La grande débâcle

Éditorial
par  M.-L. DUBOIN
Publication : mai 1987
Mise en ligne : 21 juillet 2009

COMMENT les Français pourraient-il avoir de l’enthousiasme pour un parti politique dans le marasme actuel ? Rien n’en émerge. Pas une idée, pas un élan, pas un projet. La vie politique se réduit de part et d’autre à une lutte entre gens qui n’ont pas d’autre idéal que leur ambition personnelle et dont les discours, tous aussi creux, semblent sortir du même moule.

Le parti communiste s’accroche à vouloir le plein emploi, et à plein temps, pour tous les travailleurs... sans voir que ceci n’est plus possible. Ses revendications datent du siècle dernier. Il se bouche les yeux pour ne pas voir l’évolution technologique. Alors qu’il pourrait reconquérir son électorat perdu, et faire beaucoup plus, s’il mettait en tête de ses revendications celle d’un pouvoir d’achat pour tous. Les gigantesques moyens de production que nous connaissons aujourd’hui sont le résultat des efforts accumulés par toutes les générations qui nous ont précédés. Pourquoi le parti communiste ne revendique-t-il pas cet héritage pour les travailleurs en expliquant qu’une monnaie gagée sur la production permettrait de distribuer à tous des revenus suffisants ?

Le récent congrès du parti socialiste à Lille a montré que le souci principal de ce parti était d’afficher l’union de ses militants, jugée essentielle pour revenir au pouvoir... Mais cette union à des fins purement électoralistes se fait au détriment de toute réflexion en vue d’un véritable projet. Pire même, certaines déclarations de ses responsables font se demander en quoi le parti peut être considéré comme "à gauche’’ : il semble avoir renoncé à la "rupture’’ avec le capitalisme, pourtant annoncée avant 1981. Et, s’il en arrive à reconnaître que le chômage est un fait - inéluctable - de société, ce n’est pas pour reprendre son timide projet d’un revenu minimum garanti à tous, puisque la ’’seule solution neuve’’, (comme l’appelle J.L. Andréani dans le Monde du 3 avril), la société du ’’Partage’’ prônée par Claude Allègre, pourtant responsable du groupe des experts du PS, a été "promptement combattue aussitôt qu’apparue’’. Le P.S. n’ose pas, toujours pour des raisons électoralistes, défendre l’idée d’un "partage du pouvoir d’achat"  !

Il a pourtant les atouts pour faire beaucoup mieux, à condition de savoir tirer la leçon de son passage au gouvernement. Avant 1981, il avait un projet courageux, il proposait quelque chose et c’est ce qui entraîna vers lui l’espoir d’une majorité d’électeurs. Moins de deux ans après, volte-face complète. Il n’était plus question que de rigueur, que de l’austérité (pour les travailleurs) prônée par les tenants du "libéralisme", et dès lors les socialistes au pouvoir n’ont plus eu d’autre ambition que de prouver qu’ils étaient capables de gérer le capitalisme, voire même de le gérer mieux que les "libéraux" eux-mêmes, puisqu’ayant à faire face à moins de mouvements sociaux ?

Après pareille débâcle, les socialistes ont eu un an d’opposition pour en tirer la leçon. Pour comprendre qu’ils n’avaient pas su faire l’analyse du pouvoir, pas compris que le pouvoir politique n’est RIEN en face du pouvoir économique. Ils ont dit "nos efforts de relance ont échoué parce que les entreprises françaises n’étaient pas assez compétitives’’. Et, admettant la ’’loi’’ de la compétition, ils ont, comme les autres, favorisé les plus dynamiques, vanté l’esprit d’entreprise, quels qu’en soient les moyens et les fins. Ils se sont alignés, sans voir plus loin, et tout est rentré dans l’ordre : jamais la Bourse française n’avait été si florissante, grâce, en particulier aux déréglementations admises par le gouvernement socialiste pour s’aligner sur les gouvernements "libéraux". Et c’est ainsi que les entreprises ont pu tout à loisir utiliser les énormes moyens financiers dont elles ont disposé, non pour investir en vue de nouvelles productions utiles, mais bien pour spéculer, et même avec l’assurance de le faire sans risques et en toute légalité. C’est que, ce faisant, les socialistes ont omis de réfléchir à deux choses : d’abord qu’ils acceptaient de laisser les financiers jouer le rôle principal en politique économique, au détriment des besoins sociaux ; ensuite que la maîtrise de la monnaie - clé de l’économie - échappe à tout gouvernement, même le plus démocratiquement élu, puisque ce n’est pas lui qui a le pouvoir de la créer.

