La simplicité comme manière de vivre

Réflexion
par  B. BLAVETTE
Publication : février 2017
Mise en ligne : 20 mai 2017

Le texte ci-dessous constitue un éloge de la démarche philosophique et de la « simplicité du regard » qui l’accompagne, ainsi qu’un (modeste) hommage au philosophe Pierre Hadot (1922-2010). Titulaire d’une chaire de philosophie antique au Collège de France sur proposition de Michel Foucault, Pierre Hadot a su, tout au long de son œuvre, évoquer magnifiquement ce « regard d’en haut » qui seul peut nous permettre de transformer nos comportements, de transfigurer la banalité, le sordide parfois, de notre quotidien. Tout au long des lignes qui suivent, je me suis largement inspiré de son dernier ouvrage « La philosophie comme manière de vivre » [1] auquel je me suis permis d’emprunter le titre.

  Sommaire  

Il y a 13,7 milliards d’années, suivant les plus récentes estimations, un torrent d’énergie colossal, inconcevable pour tout esprit humain, surgit de ce que les astrophysiciens nomment, faute de mieux, un « point singulier ». 400.000 ans plus tard la matière apparaît et se concentre en galaxies où se regroupent bientôt des milliards d’étoiles. Les réactions thermonucléaires à l’œuvre au cœur de tous ces soleils baignent alors d’énergie les planètes nouvellement formées, permettant ainsi à la matière d’évoluer vers plus de complexité.

Et sur notre petite planète Terre « isolée » à la périphérie de notre Galaxie (et fort probablement ailleurs dans notre univers) un évènement extraordinaire va se produire il y a de cela 4 milliards d’années : dans le limon tiède du fond des mers, la matière parvient à s’organiser de manière à engendrer les premiers organismes monocellulaires capables de se reproduire. Bientôt la vie grouille au sein des océans et ne tarde pas à se répandre sur l’ensemble des terres émergées.

Enfin, il y a 300.000 ans, intervient un nouveau « saut évolutif » décisif avec l’apparition des premiers hominidés (Neandertal) bientôt suivis de notre ancêtre direct l’Homo Sapiens. À ce stade de l’évolution l’Univers naît à la conscience, devient capable de se contempler lui-même et de s’interroger sur sa nature profonde [2] .

 

Ce bref panorama de la naissance de notre univers démontre de manière irréfutable que chacun d’entre nous, et plus largement l’ensemble du Vivant ainsi que les objets inanimés, sont issus d’une origine commune et sont indissolublement liés à ce que les philosophes de la Grèce Antique, ou plus proche de nous Montaigne et Spinoza, nommaient « Le Tout », le « Cosmos », ou encore « la Nature ». Ainsi il n’est pas un atome de notre corps qui ne trouve son origine dans l’énergie primordiale.

Avoir pleine conscience de ce fait indubitable c’est se sentir investi d’une mission fondamentale : vivre pour permettre à notre univers d’évoluer encore vers plus de conscience, vers plus d’harmonie.

Cela signifie, pour chacun d’entre nous, se reconnaître comme une partie de l’Univers qui, par son existence même, contribue au mouvement général d’évolution permanente, et replacer les évènements auxquels nous participons dans la perspective de ce qu’ils apportent à notre Univers en terme d’équilibre et d’ascension spirituelle.

C’est ainsi qu’il faut comprendre le fameux dialogue rapporté par Michel de Montaigne : à un ami qui déclarait « Je suis très fâché car je n’ai rien fait aujourd’hui », Montaigne répondit « Mais mon cher n’avez-vous pas vécu ? N’est-ce pas la plus illustre de vos préoccupations  ? » [3]. Se sentir intimement imprégné d’une telle responsabilité globale, c’est ce que la philosophie nomme « Le regard d’en haut ».

Ce processus de distanciation engendre une métamorphose intérieure qui nous incite à remettre en question nos choix de vie, à nous tourner vers la simplicité.

Il s’agit d’une transformation profonde de la perception du monde : on passe de l’étroitesse du « moi » qui ne considère que son propre petit intérêt personnel au « moi » qui s’ouvre largement à une perspective universelle, à l’ensemble du Vivant.

La simplicité permet de « dépasser la perception utilitaire que nous avons du monde, pour atteindre à une perception désintéressée du monde, non pas en tant que moyen pour satisfaire nos intérêts, mais tout simplement en tant que monde, qui surgit devant nos yeux comme si on le voyait pour la première fois » [4].

Les passions humaines (richesse, notoriété, désir de « réussite », égos exacerbés…) deviennent dérisoires, le caractère autodestructeur des actes de violence apparaît comme une évidence.

