Le rêve et la réalité

Actualité
par  J.-P. MON
Publication : mai 2014
Mise en ligne : 10 octobre 2014

Les élections au Parlement européen du 25 mai pourraient être, pour de nombreuses raisons, les plus importantes de l’histoire de l’Union européenne. Il a paru bon à Jean-Pierre MON d’en rappeler brièvement la création et de voir ce qu’elle est devenue depuis. Mais pour ne pas rester dans la seule optique française, il a traduit et utilisé plusieurs études espagnoles dont il indique la source en références [1], [2].

L’Union Européenne (UE) est l’espace économique politiquement intégré le plus grand du monde. Elle représente moins de 8% de la population mondiale, génère environ 25% de la production totale de la planète et ses dépenses sociales sont de l’ordre de 50% du total de celles du monde entier. C’est ce que la Chancelière Allemande Angela Merkel appelle en raccourci « l’idéologie 7%- 25%- 50% ».

 Les fondements

L’Union Européenne s’est construite, après 1945, pour diverses raisons et dans différents buts :
• En France, dans un but stratégique pour “contenir” militairement l’Allemagne ;
• En Allemagne Fédérale (la demie Allemagne, occupée et soumise), dans l’idée qu’une certaine intégration était l’unique moyen de parvenir à une future réunification et de récupérer une souveraineté acceptée par les autres nations ;
• L’UE intéressait aussi les États-Unis car elle leur permettait d’accroître leur domination et d’organiser un bloc occidental européen fort contre l’URSS et le bloc de l’Est.

Pour faire cohabiter ces projets, il fallait leur trouver un dénominateur commun : bâtir une Europe occidentale prospère et stable et, pour cela, créer l’interdépendance et l’intégration des diverses nations.

Une anecdote qui en dit long

Le traité de janvier 1963 scellant la réconciliation entre la France et l’Allemagne, signé par De Gaulle et Adenauer, ne sera ratifié par le Bundestag que moyennant l’introduction d’un préambule réaffirmant la priorité de l’alliance germano-américaine sur le partenariat franco-allemand ! Un peu auparavant, les autres États de la Communauté avaient fait savoir qu’en matière de sécurité, ils préféraient être gouvernés de loin par les États-Unis que de trop près par le couple franco-allemand.

La première étape en fut la création, à l’instigation de Jean Monnet (entre autres), de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (CECA) fondée par le Traité de Paris en 1951. C’était la première communauté supranationale d’Europe. Elle réunissait la France, la RFA, l’Italie et les pays du Benelux. En 1954, le projet de création d’une Communauté européenne de défense (CED) fut finalement rejeté par l’Assemblée Nationale française.

Le traité de Rome, signé le 25 mars 1957, est considéré comme l’acte de naissance symbolique de l’Union Européenne. Il comporte deux parties : le traité instituant la Communauté économique européenne et le traité créant la Communauté européenne de l’énergie atomique. Instituée aussi en 1957, la Politique Agricole Commune est mise en place à partir de 1962. Suivirent les traités de Maastricht (1992), d’Amsterdam (1997), de Lisbonne (2007), (préparé technocratiquement par une conférence intergouvernementale, instituée pour passer outre au refus démocratique (par référendum) du projet de traité constitutionnel de 2005). Le traité de Lisbonne est entré en vigueur le 1er décembre 2009.

Tout cela pour nous amener à l’usine à gaz technocratique de 28 États que nous connaissons aujourd’hui, régie par l’institution la plus aberrante que l’on ait pu imaginer : une Banque Centrale totalement indépendante.

Mais comment les “peuples fondateurs”, et ceux qui les ont rejoints au fil des ans, se sont-ils laissés ainsi abuser ? Comment cet assemblage s’est-il maintenu jusqu’ici ?

Pour l’historien britannique Eric Hobsbawn, l’intégration européenne s’est créée « tantôt pour les États-Unis, tantôt contre eux », mais c’est « la force de la peur » [3] qui a assuré son maintien : avant tout la peur de l’URSS, mais aussi, en Allemagne, la peur d’une privation éternelle de souveraineté et en France, la peur de l’Allemagne. À quoi il faut ajouter une peur commune des États-Unis, en France et en Allemagne, certaines que Washington feraient toujours passer les intérêts américains avant les leurs.

