La ville, reflet du corps social
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Mise en ligne : 29 avril 2010
L’urbanisme, voila un sujet qui n’a plus été abordé dans la Grande Relève depuis très longtemps. Merci donc à Michel Berger de nous rappeler ici l’importance de la ville dans la société actuelle [*] :
La politique de la ville fait régulièrement l’objet de grandes envolées, consultation d’architectes médiatiques, lancement d’études, “Banlieue 89”, “Grand Paris”, etc. qui tombent quelques mois plus tard dans un oubli à peu près total, sans avoir résolu les vraies difficultés de nos villes. Si les politiques et les urbanistes ont un rôle dans l’organisation et le développement des villes, ce rôle est limité par notre dépendance à un modèle social et économique dominant.
Je tenterai ici de montrer que les dysfonctionnements que l’on vit quotidiennement dans notre vie urbaine sont l’image de ceux du système libéral qui nous est imposé. La ville n’est que le reflet du corps social, et il est un peu vain de vouloir changer la société en changeant la ville.
L’urbanisation dans le monde et en France
L’expansion urbaine est générale. La moitié de la population mondiale habite en ville et cette proportion s’élève à 80 % dans les pays développés.
Les villes concentrent la grande majorité des pouvoirs économiques : le PIB de la seule ville de Tokyo (environ 35 millions d’habitants) est équivalent à celui de la France entière ; celui de New-York, à celui de la Chine et celui de Paris à celui de l’Inde. Ce qui montre à la fois l’importance capitale des villes dans le monde moderne, leur dépendance à l’égard du système économique dominant et les disparités considérables entre les pays dits développés et les pays émergents.
En France, la population est passée en 50 ans de 40 à 60 millions d’habitants, la population rurale étant restée à peu près stable, les 20 millions supplémentaires se sont répartis dans les villes. Celles-ci sont donc en majeure partie de construction récente, et elles matérialisent dans l’espace tous les dysfonctionnements de notre vie sociale, et en particulier les inégalités. Situation que l’on retrouve dans les pays émergents, où les distorsions sont flagrantes entre les plus riches, qui vivent dans des quartiers relativement bien équipés, et les pauvres, dans des bidonvilles qui, dans ces pays. occupent la plus grande partie du territoire urbain.
Dans les pays développés, cette situation n’est pas nouvelle, mais elle a explosé à l’époque industrielle avec le développement du salariat. À Paris, la riche bourgeoisie s’est installée dans les quartiers centraux, en particulier dans les quartiers neufs Haussmanniens, et la population ouvrière dans les banlieues industrielles.
Cette ségrégation s’est poursuivie de nos jours, sous une forme un peu différente, la désindustrialisation progressive des banlieues a permis de récupérer des terrains au bénéfice des classes moyennes, les plus favorisées restant dans les centres. De même la désaffection pour l’habitat collectif médiocre des années 70 a généré une demande massive d’habitat individuel modeste répandu sans mesure autour des villes.
La mixité sociale est une ambition généreuse, souvent mise en avant par les politiques et les urbanistes, mais elle est toujours déjouée par le jeu du marché (celui des valeurs foncières), par les pratiques : la répugnance des classes favorisées à côtoyer les moins aisées, et aussi par les enjeux électoraux qui conduisent les élus locaux à s’intéresser davantage aux couches sociales où se recrutent en majorité leurs électeurs.
La volonté de répartir l’habitat dit “social” sur toutes les communes, et en particulier sur les plus aisées, est explicable, mais elle se heurte à de nombreuses réalités, en particulier à la difficulté de faire un choix parmi les demandeurs de logements sociaux dans les communes les plus favorisées où, plus qu’ailleurs, la demande excède largement l’offre.
Autre interrogation : l’habitat social n’est-il pas seulement une réponse au scandale d’une société de plus en plus inégalitaire ? On traite ainsi les effets et non les causes. Dans une société idéale, le logement social serait inutile. Réclamer la mixité sociale revient, dans un certain sens, à accepter les inégalités. On se heurte à un éternel conflit : les besoins à court terme sont évidemment à satisfaire, mais leur traitement retarde parfois les transformations nécessaires du long terme.
