). Les Crétois savent donc aussi taire leurs soucis, au moins aux visiteurs.

Céréales, cultures potagères et vergers sur le plateau du Lassithi, où les moulins disparaissent

La Crète se serait peuplée tôt au néolithique, vers la fin du 7ème millénaire avant notre ère. Comme à notre première visite, j’ai été frappé par l’intensité des évènements qui se sont succédé sur un aussi petit territoire, d’abord dans l’antiquité, puis à l’époque moderne. Bernard Blavette les avaient également évoqués dans un précédent article à l’issue d’un séjour en Crète [2]. J’ai aussi retenu l’attachement des populations à leur liberté, notamment celles qui vivent sur les hauts-plateaux, promptes à gagner les montagnes (une grande partie du territoire). Une société certes encore patriarcale dans ces régions, et sur laquelle repose sans doute la tradition farouche de résistance des Crétois à l’oppression, mais qui n’en est pas moins accueillante. Nous essaierons d’y revenir dans un article ultérieur. L’Europe institutionnelle voudrait-elle justement faire de la Grèce le terrain d’essais privilégié de politiques visant à faire plier les peuples sous le joug du néolibéralisme ?

 Fermeture de l’audiovisuel public

Ce qui retient aujourd’hui notre attention est ce nouveau coup de canon sur l’Europe du sud. Nous visitions Héraklion et venions d’évoquer le grand écrivain crétois Nikos Kazantzakis (Zorba le grec, Lettre au Greco, La liberté ou la mort...) sur les remparts vénitiens, offrant des vues magnifiques sur la ville, la montagne lointaine et la mer. Revenus au cœur de la ville, nous nous sommes trouvés face à une manifestation dont émanait une évidente gravité. Notre guide traduisit la banderole, les propos des mégaphones et nous informa. J’eus l’impression furtive de lire sur son visage une sorte de lassitude signifiant peut-être : « Mais où cette politique qui nous détruit va-t-elle nous conduire ? » et en même temps une probable réserve devant nous, visiteurs, qui tentions de comprendre rapidement la situation. La veille, le 11 juin, le Premier ministre grec, Antonis Samaras, avait annoncé la fermeture de l’audiovisuel public ERT !

 

À notre retour en France le 17 juin, en même temps que le Conseil d’État grec déclarait la décision précédente illégale, il était évident que l’affaire n’était pas close pour autant. Francis Wurtz, député honoraire du parlement européen, décrit l’étendue du coup de force provisoirement avorté [3] : le démantèlement de 5 chaînes de télévision, 7 radios nationales, 19 radios régionales couvrant toutes les îles du pays, une radio internationale, plusieurs orchestres et des archives audiovisuelles, soit le licenciement sans préavis de 2.700 salariés dont 680 journalistes, « qui ont fait vivre une institution publique que même la dictature des colonels n’avait pas osé éliminer. Il faut espérer qu’il [Antonis Samaras] ait un jour à répondre de cet attentat contre la démocratie devant la justice de son pays ».

 

Des évidences émergent de l’évènement.

La première est le caractère antidémocratique, brutal, inouï de la décision, prise sous la pression extérieure de la troïka, même si cette dernière ne l’a peut-être pas commanditée explicitement, pour tenter de priver le peuple d’un service public de l’information et de la culture auquel il a droit, libre des puissances financières et du pouvoir politique.

La seconde est que, justement, si ces briques essentielles à la démocratie devenaient des marchandises en passant dans le secteur privé, s’il advenait que la mutation capitaliste qui s’approfondit dans toute l’Europe se réalise de cette manière, sur ce secteur d’activité, ici en Grèce, ce serait une nouvelle avancée de l’hégémonie néolibérale, bien que des résistances persistent ici et là. Elle conduirait le néolibéralisme à s’enhardir plus encore pour écraser sans ménagement toute velléité de résistance dans les pays plus grands que la Grèce, la France par exemple. Qu’on ne s’y trompe pas, l’enjeu de ce combat est déterminant et il est indispensable d’épauler le peuple grec dans le profond défilé où la troïka l’entraine.

Ce coup pouvait être décisif, il ne l’a pas encore été, mais les tentatives continueront.

 L’offensive du capitalisme en Europe

Le capitalisme est à l’offensive partout en Europe. Par le biais de la crise financière qu’il a lui-même provoquée, il a obligé les États à s’endetter à son profit et à faire peser le poids de la dette sur les peuples. Prétextant le coût trop élevé des services publics et des systèmes de protection sociale, le pouvoir économique et financier phagocyte le pouvoir politique et oblige celui-ci à contraindre toujours plus les peuples. L’organisation de la communauté européenne, avec l’alibi de maintenir la paix sur le continent, est devenue en réalité ce bras armé qui pourrait bien nous conduire à la guerre. L’émission monétaire est interdite aux États, qui doivent recourir aux marchés financiers. L’obligation d’ouvrir à la concurrence tous les secteurs d’activité, y compris de service public, interdit toute politique publique organisée en fonction des besoins. Le pacte de stabilité et de croissance, qui oblige à la réduction des déficits publics, concède le pouvoir à la Commission européenne de contrôler les politiques économiques des États. Voilà quelques-uns des lacets que la négociation en cours sur l’ouverture totale du marché transatlantique va serrer un peu plus, en réduisant encore davantage la capacité d’intervention des États, qui finira par se limiter aux pouvoirs régaliens, c’est-à-dire ceux qui n’auront plus pour objectif que de contraindre les peuples.