 La rhétorique des “pères fondateurs”

L’Union Européenne, disaient-ils :
• assurerait la paix à notre continent trop souvent dévasté par des guerres intestines et de sanglantes boucheries ;
• adresserait, par sa création, un message de paix exemplaire aux peuples jusqu’alors soumis aux pires colonialismes génocidaires et “écocidaires” des grandes puissances capitalistes européennes ;
• promettait l’extension des libertés publiques, la prospérité, le bien-être et la “citoyenneté sociale” pour les populations laborieuses européennes qui n’avaient su s’épargner aucune des « expériences amères » du XXème siècle ;
• ferait avancer à l’échelle européenne les grandes conquêtes de l’antifascisme d’après-guerre ;
• et, mieux encore, se proposait d’étendre à tout le continent l’équivalent du programme fondamental du Conseil National de la Résistance française et d’instituer une grande union politique supranationale républicaine démocratique et sociale.

Que reste-t-il de tout cela ? — Rien !

 Le désenchantement

Bien que, depuis ses débuts, il soit resté l’affaire d’une élite, le projet d’union jouissait d’une sorte de consensus mou. Il s’est effondré avec la crise économique et financière.

Il fait aujourd’hui l’objet d’un désenchantement manifeste : en janvier dernier, un sondage Gallup effectué dans les 28 pays de l’UE indiquait que 45% des citoyens étaient opposés à la politique actuelle de Bruxelles/Berlin.

Cela n’a rien d’étonnant. Les populations constatent en effet que la souveraineté nationale a disparu au bénéfice de centres de décisions extérieurs, incontrôlables, si bien que la démocratie devient un concept complètement creux.

Elles ont, surtout dans les pays endettés, le sentiment que l’UE est un régime autoritaire puisqu’il est capable de suspendre les procédures démocratiques en invoquant les urgences économico-financières qui lui permettent de se débarrasser de chefs de gouvernements, de changer en 24 heures des constitutions bien établies, de nommer des technocrates à la tête d’un pays ou d’ignorer des référendums… bref de mettre en œuvre ce que Mme Merkel appelle… « la démocratie conforme au marché » !

Elles s’étonnent de plus en plus du fait que l’Union tolère en son sein de puissants paradis fiscaux (Luxembourg, la Cité de Londres, les Iles Anglo-normandes, … ) qui permettent aux plus riches et aux entreprises d’échapper à l’impôt qu’ils devraient payer dans leur pays.

Adieu donc « les lendemains qui chantent » de l’UE car :
• Qui, sans rougir, peut aujourd’hui parler de garanties démocratiques et de libertés publiques dans une Union Européenne qui tolère d’abominables retours en arrière en Hongrie, en Tchéquie, en Pologne, en Lettonie ou dans l’Espagne de Gallardon [4] et de Fernandez Diaz [5] ?
• Qui, sans se voiler la face, peut continuer à parler de “prospérité” et de “bien-être”dans une UE de plus en plus dévastée par le chômage, le sous-emploi, la précarisation du monde du travail, les baisses de salaire (les jobs à 1 euro [6], les contrats à zéro heure [6]…), le “dumping” social, la spirale déflationniste et la marchandisation privée des services publics ?
• Qui, sans se sentir honteux, peut encore oser rappeler la promesse naïve et démagogique faite dans le traité de Lisbonne d’une Europe 2020 qui allait devenir très rapidement la première puissance mondiale grâce à un programme creux appelé pompeusement « économie de la connaissance » ?
• Qui osera parler de “citoyenneté sociale” dans une UE qui, loin de s’acheminer, à l’échelle d’un continent, vers l’institution d’un État de droit républicain, démocratique et social, procède, sans se cacher, à la mise en place d’une batterie de contre-réformes dictées par les milieux financiers pour imposer à ses États-membres des politiques d’austérité et de diminution des dépenses publiques ?
• Ne sommes-nous pas, au contraire, en train d’assister, en réaction contre le fédéralisme autoritaire imposé par la Troïka et le mal-vivre social qu’elle exige, au désenchaînement de forces centrifuges, quelques fois d’inspiration manifestement démocratiques (comme les mouvements indépendantistes écossais et catalan), mais plus souvent d’inspiration ethnique ou protofasciste (comme en Flandres, en Italie du Nord et dans beaucoup d’autres pays d’Europe centrale et orientale) ?