L’uniformité de l’habitat social a aussi été trop longtemps une marque, sinon infamante, au moins dévalorisante par le déni d’un droit trop négligé et qui fait cependant partie de la liberté des individus : le droit à la différence. Uniformité désenchantée qui touche aussi les classes moyennes, soumises à la pression des promoteurs, victime d’un bombardement publicitaire qui n’a d’autre but que d’unifier les comportements.
Corrélations entre ville et société
On observe dans l’histoire des villes un certain nombre d’invariants, comme la présence partout et à toutes les époques, à la fois d’espaces collectifs accessibles à tous, et d’espaces privés dans lesquels chacun peut revendiquer une certaine liberté. La ville est l’expression spatiale d’une vie sociale à la fois collective et individuelle. Elle est une dialectique entre l’espace public constitué de rues, de places, d’équipements publics, lieux d’élection des relations sociales, et l’espace individuel, celui de l’habitat ou du travail. Cette dialectique est gérée par la loi qui trouve dans la ville une de ses manifestations les plus universelle.
Dans nos sociétés complexes, cette distinction entre espaces privés et publics n’est plus aussi tranchée. Des espaces semi-publics sont apparus, correspondant au rôle croissant des intermédiaires dominants de la sphère économique : promoteurs, sociétés de construction, grande distribution commerciale. Ils se matérialisent dans les copropriétés, les lotissements, les centres commerciaux. Ces espaces, de statut privé mais de fréquentation publique, vont de pair avec la privatisation progressive des services publics dont ils sont le reflet… Dans la ville, cet abandon progressif des espaces publics s’accompagne d’une spécialisation outrancière de ceux qui demeurent, pour l’essentiel, limités à un usage appauvri et strictement monofonctionnel : celui de la voiture.
Dans la sphère commerciale, les distributeurs se sont imposés entre les producteurs et les consommateurs. Situation qui a pour corollaire dans la ville l’expansion exacerbée des grandes surfaces de distribution.
Dans la sphère économique c’est l’accroissement du rôle des agents financiers, banques, spéculateurs, fonds de pension, etc.…
Dans la ville c’est la mainmise des promoteurs, des agents immobiliers, des grandes entreprises monopolistiques à la source des nouveaux lotissements ou des grands ensembles immobiliers.
Les plans d’urbanisme ne définissent plus les mêmes objets. Autrefois on dessinait des espaces de relations, avenues, places, perspectives urbaines. Aujourd’hui ce sont des périmètres d’opérations immobilières correspondant à l’influence croissante des intermédiaires urbains.
La ville est devenue une accumulation d’objets, mis seulement en relation les uns avec les autres par des réseaux routiers, au prix d’une dégradation des rapports sociaux, autrefois apanages de la vie urbaine.
Cette séparation des fonctions urbaines a été théorisée par toute une école d’urbanistes dans la mouvance de Le Corbusier. École qui a fait florès au milieu du XXème siècle. La Charte d’Athènes résumait les actions humaines à quelques archétypes très simplistes : « Habiter, travailler, se récréer et se déplacer ». Théorie qui a justifié l’urbanisme du zonage, dans lequel s’est engouffrée notre économie : le zonage simplifiait le rôle des promoteurs, n’obligeait pas à s’occuper des nuisances industrielles, satisfaisait le lobby automobile à la source de la croissance économique de la fin du XXème siècle.
La substitution des formes nouvelles d’urbanisme à celle des villes anciennes a donné lieu à des projets souvent irréalistes, parce que trop ignorants des possibilités économiques et oublieux de la valeur symbolique des villes anciennes. Elle a toutefois été faite dans les quartiers nouveaux parce que ces nouvelles formes urbaines s’adaptaient bien à la sphère économique.
Il y eut bien sûr des tentatives pour échapper à la pression du zonage et à la dévaluation des espaces publics.
Ce fut le cas par exemple des villes nouvelles de la région parisienne. On y avait tenté une mixité sociale et fonctionnelle, et un traitement des espaces publics non dévolus à la seule automobile ; avec, en prime, l’accent mis sur la facilité des dessertes en transports en commun.
