Economie et Culture


par  R. POQUET
Publication : mai 1987
Mise en ligne : 21 juillet 2009

"...la primauté de l’économique représente à n’en pas douter une phase de l’évolution des sociétés modernes, quelque chose comme la crise de croissance ou de puberté du jeune homme ou de la jeune fille. Trop d’indices suggèrent, et font plus que suggérer, que nous allons entrer dans une société qui sera bien davantage "une société de culture", je veux dire de culture largement indépendante et non plus soumise, comme c’est aujourd’hui le cas, aux impératifs de la production. Je crois que c’est la vocation de la culture au sens le plus large de dominer la société et de lui conférer ses fins..."

Maurice Crubellier (Le Monde, mardi 16 décembre 1986).

AU cours du Forum "Economie et Culture" organisé le 10 février 1987 par l’hebdomadaire Télérama, j’ai interpellé R. Barre par la question écrite suivante : "Comment peut-on concevoir que l’économie libérale, cette vieille dame indigne qui a toujours nié l’homme, puisse s’intéresser à la culture ?". La question, brutale j’en conviens, a suffi à mettre hors de lui l’ancien Premier Ministre qui a jeté mon nom à la vindicte des participants après avoir feint de voir en moi un défenseur de l’économie collectiviste. Ceux qui me connaissent, et qui étaient présents, ont sans doute deviné que mes préoccupations étaient tout autres. Ce qui mérite une explication.
Nos sociétés hautement développées ont connu successivement l’ère de la production et l’ère de la consommation. Nous voici entrés de plain-pied dans l’ère de la communication. Soit. Si l’on y regarde de plus près, l’on s’aperçoit que ces mutations se sont faites et continuent de se faire en prenant appui sur des bases économiques qui n’ont pas changé depuis des millénaires et qui ont été analysées par un certain nombre d’esprit forts, tels J.B. Say, Karl Marx, Lord Keynes...
Ces bases sont celles de l’économie de l’échange, encore appelée économie de marché : monnaie dite précieuse ou reconnue comme telle, emploi chargé de former les revenus (salaires, traitements, profits...), rentabilité, concurrence, risque...
Ayant subi un avertissement sérieux en 1929 - on allait, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, assister à la montée parallèle du chômage et de la production ! - l’économie échangiste est-elle en mesure de se tirer indéfiniment des mauvais coups que l’irruption de plus en plus brutale des énergies et des techniques ne cesse de lui porter ? Le système, on le sait, ne fonctionne parfaitement que si les échanges entre individus et entre nations s’effectuent normalement, c’est-àdire qu’à production croissante doivent correspondre des échanges croissants, ces échanges croissants entraînant ipso-facto le développement d’une production elle-même en nécessaire croissance. Le mot d’ordre devient dès lors "produire à tout prix" afin de créer des emplois, source de formation des revenus, qui euxmêmes écouleront la production et en permettront la relance. Las ! Cette "production à tout prix" - que l’on ne parvient plus par ailleurs à écouler - nous fait inexorablement entrer dans l’ère de la production pour la production, c’est-à-dire dans l’ère du gaspillage. Gaspillage d’énergies, de matières premières, de ressources naturelles, d’intelligences et de savoir-faire, de temps... pour des productions dont nous ne connaissons que rarement les finalités, quand elles ne sont pas purement et simplement nuisibles à l’homme. Aussi, l’argument de nos hommes politiques selon lequel il nous faut "respecter la rigueur budgétaire" - lors de ce Forum, je revois M. Barre pointer l’index vers le ciel en invoquant cette malédiction divine pour foudroyer le comédien Armand Meffre qui réclamait du secours pour le théâtre vivant - cet argument donc a de quoi faire hurler de rire lorsque l’on sait que nous sommes confrontés à une énorme entreprise de gaspillage organisée à l’échelle planétaire.

Passons rapidement en revue nos "soldats de plomb" de l’économie de marché.
Les monnaies ? Les Américains n’ont plus qu’une carte à jouer laisser couler le dollar pour exporter à tout prix, alors que dans le même temps, le Brésil refuse de payer les intérêts des emprunts contractés.
Les monnaies européennes "flottent". Et les "sages" du Fonds Monétaire International ne savent plus à quels saints se vouer.

