Travail d’hier et travail d’aujourd’hui
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Mise en ligne : 29 avril 2010
Quand j’ai commencé à travailler comme ingénieur il y a soixante ans on aimait bien tout chronométrer.
Dans une mine de fer on chronométrait chacune des opérations successives nécessaires pour extraire le minerai : forage de trous dans le filon, mise en place des explosifs, chargement dans les berlines du minerai abattu, etc... Il était plus aléatoire de déterminer le temps nécessaire pour aller se mettre à l’abri avant un tir ou combien il fallait attendre avant de revenir sur le chantier en étant sûr que les charges aient bien toutes explosé et que l’air y soit redevenu respirable.
On voit qu’il pouvait déjà y avoir conflit entre la rentabilité et les considérations de sécurité ou de santé. Quoi qu’il en soit, on pensait ainsi savoir calculer le “juste prix” de la tonne de minerai abattu et chargé pour pouvoir payer le mineur au rendement.
En fait ce prix était calculé pour que le mineur qui se donnait un peu plus de mal puisse arriver à gagner un peu plus que ses camarades mensualisés.
Il y avait malheureusement tricherie possible de part et d’autre.
D’abord, quand on le chronométrait, le mineur pouvait se retenir d’avoir des gestes trop rapides, de trop pousser sur la perforatrice ou de courir pour aller se mettre à l’abri, ce qui changeait lorsqu’il avait le souci d’améliorer sa fiche de paie.
Mais si le prix payé à la tonne avait été trop généreusement calculé et que les salaires lui semblaient grimper trop fort, le directeur de la mine pouvait de son côté se livrer à des coups tordus dont j’ai été personnellement témoin. Il suffisait d’arrêter le chantier sous un prétexte quelconque et d’envoyer les mineurs trop gourmands dans une autre galerie où les conditions n’étaient plus les mêmes et où on les soumettait à une nouvelle série de chronométrages.
Des différends surgissaient aussi quand on introduisait des perfectionnements techniques : de meilleures perforatrices, des explosifs plus performants ou un système de chargement mécanique. À qui devait profiter le gain de productivité : aux mineurs (« Après tout, disait un directeur, ils ne se donnent pas plus de mal qu’avant ! ») ou bien aux actionnaires qui avaient investi leurs bénéfices dans l’amélioration de l’outil de travail ?
Ces comportements avaient en fin de compte sur les mineurs ainsi traités un effet modérateur bénéfique : se rendant compte qu’on ne les laisserait pas dépasser un certain niveau de salaire, cela pouvait les dissuader de se tuer au travail.
J’ai eu plus tard le même réflexe lorsque, ayant adopté le statut de représentant industriel rémunéré à la commission, je me suis trouvé face à des patrons qui, devant des résultats dépassant leurs espérances, étaient malades de devoir me verser des commissions dépassant leurs prévisions et voulaient me forcer à accepter un taux de 3 %, voire de 2 %, au lieu des 5 % figurant dans mon contrat. Comme j’exerçais en multicarte pour simultanément six à huit employeurs, je ne me fatiguais plus à chercher de nouveaux marchés pour ceux-là qui trouvaient déjà que je gagnais trop et je me consacrais davantage aux autres, tout en gardant bien à l’esprit que le statut de représentant à la commission était un statut privilégié et que, dans un système où la règle générale était le salaire fixe, beaucoup d’employeurs auraient toujours du mal à accepter de verser des rémunérations variant dans les mêmes proportions que leurs profits. Par contre, cela les arrangeait en période de crise et c’est dans de telles périodes que j’avais obtenu plusieurs de mes cartes de représentation.
Maintenant qu’il n’y a plus les “unités de production” que j’ai connues, j’imagine mal la nouvelle organisation du travail dans les “services”, mais j’en ai découvert récemment l’un des aspects grâce à une étudiante thaïlandaise dont le cas m’avait intéressé. Pour payer ses études, celle-ci avait trouvé un travail à mi-temps de télémarketing vers la Thaïlande pour le compte d’une fonderie suisse spécialisée dans le recyclage des métaux précieux. Le 15 juillet 2005 au matin, en arrivant à son travail, son licenciement lui avait été brutalement notifié au motif qu’elle n’était pas venue travailler la veille, une faute inexcusable vu que le 14 juillet n’est pas férié en Thaïlande. C’était l’application un peu prématurée de la directive Bolkestein.
J’ai eu entre les mains, à cette occasion, son contrat de travail, un document absolument extravagant où il était spécifié, entre autres, quependant son mi-temps de 4 heures, elle devait passer au moins 135 appels téléphoniques (ce qui représente moins de une minute et quarante sept secondes par appel) et obtenir un rendez-vous par heure pour les agents de la firme suisse chargés sur le terrain de la collecte auprès des bijoutiers. Ces exigences étaient difficilement conciliables et il devait y avoir de quoi devenir fou dans un bureau où travaillaient avec elle, dans des conditions semblables, une Française, trois Allemands, une Autrichienne et une Croate… !
J’ai vécu, une fois passée la guerre, une époque extraordinaire où les employeurs venaient vous offrir leurs services au sein même de votre École et vous retenaient quelquefois un an à l’avance pour quand vous en sortiriez. On recevait de certains patrons des billets en première classe pour aller visiter leur usine, et ils envoyaient leur chauffeur vous chercher à la gare quand ils n‘y venaient pas personnellement. J’avais eu pour ma part le problème de devoir choisir entre plusieurs propositions qui toutes m’intéressaient et c’est à regret que j’ai dû finalement envoyer à des gens, qu’il ne m’aurait pas déplu d’avoir pour patrons, des lettres leur demandant de m’excuser de n’avoir pas pu retenir leur candidature.
Ce qui, par contre, a été terrible pour certains, ce fut plus tard le renversement de tendance avec l’apparition des licenciements et du chômage. En période de croissance, il était courant d’entendre proclamer que tous les chômeurs étaient des fainéants ou des incapables, avec l’assentiment de ceux qui, ayant bien réussi, attribuaient cette réussite à leurs seuls mérites, sans que l’idée du facteur chance ne les ait effleurés.
Après une dégringolade imméritée, ceux-là n’ont parfois pas davantage su prendre en compte le facteur malchance et ont sombré dans une culpabilisation injustifiée, d’où des suicides aussi déconcertants que l’avait été celui de Vatel. J’y ai perdu un de mes plus anciens collègue et ami. Un ingénieur ayant fait presque toute sa carrière chez Renault raconte dans ses Mémoires [1] que, déjà dans les années 70, il avait connu dans son seul département trois suicides d’ingénieurs chevronnés, clairement motivés par des désillusions professionnelles.
Un avantage de la triste situation actuelle en matière d’emploi, c’est qu’il n’y a plus de honte à connaître des déboires et à se retrouver chômeur. Au début de son mandat notre Président pouvait encore les stigmatiser et se proposait de les faire disparaître en les obligeant à accepter n’importe quel emploi ou une nouvelle formation « dans une branche qui recrute » mais s’il y en a, au contraire, un demi-million de plus aujourd’hui, il en connaît la provenance et il sait que ce ne sont pas des fainéants ou des incapables.
(inspiré dans ces réflexions par Christophe Dejours)
[1] Chers Collègues, par Georges Hufschmitt éd. La Brèche 1992.