Mais ces tentatives se sont heurtées à des difficultés :
• celle de faire venir des activités dans des espaces inachevés,
• la différence de mobilité entre l’habitat et l’activité. L’objectif qui consistait à équilibrer les emplois et les logements, afin de réduire les migrations domicile-travail, s’est vite révélé impossible à atteindre. Les actifs, dans le système économique qui est le nôtre, se trouvant contraints de changer beaucoup plus souvent d’emploi que de logement, les migrations alternantes sont vite devenues la règle. On peut noter à cet égard la contradiction du discours politique qui clame la nécessité de la mobilité du travail… tout en favorisant la propriété individuelle, donc la pérennité du lieu d’habitat.
La loi SRU, avec l’obligation de répartir l’habitat social sur toutes les communes, traduit la même volonté de mixité, mais elle se révèle difficile à respecter car elle ne tient compte ni de la disparité des valeurs foncières ni de la difficulté pour les communes les plus denses de trouver des terrains libres. Comme signalé ci-dessus, elle s’attaque aux effets des inégalités sociales et non à leurs causes.
La ville dans la crise
La ville moderne, issue de l’ère libérale, est totalement inadaptée à un monde obligé de réduire sa consommation énergétique. Ceci pour plusieurs raisons bien connues :
• Dans la périphérie des villes, la diffusion de lotissements individuels interdit toutes les dessertes en transports en commun au profit de l’automobile, beaucoup plus consommatrice d’énergie. Cette diffusion se traduit par la très faible densité des extensions du XXème siècle par rapport à celle des villes anciennes. À titre d’exemple, la densité de la ville de Paris intra-muros s’élève à 20.000 hab./km2 (2.150.000 habitants sur 105 km2). Pour le reste de l’agglomération, dont l’essentiel est de construction récente, elle ne dépasse pas1.600 hab./Km2 (9.800.000 habitants sur 6100 Km2). Soit un facteur de 1 à 12 !
•L’habitat dispersé est difficile à isoler thermiquement, en raison des surfaces d’échange beaucoup plus importantes avec le milieu extérieur.
• Le mode de distribution commerciale répandu dans les 30 dernières années, fondé sur la fréquentation exclusivement automobile d’équipements de plus en plus gigantesques est dispendieux en énergie. (Pour 200 ménages, à raison d’un panier de 30 Kg par unité, la consommation énergétique s’élève à 4 KEP (Kilo-Equivalent-Pétrole) en magasin de proximité, à 19 KEP en livraison à domicile et à 251 KEP dans les grandes surfaces périphériques. Soit un facteur multiplicateur de plus de 60. Mais la sphère économique et libérale est plus rapide à réagir que la sphère politique. Exemples : les promoteurs de surfaces de bureau anticipent l’évolution des localisations d’activités en s’installant de plus en plus en périphérie immédiate autour des stations de transports en commun ; les grands groupes de distribution commencent à se replier dans les centres villes, dans des surfaces commerciales plus réduites et plus accessibles à une fréquentation piétonnière.
Que faire ?
Tenter d’agir sur la forme de la ville n’est pas totalement inutile, mais restera vain si les opérateurs privés continuent de s’approprier les territoires urbains, alors que la puissance publique abandonne ses responsabilités et se borne à quelques arbitrages sans portée véritable. Dans la dialectique évoquée ci-dessus entre espaces publics et propriétés privées, les premiers sont des biens communs dont l’usage doit être garanti à tous. Cela signifie en particulier que le secteur public, État et, surtout, collectivités locales reprennent un pouvoir sur la propriété foncière. Les dernières décennies ont été marquées par une explosion de la spéculation financière, il en a été de même pour la spéculation foncière. La première est une source d’enrichissement sans cause et le système foncier ne lui cède en rien : comment justifier qu’un propriétaire voit doubler, ou tripler la valeur de son bien, simplement parce que la collectivité installe une ligne de transport en commun à proximité, ou crée des équipements publics de qualité ?
Il faut donc remettre en vigueur les outils fonciers dont la législation française dispose. À la fois pour créer de nouveaux espaces et équipements publics, et pour s’atteler avec vigueur à la résorption de la spéculation foncière et à la récupération progressive des espaces dilapidés par la dispersion de l’habitat individuel.