L’emploi ? Face à l’irruption des techniques et industries nouvelles de plus en plus économes d’emplois, on nous présente pour l’an 2000, dans l’Europe de l’Ouest, la perspective suivante 25 % de la population active travaillera à temps plein, 25 % à temps partiel et 50 % ne trouvera jamais de travail. Une question l’emploi étant le support essentiel de la formation des revenus, comment vont vivre les millions d’individus mis sur la touche ? On peut prédire un avenir radieux aux "Restos du coeur".

Les profits ? Ils sont maintenus artificiellement. Par la réduction des richesses alimentaires dans l’agriculture. 43 % seulement des terres disponibles sont cultivées dans les pays de la C.E.E. afin d’éviter les productions pléthoriques. Ce malthusianisme en appelle un autre : la C.E.E. dépense annuellement plus de 50 milliards de nos francs à racheter des produits excédentaires (plus du quart de son budget). Quant aux U.S.A., ils ont actuellement en stock l’équivalent d’une année de production de blé...
Dans l’industrie, la réduction des durées d’usage des produits - pratique généralisée sur laquelle s’entendent les producteurs et que passent sous silence les unions de consommateurs - facilite le renouvellement de la production et la formation accélérée des profits. Pour de plus amples renseignements, lire l’éloquent ouvrage de l’américain Vance Packard "L’ère du gaspillage" (Calmann-Lévy).
Au chapitre des emplois et des profits enfin, rappelons, pour mémoire, qu’à lui seul l’armement français sécrète 300 000 emplois (Hebdomadaire "L’Express" du 612 février 1987) et que d’une manière générale les armements présentent l’énorme avantage de contribuer à maintenir emplois et revenus sans encombrer le marché intérieur : pour le moment la Guerre du Golfe suffit à remplir les carnets de commande.

L’initiative et le risque ? Au service de quoi ? Du gaspillage ? Ou de l’utilité pour le plus grand nombre ? That is the question.
Et la Culture dans tout cela ? L’on peut sans grand risque prédire que le budget alloué au Ministère de la Culture ne parviendra jamais à se hisser sur le piédestal du 1 % o du budget de la Nation. Les raisons sont peu d’ordre politique, mais avant tout d’ordre économique : la culture semble allergique au principe sacro-saint de la rentabilité (toutes les occasions sont bonnes pour nous accuser de mauvaise gestion, n’est-ce pas Alexis Gruss ?), la culture n’est pas pourvoyeuse d’emplois (ou si peu), et de toutes façons - et même s’il s’agit des industries culturelles - la culture n’intéressera jamais hautement la machine économique qui a besoin de dynamiques plus fortes liées à la production de biens matériels plus aisément "vendables" à l’ensemble d’une population - et donc renouvelables dans les délais les plus brefs.
Ce qui ne signifie pas que, dans l’état actuel des choses, le Forum organisé par Télérama n’ait pas eu son utilité  : Economie et Culture doivent trouver des passerelles communes, même si elles sont fragiles et soumises aux aléas de la conjoncture économique. Mais celle-ci ayant été décrétée défavorable depuis quelques années, les subventions accordées au théâtre, à la danse, à la musique, au cirque... sont constamment remises en question. Et pourtant il ne s’agit que de quelques petits millions, goutte d’eau microscopique dans l’océan des milliards gaspillés chaque jour (3 millions retirés du jour au lendemain au Cirque Gruss, notre seul cirque national !, qui vient de licencier la totalité de son personnel).
Concluons. Si nous voulons que Economie et Culture marchent avec quelque chance au succès la main dans la main, il nous faut réclamer d’autres règles du jeu que celles que nous impose l’économie de marché :

- dissociation des revenus de la durée du travail, donc formation des revenus indépendamment du travail fourni ; par exemple, répartition des richesses et des services par l’instauration d’un revenu garanti distribué à tous selon des critères à définir (cf. "L’économie libérée". Etude de M. L. Duboin, 1986).