Sans cette réflexion essentielle sur le pouvoir de création monétaire, sur le rôle de l’argent, il ne faut attendre aucun réel progrès social (la Bourse est florissante et la sécurité sociale en pleine déconfiture...). Le rôle d’un parti qui se proclame socialiste est donc d’abord de dénoncer, au lieu de la suivre, la politique des monétaires qui font de l’argent une fin en soi, oubliant que la monnaie ne devrait jamais avoir d’autre rôle que celui d’un étalon des biens et des services. Ne pas oublier par conséquent que les vraies richesses sont ces biens et ces services, et non les signes monétaires, actuellement créés par toutes sortes d’instituts d’émissions et autres banques commerciales privées, en toute anarchie et en marge de toute politique sociale.

C’est le rôle d’un parti qui se dit socialiste de faire admettre que si les banques ont pris le droit de créer de la monnaie à seule fin d’en tirer des intérêts, il faut bien que les gouvernements aient au moins ce même droit, mais afin de distribuer du pouvoir d’achat aux consommateurs qui en ont besoin. Ce retour au pouvoir politique du droit régalien "de battre monnaie" est le seul moyen de permettre aux travailleurs éliminés du marché du travail d’avoir accès aux richesses fabriquées par les robots qui les remplacent.

C’est le rôle d’un parti qui se dit socialiste de dénoncer une pratique que rien ne justifie : celle de considérer la monnaie américaine comme un étalon de valeur pour les échanges internationaux. De dénoncer du même coup l’émission anarchique de dollars qui se traduit par une dette américaine de 2 000 milliards de dollars (si bien que chaque américain est ainsi soixante dix fois plus endetté qu’un habitant du Tiers-Monde (1), faisant ainsi payer au monde ’’libre" la politique agressive d’armements (I.D.S.) de Reagan. De proposer, par un accord avec leurs homologues "socialistes" européens une véritable monnaie-étalon européenne et d’en profiter pour faire reconnaître aux gouvernements et à eux seuls le droit régalien de créer leurs monnaies internes à des fins d’utilité publique...

Tel est aujourd’hui le devoir de tout parti politique qui se prétend "de gauche’’. Mais lequel aura le courage de commencer ?

Quant à la droite, inutile d’essayer de lui attribuer une quelconque vertu innovatrice. On la voit se raccrocher au néo-libéralisme reaganien, au moment où celui-ci passe de mode aux Etats-Unis, après avoir fait la preuve de son échec total : c’est le "meilleur économiste de France" (mais qui donc lui a attribué ce qualificatif ?) qui après nous avoir laissés avec une inflation à plus de 14 % l’an, se rappelle à nous par la célèbre formule de Guizot "Enrichissez-vous par le travail et l’épargne". Comme s’il n’était pas plus facile à ses admirateurs aveugles et, généralement, fort à l’aise, de s’enrichir en spéculant en Bourse ! M. Barre est décidément un homme du passé. Il a oublié (à moins qu’il ne s’en soit jamais aperçu) qu’il faut de moins en moins de travail humain pour produire des richesses et les robots, eux, n’épargnent pas !

L’autre vieux cheval de retour, Chirac, ne propose guère plus, et on ne peut mieux le décrire, lui et son parti, que ne le fait Bernard Franck dans ses ’’digressions" du Monde du 8 avril dernier : "de tous les hommes politiques en vue, il est le plus démodé, le parti sur lequel il s’appuie, invraisemblable ramassis de gaullistes ’’historiques", d’hommes venus à de Gaulle après la bataille, de pompidoliens, de vieux réactionnaires en quête de compagnonnage, de petits chiraquiens qui jouent aux modernes, n’a aucune doctrine, à part la défense des places acquises, ce qui va de soi en politique".

Enfin, l’extrême-droit ne nous offre, pour tout programme, que de nous en prendre à nos semblables. Bel idéal !

(1) Voir le remarquable article de F. Clairmonte et J. Cavanah intitulé ’’frénésie Spéculative... jusqu’au point de rupture ?’’ dans le Monde Diplomatique de mars 1987.