Le secteur minier en accusation
par
Publication : janvier 2014
Mise en ligne : 2 mai 2014
Se pencher sur l’activité des compagnies minières provoque l’effroi. Là, semble se concentrer tout le mal que l’homme est capable d’infliger à l’homme et au Vivant en général. Le secteur minier possède une longue tradition de violence, et aujourd’hui la perspective d’un épuisement des ressources, notamment dans le domaine énergétique, exacerbe les tensions. Dans le texte ci-dessous, Bernard Blavette place d’abord dans son collimateur deux fleurons de la présence française dans le monde : Total et Areva. Ces exemples paradigmatiques lui permettront, dans un second texte, d’élargir son propos à l’ensemble du secteur minier [*] international.
« Total participe au développement économique et social des pays dans lesquels il travaille (…) Total est attentif à la préservation de l’environnement et veille à ne pas porter atteinte aux cultures locales ». (Charte éthique [1]) |
« L’honnêteté, l’intégrité et la loyauté gouvernent en toutes circonstances les pratiques et décisions d’Areva ». (Nos valeurs, Areva [1]) |
À la fin de la dernière guerre mondiale le prestige de notre pays est singulièrement terni par la débâcle de 1940, le régime de Vichy, l’ampleur de la collaboration avec l’occupant, notamment celle des élites. La classe politique, toutes tendances confondues, avec le général De Gaulle en tête, aspire frénétiquement à restaurer la « grandeur française » qui, selon eux, ne peut se fonder que sur la possession de l’arme suprême, la bombe atomique, et « l’indépendance énergétique ». Il s’agit aussi d’impressionner les peuples qui commencent à secouer le joug colonial français. C’est dans ce contexte que vont être portés sur les fonts baptismaux d’une part le Commissariat à l’Energie Atomique (CEA) en 1945, et Framatome (Franco-américaine de construction atomique) en 1958, ancêtre d’Areva, et d’autre part Elf-Aquitaine en 1967, qui fusionnera plus tard (en 2000) avec Total, les différentes cérémonies étant présidées par le même homme, Pierre Guillaumat. Ce proche de De Gaulle avait occupé pendant la guerre un poste important au sein du Bureau Central de Renseignement et d’Action (BCRA), les services secrets créés par le général. Il y fera la connaissance de Jacques Foccart, qui devait devenir le grand maître des basses œuvres de De Gaulle, et il y acquerra un goût prononcé pour l’action clandestine, une forme de dédain pour la démocratie. C’est ainsi qu’il jugera parfaitement légitime d’entreprendre la fabrication de “la bombe”, et d’orienter EDF vers la production d’électricité d’origine nucléaire sans que le moindre débat ne soit organisé à travers le pays. Successivement administrateur du CEA, président d’EDF, Ministre de la défense de De Gaulle en 1958, et premier président d’Elf-Aquitaine à partir de 1967, il imprègnera ses différentes fonctions de son goût du secret et de l’intrigue. Total et Areva (ainsi qu’EDF), du fait de leurs liens étroits avec le « secteur sensible » des affaires militaires, mais aussi à cause de l’impulsion donnée par Guillaumat, conserveront jusqu’à nos jours cette culture de la dissimulation et du cynisme.
Aujourd’hui encore chez Total « l’opacité autour des revenus du pétrole qui rendent possible le financement de multiples opérations inavouables est connu sous le nom de Protocole Guillaumat » [2].
Dans un ouvrage publié il y a quelques mois et intitulé Le courage qui nous manque [3] la juge Eva Joly évoque sa prise en charge, en 1995, de ce que l’on a appelé à l’époque “l’Affaire Elf”, vaste réseau de corruption et d’abus de bien sociaux dont Loïk Le Floch-Prigent fut le “fusible” commode : « Avec mes collaborateurs nous avions alors dessiné un vaste schéma, que j’ai toujours conservé. Il fait huit mètres de long une fois déplié. Il serpente depuis le bureau du directeur des hydrocarbures d’Elf, jusqu’à des comptes obscurs alimentés par exemple par le Gabon d’Omar Bongo […] J’emportais souvent le schéma avec moi au fil des rendez-vous. Je l’étalais sur les tables un peu comme un capitaine au combat sort ses cartes. Les positions ont sans doute varié, les techniques de camouflages se sont sophistiquées, mais le système est là. Les tyrans sont des amis que la France a placés au pouvoir et dont elle protège la fortune et l’influence par de vastes réseaux de corruption ; en échange, ils veillent sur les intérêts et les ressources des entreprises françaises venues creuser le sol ».