En fait cette prise de recul libère l’esprit de la servitude imposée par les désirs toujours renouvelés et jamais satisfaits, les préjugés, les pulsions incontrôlées et l’on peut avancer que la simplicité agit alors sur l’individu comme une thérapeutique apportant apaisement et sérénité.

Notre passé et le présent que nous vivons démontrent amplement qu’aucune action humaine ne peut être réellement efficace sans cette paix intérieure, et il serait profondément souhaitable que ceux d’entre nous à qui nous déléguons la charge d’agir sur notre destinée collective puissent tendre vers cet équilibre de l’esprit que procure la simplicité et le « détachement de soi ». N’oublions pas que l’Académie de Platon était aussi un lieu de formation en vue d’un éventuel rôle politique… Le moins que l’on puisse dire c’est que nous sommes loin, très loin de cette démarche…

Car bien peu nombreux sont ceux qui parviennent à cette prise de conscience globale qui semble pourtant inscrite au plus profond de l’être humain. Déjà il y a presque 2.000 ans, le philosophe néo-platonicien Plotin s’interro­geait : « Nous avons en nous de si grandes choses, pourquoi n’en avons-nous pas conscience, pourquoi, la plupart du temps, restons-nous sans exercer ces activités supérieures ? Pourquoi certains hommes ne les exercent-ils jamais ? » [5]. Ces questions appellent deux types de réponses : l’une à caractère social et sociétal, l’autre en terme d’éducation. Tout d’abord l’immense majorité des êtres humains est engluée dans ce que je nommerais « la tragédie du quotidien ».

Dans les pays pauvres la simple survie est une lutte permanente et chaque jour apporte la faim, la maladie, la violence.

Dans les pays considérés comme « riches », même si les conditions d’existence sont globalement plus satisfaisantes, la lutte pour la vie n’en demeure pas moins féroce. Il s’agit tout d’abord de parvenir à procurer à la famille un revenu suffisant pour lui permettre de profiter au maximum des supposés bienfaits de notre société d’hyper consommation. Dans une période de chômage de masse, lorsque l’on se heurte à chaque instant à l’exploitation de l’homme par l’homme, lorsque la concurrence de tous contre tous s’exacerbe jusqu’à atteindre des sommets, chacun est alors soumis à une pression psychologique aboutissant à des drames humains que nous ne devrions pas tolérer.

À cela s’ajoute le sentiment de vivre dans une société bloquée par le cynisme et l’intérêt personnel souverain. Personnel politique, justice, sport, milieu médical même, tous ont cédé avec plaisir et complaisance à l’appel des sirènes de la corruption, tandis que les cris de quelques « lanceurs d’alertes », de quelques organes de presse indépendants, sont volontairement ignorés par le plus grand nombre qui préfère se voiler la face.

On sait que les valeurs portées par une société, ainsi que les pratiques qu’elle tolère, exercent une profonde influence sur le comportement de chacun de ses membres, il n’est donc guère surprenant que beaucoup finissent par sombrer dans un état de grande confusion mentale. Initier le plus grand nombre à la quête philosophique, et à la simplicité de vie qui l’accompagne, devient donc d’une urgence absolue si l’on veut détourner notre espèce d’un chemin qui la conduit tout droit à l’échec.

Dans ce contexte l’éducation a un rôle crucial à jouer, mais dans un cadre profondément transformé. Aujourd’hui l’enseignement vise essentiellement à former des « producteurs/consommateurs » ; on étudie pour être capable, par son activité professionnelle, de se procurer un revenu monétaire permettant d’accéder à la considération et à la consommation. Dans le meilleur des cas cette formation sera saupoudrée de quelques « connaissances générales » bien trop superficielles pour avoir une quelconque influence sur la manière de vivre.

Les neurosciences nous ont démontré toute l’importance des premières années de la vie (jusqu’à 25 ans environ) dans le développement du cerveau et la formation de la personnalité. C’est donc dès le plus jeune âge que le petit d’homme devrait recevoir les connaissances qui lui permettront de se situer par rapport à l’univers qui l’entoure, qui lui feront découvrir l’importance du rôle qui lui est imparti dans un monde non pas tout fait mais en train de se faire.

Cet enseignement pourrait reposer sur trois piliers : la science fondamentale, l’art, et la philosophie.

La science et l’art marchent « la main dans la main », nous communiquant chacune une vision du monde complémentaire. La science énonce les grandes lois de l’Univers, l’art se préoccupe du particulier. Ainsi la science nous explique les processus à l’œuvre au cœur de notre étoile qui lui permettent de nous inonder de son énergie, de sa lumière ; mais un coucher de soleil de Turner nous décrit un évènement spécifique, unique, vu à travers le regard singulier du peintre. Par leur association même ces deux démarches enrichissent notre perception du monde : l’Univers devient une œuvre d’art et l’art une représentation de l’Univers.