Dans les gorges d’Imbros

La bataille actuelle pour tenter de préserver la culture hors du domaine marchand est ainsi à la fois essentielle et dérisoire. Essentielle, car la culture reste une de ces briques de la liberté et de la démocratie ; dérisoire, car elle risque de s’apparenter à un os à ronger. C’en deviendrait épique, alors que José Manuel Barroso nous dit seulement que défendre l’exception culturelle est « réactionnaire » !

La Grèce est donc ce laboratoire où le capitalisme pousse ses feux. Elle avait le tort d’être un pays où le secteur public assurait 40% de l’activité économique [4] (un indicateur difficile à confirmer), mais où une activité parallèle échappait à l’impôt. L’équilibre précaire qui en résultait était sans doute incompatible avec l’ouverture au marché européen. En faisant semblant de soigner le malade, la Commission européenne, puis la troïka, ont trouvé là, s’agissant d’un petit pays, un terrain d’essais approprié pour expérimenter en vraie grandeur et à peu de frais leurs « théories économiques », et peut-être surtout les moyens de contraindre les populations, ce dont le système capitaliste risque d’avoir besoin afin de poursuivre son offensive à l’échelle du continent, dans des pays où les peuples ont aussi une longue histoire et une tradition de luttes.

 Résistance avec le peuple grec

La Syriza [**] dénonce immédiatement les méthodes de gouvernement qui s’apparentent à celles de la junte [5] : « Les chaines privées ont déformé la réalité, fait peur aux gens afin qu’ils ne réagissent pas et ne résistent pas aux politiques d’austérité que le gouvernement veut appliquer ». Jean-Paul Pierrot, éditorialiste de l’Humanité, précise [6] : « Certes, il n’y avait pas hier de chars au pied de l’Acropole, et pourtant c’est bien un coup d’État « austéritaire » qui a été perpétré mardi quand les écrans de la télévision nationale (ERT) se sont obscurcis et que la radio s’est tue. (...) La grande braderie réclamée par le FMI et la Commission européenne, mise en œuvre sans sourciller par le Pasok (parti socialiste) et Nea Demokratia (nouvelle droite) pour “assainir” les finances publiques de la Grèce, avait déjà livré au privé des pans entiers des services publics et du patrimoine national. (...) Face aux résistances sociales, à la montée en puissance d’une gauche qui ne renonce pas, le gouvernement veut museler les journalistes et satisfaire aux exigences de la troïka ».

L’optimisme n’est pas de mise : « C’est le début de la fin ! Ils ferment des écoles, poussent les gens à quitter la Grèce (...). Mais si nous n’avons pas d’emploi, nous n’avons pas de dignité » [7]. Pourtant, les journalistes du groupe ERT ont improvisé des salles de presse pour accueillir les journalistes étrangers, les techniciens ont monté une radio pirate pour continuer d’émettre [8]. Et l’on trouve des témoignages significatifs [9], [10], par exemple celui d’une dame née en 1934 et dans lequel défile toute l’histoire récente de la Grèce : « J’ai connu la résistance aux Allemands, la guerre civile, la junte, Polytechnique [***]. Et maintenant je me battrai pour que ERT continue. Il faut que le gouvernement Samaras tombe, c’est un traître. Je ne vais quand même pas vivre cette junte maintenant ! ». Mais la crainte de la montée du parti néonazi Aube dorée, comme dans d’autres pays européens, est également dans les têtes. « Il est temps que nous nous réveillions » dit un jeune homme devant ERT. Quand une Athénienne ajoute en écho : « Il n’y a pas assez de monde dans la rue. Le peuple est sous l’effet de chocs successifs. Il ne peut pas encore réagir. Mais nous le ferons. Il faut se défendre ensemble ».

Le site de Gortyne et son fameux code de lois [2]

Il reste que la désunion subsiste entre partis de gauche et syndicats. Il est notoire aussi que les Grecs se méfient peut-être autant d’ERT que des autres médias et que le service public est en crise [11]. L’expression passagère de lassitude de notre guide pouvait bien englober tout cela.

 

À l’occasion de la soirée de solidarité aux citoyens grecs organisée le 17 juin au Châtelet, à Paris, à l’initiative de Mediapart, il était intéressant d’apprendre que la décision du Premier ministre grec était en fait contraire aux traités européens, notamment dans le protocole annexé au traité d’Amsterdam de 1997 : « Le système audiovisuel public dans les États membres est directement lié aux besoins de préserver le pluralisme des médias » [12]. Mais c’est peut-être dans les témoignages d’artistes que réside la plus forte espérance.