Total
Chez Total le temps passe et les pratiques demeurent : l’actuel PDG, Christophe de Margerie, apparenté par sa mère au noble clan Taittinger (Champagne, Cristallerie de Baccarat, parfums Annik Goutal, et, jusqu’en 2005, l’hôtel Crillon), a été mis en examen en 2006 par le juge Philippe Courroye pour quelques broutilles : « complicité d’abus de biens sociaux et complicité de corruption d’agents publics étrangers ». Plus habile que Le Floch-Prigent, il a été relaxé le 8/7/2013 [4]. Pour rire un peu, remarquons en passant que Total s’est vu remettre la “Gouvernance d’Argent 2013” pour « l’excellence de la démocratie actionnariale, la transparence de l’information (!), et la qualité de la communication » dans le cadre de la 10ème édition des Grands Prix du Gouvernement d’Entreprise décerné par l’AGEFI [5]. Les pratiques mafieuses feraient-elles partie de la “bonne gouvernance” de l’entreprise capitaliste ?
Il faut prendre la mesure du monstre engendré par la fusion en 2000 de Totalfina et d’Elf Aquitaine : avec 200 milliards d’euros de chiffre d’affaire (plus de 50 fois le budget du Cameroun) et 12 milliards d’euros de bénéfice en 2012 [6] la société Total est la première entreprise privée française, la dixième entreprise mondiale, elle est aussi la première capitalisation boursière de la zone Euro, elle emploie plus de 100.000 personnes dans le monde. La société Total est présente sur tous les continents, mais son domaine de prédilection est sans conteste l’Afrique, c’est là qu’elle exerce la plénitude de ses pouvoirs, face à des États faibles, pauvres, et dont, main dans la main avec l’État français, elle entretient soigneusement la corruption, car si les élites africaines sont largement corrompues, c’est bien qu’il existe des corrupteurs.
Prenons quelques exemples édifiants des pratiques courantes de Total. En juillet 2008, le président de la Cour Pénale Internationale, Luis Moreno-Ocampo, engage des poursuites contre le Président du Soudan Al Béchir pour génocide, crime contre l’humanité et crimes de guerre dans le cadre de la guerre civile qui déchire le pays. Impavide, la grande tour de verre de La Défense annonce simultanément la reprise des activités de Total au Soudan, suspendues depuis 1984. Comme toujours, la communication tourne à plein régime « Notre présence doit clairement bénéficier aux populations qui sortent d’une longue guerre en contribuant à la pacification, au développement, aux droits de l’homme et à la démocratie » déclare J.-F. Lassalle, Directeur des relations extérieures. Pourtant, à ce moment, Total est la seule des grandes compagnies pétrolières mondiales à s’engager dans ce pays frappé de sanctions internationales. L’argent versé officiellement et officieusement au régime de Khartoum servira presque exclusivement à l’achat d’armements. Chez Total, on semble considérer que du sang dans le pétrole est un bon catalyseur [7].
Si l’on souhaite relater les exploits de Total-Elf en Afrique on ne peut éviter d’évoquer le Gabon, l’un des pays les plus pauvres du monde (l’espérance de vie ne dépasse pas 55 ans) malgré d’importantes richesses minières. C’est le fief véritable de la compagnie. En 1957, le Gabon déclare son indépendance, mais le régime instauré par le Président Léon M’Ba, adoubé par la France qui s’est vu octroyer un véritable droit de pillage sur les richesses du pays, se révèle immédiatement dictatorial. En 1964 le chef de l’État est déposé par de jeunes officiers qui portent au pouvoir son rival Jean-Hilaire Aubanne. Mais on ne bafoue pas impunément la puissance française, et l’armée est envoyée pour rétablir M’Ba sur son trône. Simultanément, Foccart charge Robert Malouvier, membre éminent du contre-espionnage français, d’organiser une garde présidentielle largement financée par les caisses noires d’Elf. Foccart nomme aussi un sinistre trio chargé de faire régner l’ordre et la terreur sur le pays : Maurice Delaunay (qui a déjà montré son savoir-faire en dirigeant de 1956 à 1958 la terrible répression contre le mouvement de libération nationale, l’Union des Populations du Cameroun (UPC), sous les ordres du haut-commissaire de la République Pierre Messmer [8]) est nommé ambassadeur de France à Libreville ; Georges Conan, qualifié par l’encyclopédie en ligne Wikipedia de « policier redoutable, spécialiste des interrogatoires musclés », est chargé d’organiser une police politique qui développe notamment la délation entre Gabonais [9] ; Georges Maîtrier (commandant de gendarmerie qui s’est déjà largement distingué en organisant l’assassinat par l’armée française du leader indépendantiste Um Nyobé au Cameroun en 1958 et celui du premier Président du Togo, Sylvanus Olympio, toujours par l’armée française en 1963 [10]), prend en charge la gendarmerie Gabonaise.