 

Ainsi l’UE, loin de se constituer en bastion de l’État de droit, démocratique et social inspiré des grands idéaux républicains des Lumières : « Liberté, Egalité, Fraternité », loin de défendre ses populations contre le capitalisme catastrophique, contre-réformateur, mondialisé, n’est-elle pas en train de devenir l’exemple même de la “balkanisation” de l’ordre international ? Loin enfin d’avoir honoré sa promesse d’homogénéisation du développement économique et du progrès social, l’Union Européenne s’est fragmentée en un “Centre” et une “Périphérie”.

Le “projet” européen se réduit finalement à deux interrogations :
Pourquoi avons-nous besoin de l’Union européenne ?
Pourquoi avons-nous besoin de l’euro ?

 Une nouvelle légitimation ?

En panne de nouveaux arguments pour relancer l’UE de leurs rêves, les Europhiles reprennent l’idée forte initiale de “garantie de paix” : « 68 années de paix depuis 1945 ». Dans son discours du 8 mai, François Hollande n’a évidemment pas manqué de rappeler « cette “évidence fondatrice” : l’Europe, c’est la paix ! »

Mais quelle paix ?

Le journaliste Alain Frachon, que l’on ne peut pas soupçonner d’europhobie, écrit [7] dans la chronique International du Monde : « Les États-Unis ont assuré la paix en Europe, pas les Européens ». Regardons donc cette “paix” de plus près :
• Dans les années 50, il n’y avait aucun risque de guerre entre la France et une Allemagne divisée. Le vrai danger était une guerre entre l’Est et l’Ouest et ce risque était renforcé par l’intégration européenne qui, en quelque sorte, était une conséquence de l’idée américaine de la création de l’OTAN (1949) afin de contenir le bloc de l’Est. Ainsi donc, ces « 68 années de paix » que nous avons connues incluent presque un demi-siècle (1949-1989) qui fut une période contrôlée par deux super-puissances nucléaires : c’était une paix sous la menace d’une destruction massive de l’humanité. En outre, ces « 68 années de paix » n’incluent pas les Balkans où une rude guerre s’est déroulée en Yougoslavie avec la participation des grandes puissances européennes, guerre qui s’est traduite par des changements de frontières.
• Et, dans ce même temps, les membres de cette Europe en paix, en voie d’intégration, étaient des pays qui faisaient la guerre hors de leurs frontières : la France en Indochine (1945-1954), puis en Algérie (1954-1962), les Pays-Bas en Indonésie (1945-1949), la Belgique au Congo, la France et l’Angleterre à Suez en 1956. (Le Portugal, entré dans l’Union en 1986, avait fait la guerre en Angola, en Guinée Bissau et au Mozambique entre 1961 et 1975)…

On voit que cette paix des peuples n’est pas très convaincante. Il faut trouver autre chose.

On nous explique alors que l’intégration est nécessaire pour contrer l’émergence des autres, des BRIC [8], de l’Afrique du Sud,… on parle de nouvelles menaces ou de nouveaux défis. « Il faut préserver notre civilisation », nous dit-on, « préserver nos flux commerciaux et nos ressources ». Bref, qu’il n’est plus possible à des nations isolées de conserver seules leurs anciennes dominations impériales dans un monde aujourd’hui globalisé. L’Union serait la seule solution pour assurer leur domination. Ce discours est, bien sûr, entouré des déclarations narcissiques habituelles sur le « continent creuset de la démocratie, de la culture et de la civilisation » – une civilisation moralement supérieure à celle des États-Unis, ajoute-t-on. En réalité ces peurs, habilement répandues, « ils vont nous manger », « c’est la fin de notre civilisation », « la prochaine guerre froide », ou encore « la silencieuse conquête chinoise », n’ont rien d’original. On les trouve dans toutes les revues, sur les rayons des librairies de tous les aéroports européens. Tous les grands médias les rabâchent : pour contrer tous ces dangers il faut être « ensemble pour exister ». La Chancelière Merkel les reprend dans tous ses discours, et s’en sert pour justifier le “démontage” de l’État-providence par la nécessité de s’intégrer dans « l’idéologie 7%-25%-50% »… en coupant dans les 50% qui correspondent aux dépenses sociales. Son ministre des finances, Wolfgang Schäuble, dit la même chose et précise : « il n’y a pour l’Allemagne pas de meilleure alternative politique et économique que celle d’une Europe unie ».

