Le point de non retour
par
Publication : août 1978
Mise en ligne : 24 avril 2008
POUR fonctionner normalement, le régime économique
doit être en équilibre. C’est la production qui dispense
à la fois les biens de consommation et le pouvoir d’achat nécessaire
à leur absorption. Or, depuis l’avènement du progrès
matériel, la production, assurée avec des moyens modernes,
de plus en plus perfectionnés, a augmenté considérablement
les produits de consommation tout en nécessitant de moins en
moins de travail humain. Ainsi la production distribue de moins en moins
de pouvoir d’achat.
Le progrès matériel est donc à la fois source d’abondance
et cause de chômage. Et comme le pouvoir d’achat distribué
par la production est insuffisant pour absorber l’ensemble des produits
offerts, il en résulte la rupture de l’équilibre économique
et le marasme s’ensuit. C’est ce phénomène que nous constatons
aujourd’hui.
Tant que la production fut assurée par le travail manuel ou par
des moyens mécaniques limités, l’humanité n’est
pas sortie de l’époque de la rareté, et par conséquent,
il n’y eut jamais de tels problèmes économiques à
résoudre.
Au cours de son évolution, ce régime a parfois été
perturbé par des crises économiques dites cycliques, du
fait qu’elles apparaissaient spontanément et se résorbaient
ensuite. Ces crises avaient déjà pour cause l’apparition
de l’abondance dans certains secteurs de la production : dès
que la production devient abondante, les possibilités de l’écouler,
par le jeu de l’offre et de la demande, s’amenuisent car l’offre devient
supérieure à la demande et les prix ont tendance à
s’effondrer. Le régime ne peut alors retrouver son équilibre
que par de nouvelles sources de production. C’est donc en se créant
de nouveaux besoins, souvent plus ou moins artificiels, que l’homme
a vu se résorber les premières crises.
Cependant, cela n’a pas toujours suffi. C’est le cas de la plus importante
des crises, celle de 1929 : cette crise fut à l’origine de la
deuxième guerre mondiale. Elle ne fut résorbée
que par cette guerre, tant il est vrai que les crises économiques
conduisent à la guerre qui les résout momentanément,
en raréfiant produits et moyens de production.
Quant aux besoins des hommes, ils paraissent illimités. Ils sont
relatifs à tout ce qui concerne son nécessaire vital,
puis à son bien-être et à ses loisirs qui ont nécessité
le développement d’équipements très importants,
tant collectifs que privés et qui nous semblent maintenant indispensables
; à sa santé qui, en plus des équipements hospitaliers
considérables, exige l’emploi d’un personnel nombreux, etc...
On comprend donc combien les besoins des hommes se sont multipliés
pendant ce dernier demi-siècle.
La création, souvent involontaire pour l’individu, de ces nouveaux
besoins, a permis à notre régime économique de
se prolonger tant bien que mal en permettant à la production
de maintenir un certain rythme. Mais, le progrès ne s’arrêtant
jamais, les moyens de production ont, en même temps, continué
à se développer intensément : mécanisation
très poussée dans toutes les branches de l’activité,
voire même automatisation complète de certaines usines
de production, assurant l’abondance des produits.
Arrivé à ce stade de développement le régime
ne peut donc se survivre qu’à la condition d’être en constante
expansion. Mais l’expansion démesurée, créée
par cette nécessité, c’est aussi la course infernale vers
l’abîme car il n’est plus possible de s’arrêter et cela
nous conduit aux pires catastrophes : course aux armements avec les
risques de guerre qui en découlent, gaspillages scandaleux, dégradation
de la nature, etc...
CE QU’ON APPELLE LA CRISE
Ce que nous appelons actuellement la crise n’est pas
dû à de grandes catastrophes naturelles générales,
détruisant les ressources de l’humanité. Les tremblements
de terre et les raz de marée, sans être exceptionnels,
sont cependant géographiquement très limités ;
le gel, la grêle, les inondations, la sécheresse et les
incendies ne sont pas des catastrophes plus importantes que dans le
passé. Bien au contraire, l’homme du XXe siècle est, dans
beaucoup de cas, capable de lutter efficacement contre ces fléaux.
Dans une certaine mesure les maladies de l’homme et des animaux domestiques
dont il fait sa nourriture, ont été vaincues par les découvertes
modernes.
Non ! Matériellement rien ne s’est aggravé, bien au contraire.
Ce que nous appelons la crise c’est en réalité l’aboutissement
logique d’un système économique qui, après avoir
eu une marche ascendante et avoir atteint son point culminant, a pris
le chemin de la descente et se trouve désormais au bout de sa
course. Si le chemin de la montée fut extrêmement lent,
celui de la descente, par contre, est d’une rapidité vertigineuse.
La crise actuelle est donc, en réalité, la conséquence
d’une production pléthorique encore jamais atteinte dans le passé.
Le progrès matériel ayant amené sur le marché
l’abondance des produits de consommation sans distribuer la contre partie
en pouvoir d’achat, l’équilibre économique, demeuré
précaire depuis le début de l’ère de la révolution
mécanicienne, s’est rompu. Et du fait que le rythme de développement
des moyens de production est plus rapide que celui des moyens de l’écouler,
le déséquilibre économique est devenu permanent
et ne pourra que s’accentuer au fur et à mesure de l’évolution
mécanicienne. Le déséquilibre économique
a donc atteint un point de non retour.
(Extrait de « Pour comprendre ce qui ne va pas »)