À la mort de M’Ba, Omar Bongo prend le pouvoir (aujourd’hui détenu par son fils). L’ordre est rétabli, Elf peut œuvrer tout à son aise. Que le pillage commence ! Le 8 octobre 1998, l’Assemblée Nationale décide la constitution d’une « Mission d’information sur le rôle des compagnies pétrolières ». Dans le cadre d’une audition, le journaliste d’investigation Pierre Péan déclare « Le Gabon a été une excroissance de la République Française dirigée conjointement par Jacques Foccart, le Parti gaulliste et Elf ».
Terminons ce petit tour africain par les aventures de Total au Nigéria. Dans un billet publié le 11/12/2012, l’association Survie rapporte que l’ancien directeur de l’Agence nigériane anti-corruption (EFCC), Nuhu Ribadu, vient de dévoiler un rapport qui avait été classé sans suite lorsqu’il était en fonctions. Suivant ce document, pas moins de 43 milliards d’euros ont été soustraits à l’État nigérien entre 2005 et 2011 par The Nigerian Liquefied Natural Gas, Compagnie dont Shell, l’italien ENI et Total sont les principaux actionnaires. Nuhu Ribadu souligne que les procédures frauduleuses sont les mêmes qu’au Gabon : vol massif de pétrole, royalties non versées, utilisation de prix inférieurs à ceux du marché…
Pourtant, ce portrait de la compagnie Total serait incomplet si nous n’évoquions pas les activités de la société en Birmanie et sa collusion avec le régime militaire. Selon le journaliste d’investigation Francis Christophe « Si une enquête judiciaire était diligentée sur l’action de Total en Birmanie, elle ne manquerait pas de faire apparaître que les dirigeants du pétrolier français ne sont pas à l’abri d’une mise en examen pour complicité de nettoyage ethnique, travail forcé et blanchiment d’argent de la drogue » [11]. De son côté, Libération note que Total a dû verser 5 millions de dollars de dommages et intérêts à des Birmans qui avaient été soumis à du travail forcé, afin d’éviter que le scandale ne s’ébruite trop [12]. Mais la condamnation la plus sévère viendra de l’ONG américano-thaïlandaise Earth Rights International (ERI) : dans un article du 5/7/2010 intitulé « Total accusé de complicité d’assassinat et de travail forcé en Birmanie », Libération rend compte des conclusions du dernier rapport de l’ERI : depuis 1998, les membres dirigeants de la junte auraient touché pas moins de 4 milliards d’euros provenant de revenus pétroliers occultes. Les fonds auraient été versés dans deux banques de Singapour spécialistes des opérations douteuses : Overseas Chinese Banking Corporation (OCBC) et DBS Group.
Pas moins de 14 bataillons de l’armée Birmane sont stationnés à proximité des gisements pétroliers et des oléoducs. Le bataillon 282, officiellement chargé d’assurer la sécurité des personnels de Total, procède aussi, lorsque cela s’avère nécessaire, à l’élimination ciblée des éléments jugés dangereux et subversifs.
Pourtant, jamais à court d’initiatives, les services de communication de Total avaient commandé en 2003 à Bernard Kouchner un rapport destiné à disculper le groupe de toutes accusations malveillantes. Pour ce petit service le ”French doctor” aurait alors touché une enveloppe de 25.000 euros [13].
Signalons aussi le fait, étrange, que Francis Perrin, directeur de la revue professionnelle Pétrole et gaz, ait été pendant 4 ans (de 2008 à 2011) vice-président d’Amnesty International France. Étrange coïncidence, la grande association de défense des droits de l’homme a été singulièrement discrète sur les agissements de Total en Birmanie [14]… Une certaine ouverture se manifeste aujourd’hui en Birmanie, Aung San Suu Kiy a été libérée et élue députée. La prix Nobel de la paix, qui était auparavant extrêmement sévère à l’égard de Total, a déclaré le 14/6/2012 dans une conférence de presse à Genève, après une rencontre avec Christophe de Margerie, « Total est un investisseur responsable ». Habileté politique ? Pragmatisme ? Corruption déjà ? Je n’ai pas le cœur à le dire. À nos lecteurs de juger.