« Ne cesse de sculpter ta propre statue ».

Plotin (205-270 de notre ère) [6]

De son côté la philosophie nous initie à la Raison, fondement de toute communauté humaine. La Raison c’est tout d’abord l’indépendance de pensée sans laquelle il n’est pas de liberté, il n’est pas de démocratie, car elle nous permet de nous dégager du mimétisme, des réactions émotionnelles, des discours fallacieux, de toutes ces influences délétères plus présentes que jamais dans notre monde contemporain. De manière pratique le recours à la Raison permet d’invalider un argument non pas en le réfutant directement mais en le reformulant de manière rigoureuse pour en faire ressortir toutes les conséquences, souvent toute l’absurdité. C’est la « méthode socratique » qui nous serait précieuse en ces temps de campagne électorale… [7] La Raison incite aussi les sociétés humaines à agir de concert avec la Nature, en symbiose avec ses modes de fonctionnement.

L’être humain n’est plus alors en guerre avec une Nature qu’il faut vaincre en la massacrant, mais il cherche à percer ses mystères par une initiation progressive respectueuse du Vivant. L’homme qui identifie ainsi sa vision avec celle de la Nature voit s’éloigner de lui l’angoisse et la peur, il n’est plus étranger au monde, tout lui devient familier, il est chez lui dans l’Univers entier.

Celui qui agit sous l’empire de la Raison est donc en paix avec lui-même, avec le monde et avec ses semblables. Le souci de vivre au service des autres lui vient alors naturellement, simplement, sans même y penser, « comme la vigne donne son raisin » disait Marc Aurèle (121-180) l’empereur philosophe.

 

Un tel enseignement, s’il était prodigué tout au long de nos vies, permettrait à chacun d’entre nous de se détacher de l’insignifiance et de l’inutile pour s’ouvrir à l’essence des choses, ce qui nous amène à la fameuse « parabole du sculpteur » imaginée par les philosophes antiques.

Le sculpteur qui désire réaliser une statue commence son œuvre face à un bloc de marbre ; son travail va consister à enlever la matière superflue, faiblement organisée, pour ne conserver que la forme signifiante qu’il désire obtenir et qui devra ensuite être polie et repolie pour la rendre harmonieuse à l’œil et douce au toucher.

De même chaque être humain doit, tout au long de sa vie, « sculpter » et « polir » sans cesse sa propre statue, se libérant ainsi du carcan de l’ignorance pour atteindre cette simplicité essentielle qui confère légèreté, liberté et plénitude.

C’est ce à quoi nous invite un très beau texte attribué sans réelle certitude à Einstein et cité par Pierre Hadot : « Un être humain n’est qu’une partie, limitée dans le temps et l’espace du Tout que nous appelons l’Univers. Cependant il considère sa personne, sa pensée, ses sentiments comme une entité séparée. C’est là une sorte d’illusion d’optique, une illusion qui nous enferme dans une espèce de prison, puisque nous n’y voyons que nos propres aspirations et que nous ne donnons notre affection qu’au petit nombre de personnes qui nous sont les plus proches. Il est de notre devoir de sortir de ces étroites limites et d’ouvrir notre cœur à tous les êtres vivants et à la nature entière dans sa magnificence. Nul n’est capable d’atteindre pleinement ce but, mais nos efforts pour y parvenir contribuent à nous libérer et à nous apporter la paix intérieure ».


[1Ed. Albin Michel (2001).

[2Signalons ici le débat qui divise profondément les scientifiques : l’énergie primordiale était-elle programmée, contenait-elle un code lui permettant de déboucher nécessairement sur l’apparition de la vie et de la conscience ? Ceci n’est pas l’objet du présent article, mais on ne peut manquer de mentionner en passant cette question, la plus fondamentale qui soit. A noter aussi que le processus de naissance de l’Univers est ici simplifié pour ne pas alourdir inutilement le texte.

[3Essais, livre III.

[4Pierre Hadot « La philosophie comme manière de vivre ».

[5Cité par Pierre Hadot dans « Plotin ou la simplicité du regard ».

[6Cité par Pierre Hadot dans « Plotin ou la simplicité du regard » - Folio-Essais (1997).

[7Pour illustrer cette « méthode socratique » lire dans l’œuvre de Platon le texte intitulé « Alcibiade ». Ce dialogue entre Socrate et Alcibiade, un jeune homme qui souhaite se consacrer à la politique, est remarquable par la rigueur absolue de son argumentation.


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