- généralisation d’une monnaie de consommation non transférable, non thésaurisable, gagée sur la production des biens et des services, type "carte de paiement à mémoires", chaque opération faisant apparaître le débit sur la carte, celle-ci étant régulièrement "rechargée" en fonction du revenu attribué ; conséquence : disparition de notre monnaie circulante échangiste aux impacts imprévisibles, au profit d’une monnaie assurant le passage des biens et des services à la consommation dans les meilleures conditions de régulation (cf. "L’An 2000" par H. Muller, Ed. Plon).

- partage du travail selon, à la fois, les besoins "évolutifs" des hommes en biens et services, l’emboîtage de l’offre et de la demande, et les désirs et initiatives de tout un chacun (cf. André Gorz, "Qui ne travaille pas mangera quand même").

Depuis quelques décades, et plus particulièrement depuis quelques années, des sociologues, des économistes, des ingénieurs, essaient de définir les contours de la société de demain, conscients que l’économie de marché court à l’impasse. Voici, parmi de nombreuses réflexions prospectives, la vision de Jacques Robin, Président du Groupe Science, Culture au C.E.S.T.A. (Centre d’Etudes des Systèmes et des Technologies Avancés), extraite d’un article paru dans "Le Monde" du 14.12.1985 :
"En cette fin de siècle, les problèmes décisifs ne seront plus ceux d’une économie sociale de marché. La mutation technologique fondamentale, celle des technologies de l’information et de la commande (informatique, télécommunications, biotechnologies, robotique), porte en effet en elle une autre nature du progrès technique. Avec ces "technologies informationnelles", l’homme ne manipule plus les choses et les objets par lui-même ou aidé de ses outils traditionnels, mais par l’intermédiaire de signaux, de codes, de langages et de mémoires. Ces technologies sont économes en énergie. Le travail humain cesse d’y être matériel pour y devenir logiciel. L’automatisation généralisée qu’elles entraînent fait franchir un seuil irréversible au volume et à la forme de l’emploi productif classique ; la modernisation de l’industrie des services détruit à moyen et à long terme plus d’emplois qu’elle n’en crée ; aussi le chômage continuera-t-il de progresser comme une marée irrésistible.
Ces technologies poussent l’économie dans la sphère toute neuve de la "reproductibilité quasi gratuite" des images, des textes et des biens. On conçoit que les mécanismes traditionnels se brisent : la croissance devient de plus en plus une croissance sans augmentation de l’emploi ; les normes traditionnelles de la productivité diminuent d’importance par comparaison à l’existence d’une "deuxième productivité" due avant tout à l’irruption continue de croissances et de savoir-faire issus de la communauté scientifique et technique internationale, laquelle n’en finit pas de s’enfler.
Le coût marginal, base du calcul économique néo-classique, perd de son intérêt. Nos ratios deviennent obsolètes.

Des pistes sont primordiales à explorer pour créer de nouveaux paramètres sociaux et économiques : mesurer au plus près les "besoins" évolutifs des hommes en biens et en services ; mettre en ouvre des formes de répartition économique et sociale respectueuses de la créativité et de l’innovation, clés de l’évolution de l’espèce ; limiter l’Etat à son rôle de gardien des règles du jeu et d’impulseur des novations ; considérer l’Europe comme l’espace naturel de notre pays, avec une ouverture constante sur le monde, en particulier le tiers-monde... ".

En fait, ces analystes, de plus en plus nombreux faut-il le préciser, attendent de nos hommes politiques plus d’audace, plus d’invention, plus de générosité, dans la recherche d’une économie adaptée à la mutation technologique importante que nos sociétés connaissent depuis un demisiècle. Si cette adaptation ne se fait pas et si nous nous obstinons à nous maintenir, contre vents et marées, en économie de marché, je crains qu’à moyen terme nos entreprises, tournées vers le spectacle vivant, ne s’étiole une à une, écartelées entre la précarité des fonds publics et la rareté de fonds privés.


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