Terminons ce portrait de Total, et, à travers lui, de l’industrie pétrolière mondiale, par un retour sur ce rapport de la « Mission d’information sur le rôle des compagnies pétrolières » créée par la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée Nationale en 1998. Bien sûr, le rapport a été placé dans un tiroir et il n’intéresse que les souris, mais sa lecture, même rapide, est édifiante [15]. Il suffit seulement de lister les têtes de chapitre :
• Un respect aléatoire des normes éthiques par les compagnies pétrolières.
• Des conventions internationales peu efficaces.
• Absence de contrôles indépendants.
• Opacité des systèmes de prise de décisions.
• Le jeu trouble d’Elf.
• L’ombre d’Elf sur la tragédie congolaise.
Dans leurs conclusions, les rapporteurs notent que « l’industrie pétrolière n’offre pas l’exemple d’une activité s’ouvrant spontanément aux investigations ». Les rapporteurs évoquent « les fausses pistes », « les traquenards intellectuels », « les inexactitudes », « les tentatives d’enlisement » auxquels ont dû faire face les enquêteurs.
Fermez le ban, tout est dit !
Areva
Tournons-nous maintenant vers l’autre pieuvre, Areva, et prenons tout d’abord la mesure de la bête. Areva est une société de droit privé créée en 2001 par la fusion de la Cogema, de Framatome et de Technicatome, et détenue à plus de 80% par l’État français. En 2012, elle a réalisé un chiffre d’affaires consolidé de 9.342 millions d’euros. Elle intervient dans 45 pays dans le monde, mais ses activités minières, qui nous intéressent ici, se déroulent essentiellement en Afrique (deux mines au Niger et une en Namibie) et plus récemment au Kazakhstan (deux mines) où le Président Noursoultan Nazarbaïev se révèle un despote accueillant. Luc Oursel est le directeur d’Areva depuis 2011, succédant à Anne Lauvergeon. Comme Total, la société déploie une intense communication, notamment à travers la Fondation Areva qui sponsorise de multiples activités sportives, culturelles, éducatives… Areva n’hésite pas à faire appel à des personnalités censées bénéficier d’une bonne image dans le public, ainsi Nicole Notat, ancienne patronne de la CFDT et qui dirige la société Vigéo se présentant comme « une agence indépendante de mesure de la responsabilité sociale des entreprises »… Surprise ! Vigéo compte la société Total parmi ses actionnaires, à qui elle a, comme par hasard, déjà décerné un « brevet éthique » [16]. Fondations caritatives, déclarations vertueuses, autant de manteaux destinés à camoufler l’inqualifiable des pratiques réelles….
Plus encore que le secteur pétrolier, la grande saga de l’industrie nucléaire française commence dans le sang. Comme nous l’avons déjà évoqué, dès la fin de la seconde guerre mondiale, les décideurs français cherchent fébrilement à fabriquer “la bombe”. Et pour cela, il faut de l’uranium dont notre pays est dépourvu. En 1946, les prospecteurs pensent avoir découvert l’eldorado à Vinaninkaréna, dans la grande île de Madagascar que les Anglais viennent de restituer à la “France libre”. Mais l’île connaît simultanément une poussée nationaliste qui l’incite à déclencher en 1947 une insurrection que le ministre (socialiste !) de la France d’outre-mer, Marius Moutet, donne l’ordre de réprimer « par tous les moyens », suivant les termes du télégramme expédié au haut-commissaire de la République. Le moins que l’on puisse dire est qu’il sera obéi au-delà de toute espérance. La répression est d’une rare férocité. Le nombre de victimes est officiellement de 11.342 morts, mais aujourd’hui les historiens l’estiment entre 45.000 et 90.000, toutes les archives n’étant pas accessibles, ce qui n’a rien d’étonnant. On ne peut manquer de signaler que fut inventée à cette occasion une méthode de répression, dont notre pays et l’humanité peuvent s’enorgueillir, et qui devait être appelée à un large succès : précipiter des prisonniers dans le vide depuis un avion devant les villageois rassemblés. Ce procédé sera repris durant la guerre d’Algérie, et séduira les dictateurs sud-américains…
Mais le grotesque de ce tragique épisode réside dans le fait que le site s’avèrera finalement décevant et sera rapidement abandonné [17]…
La prospection, tout azimut, se poursuit donc dans les colonies. Et ce n’est qu’en 1956 que le premier gisement de grande ampleur est découvert sur le site de Mounana au Gabon. Ce malheureux pays, riche en ressources, va alors être la proie de la voracité simultanée des deux vautours Total et Cogema-Areva dont Luc Oursel sera d’ailleurs le directeur de la filiale locale (Comuf) en 1982-1983. Entre 1961 et 1999, date de la cessation d’activité, environ 27.000 tonnes de minerais ont été extraites, dans le cadre de contrats léonins, comme d’habitude. Selon les experts, il s’agit « du succès le plus remarquable de l’histoire minière uranifère française ». Mais pour les populations locales, il s’agit d’un désastre social et écologique de grande ampleur : « l’ancienne ville minière est devenue une ville sinistrée, ravagée par le chômage, dont les habitants ont continué à vivre au contact direct des déchets chimiques et radioactifs déversés dans les sols, les eaux ou réutilisés pour la construction de leurs maisons » [18] .