Elounda, port touristique

Lilly Meleme, jeune actrice et metteure en scène de théâtre, explique comment la crise la pousse à changer sa pratique théâtrale et à faire passer un message sur l’actualité : « La résistance trouvera toujours les moyens de s’exprimer. Il n’est pas possible de nous faire taire ! Ils peuvent toujours arrêter l’émetteur et diffuser un écran noir, ils ne pourront jamais diffuser un écran noir dans nos âmes. (...) Je cherche toujours comment nous allons transmettre à nos enfants cet esprit de la dialectique et de la résistance, de telle sorte qu’ils réfléchissent pour ne pas accepter béatement ce qui leur est servi » [13]. Et, surenchérit Zahia Ziouani, jeune chef d’orchestre : « Ce n’est pas à ces gens-là [ceux qui décident des financements] de décréter si j’ai le droit ou non de faire de la musique. Il n’y a aucune raison qu’à cause d’un manque d’argent, les publics de la banlieue ne puissent pas écouter un orchestre symphonique » [14].

Devant de telles hauteurs de vue, de gens qui n’acceptent pas de ramener les activités humaines à la seule économie capitaliste, on ne peut s’empêcher de penser à ces députés allemands et aux émissaires de la Commission européenne et du FMI qui recommandaient à la Grèce de vendre quelques-unes de ses îles pour financer sa dette [15], [16], [17], alors que l’Allemagne, elle, ne s’est jamais acquittée de sa dette à la Grèce (estimée jusqu’à 162 milliards d’euros), après la seconde guerre mondiale, comme le rappelait Daniel Cohn-Bendit devant le parlement européen le 15 février 2012 [18].


[*La troïka désigne les experts représentant la Commission européenne, la BCE et le FMI, chargés de suivre la situation économique grecque dans le cadre de l’accord de refinancement de la dette publique.

[1Retour de Grèce, Bernard Blavette, GR 1143.

[2L’aube de la démocratie, Bernard Blavette, GR 1125.

[3La troïka et le kapo, Francis Wurtz, l’Humanité Dimanche du 20 au 26 juin 2013, p. 65.

[4Economie de la Grèce, Wikipédia, 2012.

[**La Syriza, coalition de la gauche radicale, ayant pour leader Alexis Tsipiras, est un peu le Front de gauche en Grèce. Lors des élections législatives de juin 2012, avec près de 27% des suffrages exprimés, première force de gauche, elle arrive juste derrière le parti de droite Nea Demokratia, qui réussit à former un gouvernement avec le Pazok (Parti socialiste) et la Dimar (Gauche démocrate). Dans la situation politique actuelle, il n’est pas impossible que la Syriza passe en tête en cas d’élections législatives anticipées.

[5Grèce, défendre l’audiovisuel public, c’est défendre la démocratie, L’Humanité.fr, le 12 juin 2013.

[6La démocratie n’émet plus, J-P Piérot, L’Humanité.fr.

[7Un incroyable coup d’Etat contre la radio-télévision, Fabien Perrier, L’Humanité.fr, le 13 juin 2013.

[8Grèce : les salariés de l’audiovisuel public se battent contre l’écran noir, L’Humanité.fr, le 14 juin 2013.

[9En Grèce, on muselle l’information pour mieux livrer le pays au privé, Fabien Perrier, l’Humanité Dimanche, n°367, du 20 au 26 juin 2013, p. 27.

[10Les mobilisations désunies des Grecs, Fabien Perrier, l’Humanité Dimanche, n°367, du 20 au 26 juin 2013, p. 64.

[***La révolte des étudiants de l’Ecole polytechnique d’Athènes, de février à novembre 1973, a été le début d’évènements qui entrainèrent la chute de la dictature des colonels l’été suivant, en place depuis avril 1967.

[11J’ai mal à la Grèce, Angélique Kourounis (journaliste et réalisatrice franco-grecque), Le Monde.fr, le 19 juin 2013.

[12« La fermeture du service de radio et télévision grec est un attentat contre la démocratie en Europe », Patrick Le Hyaric, L’Humanité.fr, le 17 juin 2013.

[13« Nous sommes obligés de trouver de nouvelles formes théâtrales », Fabien Perrier, entretien avec Lilly Meleme, l’Humanité des débats, 21, 22 et 23 juin.

[14« L’orchestre national de Grèce passe à la trappe, comme la télé et les radios », la parole à Zahia Ziouani, l’Humanité Dimanche du 20 au 26 juin 2013, p. 64.

[15La Grèce a besoin d’argent ? Qu’elle vende ses îles ! Source AFP, Libération.fr, le 4 mars 2010 http://www.liberation.fr/economie/0101622638-la-grece-a-besoin-d-argent-qu-elle-vende-ses-iles

[16Iles grecques à vendre, Alexia Kefalas, Le Point.fr, le 14 octobre 2010 http://www.lepoint.fr/monde/iles-grecques-a-vendre-14-10-2012-1516752_24.php

[17A vendre : île grecque, 500 millions d’euros, Robert Kassous, Obsession, Le Nouvel Observateur.com, le 9/7/2012 http://obsession.nouvelobs.com/voyage/20120511.OBS5402/a-vendre-ile-grecque-500-millions-d-euros.html

[18L’Allemagne a-t-elle une dette de guerre envers la Grèce ? Soren Seelow, Le Monde.fr, 17/2/12.


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