Dans une série de conférences qu’il a faites à Barcelone et à Berlin, R. Poch [9] démonte chacun de ces arguments. Il serait trop long de les développer ici. Mais notons qu’il précise aussi que « dans leurs rêves et dans l’architecture de fédéralisme autoritaire que font Bruxelles et Berlin il reste un ennemi interne : la souveraineté nationale des États. Et, à cause de sa solide tradition républicaine étatique, la France est considérée comme l’obstacle le plus résistant, le point de mire : on la présente donc comme « déphasée » et « incapable de comprendre les grands défis de ce temps »… « l’État est en train de détruire la France », ajoutent-ils. Il faudrait donc tout simplement lui faire adopter les principes de la thèse néolibérale originelle ».

 Faire et défaire, ou défaire pour faire ?

L’Europe doit se défaire et se refaire en même temps, parce que pour la refonder de façon qui en vaille la peine, il n’y a plus d’autre solution que de la démonter. Et si ce n’est pas possible, il faudra revenir à « la structure molle » d’intégration, antérieure au traité de Maastricht (avec ou sans l’euro ??? mais pas avec une Banque centrale indépendante). Cette Europe molle est bien préférable au « plus d’Europe » qu’on nous propose pour construire en fait un véritable espace néolibéral.

Cette refondation n’est cependant pas possible sans une forte réaction citoyenne contre l’Europe d’aujourd’hui, élitiste, capitaliste, oligarchique, qui nous mène avec sa « concurrence libre et non faussée » à une véritable guerre économique.

En attendant, les 507 millions d’Européens voteront (mais pas tous…) pour élire 571 députés (dont 74 par la France). L’innovation, cette fois-ci, est la désignation au niveau de l’Union par chaque parti, ou groupe de partis, d’un chef de file, qui deviendra président de la Commission si son groupe est majoritaire. L’Allemand Martin Schulz a été choisi par les sociaux démocrates, et le Luxembourgeois Jean-Claude Junker par les conservateurs. Selon les traités en vigueur dans l’UE, les chefs d’État et de gouvernement ne font que tenir compte du résultat des élections européennes. Mais la façon dont ont été traités les résultats négatifs au référendum sur le traité constitutionnel en France, aux Pays-Bas et en Irlande, laisse imaginer ce qui se passerait si un autre parti que le parti “populaire” européen, ou l’Alliance “progressiste” des socio-démocrates, remportait les élections…

Mais deux choses sont sûres :
• la première est que ni le Parti populaire de centre-droit, ni les Libéraux, ni les Verts, ni la Social-démocratie, ni les gauches n’ont actuellement une politique commune pour l’Europe. Seule l’extrême-droite, proto-fasciste ou ouvertement néo-fasciste, commence à en avoir une, raciste et démagogique, néolibérale et capitaliste ;
• la seconde est que cette extrême-droite progresse dans toute l’Europe, à la fois directement et progressivement en “intoxiquant” les discours et la politique de la droite, du centre et même du centre-gauche, plus désorienté que jamais.

Alors, pour ne pas la laisser faire, il faut … aller voter.


[1R. Poch, La Vanguardia, 09/04/2014.

[2Antoni Domenech et al., Sinpermisso, www.revistasinpermisso, 16/03/2014.

[3Eric Hobsbawm, L’Âge des extrêmes : Histoire du court XXème siècle (1914-1991), éd. A. Versaille, 2008.

[4Alberto Riuz Gallardon, (PP), ex-maire de Madrid, actuel ministre de la Justice.

[5Fernandez Diaz, (PP), actuel ministre de l’Intérieur

[6Voir Adieu l’emploi ! dans GR 1152

[7Le Monde, 09/05/2014.

[8Brésil, Russie, Inde, Chine.

[9Rafael Poch, correspondant de La Vanguardia à Berlin, après l’avoir été à Moscou et à Pékin.


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