Il faut en effet redensifier la ville. Actuellement pour la région parisienne, la distance moyenne entre le centre et la périphérie est de 40 km. Si on quadruplait la densité, on diviserait la surface par 4, et on réduirait cette distance par 2, au bénéfice d’une desserte en transport deux fois moins longue, en moyenne. De plus, l’aménagement des réseaux urbains serait beaucoup moins coûteux. Et la densification ne se traduirait pas forcément sous forme de tours. Même l’habitat individuel permettrait d’y parvenir. Des “maisons de ville” de deux ou trois niveaux, élevées sur des parcelles étroites, consommeraient beaucoup moins d’espace que les pavillons individuels isolés les uns des autres. De petits immeubles collectifs de 5 à 6 niveaux tels que ceux des quartiers Haussmaniens du XIXème siècle, permettent sans difficultés des densités très élevées. Mais la fonction résidentielle est loin d’être la seule cause de gaspillage de terrain. L’automobile en est en grande partie responsable. Dans les quartiers nouveaux d’immeubles collectifs, le coût du stationnement souterrain est trop élevé, les voitures restent en surface, et occupent une superficie supérieure à celle de l’habitat.
L’opposition entre tours et immeubles bas est un faux débat si on le relie à la densité urbaine. Il s’agit plus de mesures d’art urbain que de politique. La tour est avant tout un élément symbolique, destiné à montrer la puissance de son propriétaire. Ce n’est pas nouveau, mais de San Geminiano à Manhattan les motivations sont sensiblement les mêmes : témoigner de la force militaire ou de la vigueur économique. Après tout, la tour de Babel n’a pas été autre chose qu’un défi lancé au ciel !
Récupérer des terrains actuellement dilapidés permettrait de réintroduire une agriculture de proximité. Voire même une réindustrialisation, que le coût croissant des transports, lié au coût tout aussi croissant de la main d’œuvre des pays émergents, risque de rendre indispensable.
La redensification ne suffira pas, il faut remettre en cause toutes les structures de production, et en particulier nos rapports au travail. Retrouver une stabilité des emplois pour la rendre comparable à celle des logements. En même temps, introduire de nouvelles formes d’exercice pour des emplois de plus en plus tertiarisés, fondés davantage sur des transferts d’informations que sur des échanges matériels. Ces nouvelles formes sont compatibles avec le télétravail ou l’usage d’hôtels d’entreprises, répartis dans le milieu résidentiel.
Avant de penser à réformer la ville, il faut donc revoir en profondeur tout notre système social et économique, car parmi d’autres dégâts, le système libéral a tué la ville, et elle ne ressuscitera pas sous son règne.
Comment le faire ?
Il faut une volonté politique forte. Et surtout des outils d’aménagement à remettre en marche. Certains ont en effet existé au moment des grandes crises du logement des années d’après-guerre ; ce fut le cas par exemple des filiales de la Caisse des Dépôts et Consignation, qui existent toujours mais sont de plus en plus soumises aux exigences du marché. Or le marché concurrentiel et le souci de rentabilité à court terme ne peuvent qu’exacerber la spéculation foncière, et donc pénaliser toutes les formes publiques d’aménagement urbain.
Enfin il faudra mieux utiliser les outils fonciers qui existent, mais qui sont de plus en plus négligés.
C’est le cas des procédures d’aménagement différé qui permettent de bloquer la spéculation aux alentours des nouvelles opérations, ou du droit de préemption urbain qui autorise les collectivités à acheter tous les biens immobiliers dès lors qu’ils sont mis en vente. Ce droit de préemption, trop peu utilisé, permet à la fois de maîtriser bien mieux la spéculation foncière, de faire bénéficier la collectivité de surfaces construites qui pourraient être utilisées au bénéfice de tous et de mettre en place des aménagements nouveaux.
Un financement mis entre les mains d’un outil public permettrait de gérer plus facilement le réinvestissement par la collectivité des espaces publics qui font partie de notre bien commun. Des outils de ce type existent déjà, comme, en région parisienne, l’Agence Foncière et Technique, ou d’une manière plus générale la Caisse des Dépôts et Consignation, qui est encore une banque publique. Mais leurs moyens et leurs objectifs sont trop limités.
La remise en valeur de la ville ne peut s’accomplir sans une reprise en main du système foncier, lui-même dépendant des moyens de financement public. Il ne s’agit pas nécessairement d’une augmentation de la fiscalité, mais d’une intervention volontaire sur le système financier et bancaire. La crise économique aurait pu en être une occasion, malheureusement perdue.
[*] Article initialement écrit pour le bulletin d’Attac 92.