De son côté, l’association Sherpa déclare « Après la fermeture de la mine, la réhabilitation du site s’est d’avantage apparentée à une dissémination, voire à une dissimulation des déchets qu’à leur confinement, les terrains d’extraction ayant été transformés en véritables poubelles géantes » [19]. Enfin, selon une étude diligentée par le Parlement européen en 2010, « les nouvelles explorations par Areva, qui envisage de reprendre l’exploitation dans le pays, laissent percevoir peu, voire aucun changement dans les mesures de sécurité adoptées » [20]. Pourtant on ne peut pas manquer de signaler qu’en 2009 l’association Sherpa, financièrement exsangue, recevra 80.000 euros d’Areva sous le prétexte de « réaliser des études conjointes au Gabon et au Niger » [21]. Ceci est à rapprocher de l’infiltration, que nous avons déjà évoquée, d’Amnesty International par le lobby des compagnies pétrolières, et montre de façon saisissante comment des sociétés devenues toutes puissantes s’efforcent de neutraliser les derniers contre-pouvoirs.
Mais la vraie terre d’élection d’Areva se situe au Niger où elle exploite depuis 1970, sur le site d’Arlit, deux mines qui ont fourni jusqu’ici la majeure partie des besoins français en uranium. Des négociations sont actuellement en cours pour l’ouverture, en 2015, de la mine d’Imouraren qui pourrait s’avérer être le deuxième gisement mondial, après celui d’Olympic Dam en Australie. On épargnera au lecteur l’exposé détaillé des appétits qui s’aiguisent face à des enjeux d’une telle ampleur, le scénario étant similaire à celui que nous avons exposé pour le Gabon : ingérences néo-coloniales, négociations opaques, corruption et pressions de toutes sortes, contrats léonins. Sur ce dernier point l’association Oxfam estime que 13% seulement de la valeur de l’uranium extrait sur le site d’Arlit revient au Niger. Areva refuse de rendre public les conclusions d’un audit réalisé par l’Agence Bearing Point. Par contre nous nous concentrerons sur les conséquences pour le Niger de 40 ans d’exploitation du site d’Arlit. Le mépris pour la vie des populations autochtones est une constante des industries extractives en général, il n’est donc pas surprenant que le Niger subisse aujourd’hui une triple catastrophe : écologique, sanitaire, sociale.
- Arlit, Niger, photo diffusée par Google.
Après avoir effectué ses propres mesures scientifiques et recueilli de nombreux témoignages, l’association Greenpeace déclare « lentement mais sûrement, l’air, le sol, l’eau et les hommes sont empoisonnés, ne laissant au Niger rien d’autre qu’un désastre écologique dont les conséquences pèseront pendant plusieurs milliers d’années sur l’environnement et la santé des Nigériens » [22]. Je crois qu’aucun d’entre nous ne réalise pleinement les conséquences de l’exploitation de grande ampleur de mines d’uranium à ciel ouvert : pour chaque kg d’uranium produit, 335 kg de déchets sont rejetés à l’air libre, et ils contiennent 70% à 80% de la radioactivité d’origine du minerai. À Arlit, on compte 35 millions de tonnes de déchets accumulés en 40 ans d’exploitation. Les procédés d’extraction et les montagnes de déchets produisent des poussières radioactives qui contaminent l’environnement, faisant courir de graves risques d’irradiation. La ville d’Arlit est parfois « plongée dans une poussière suffocante… » Il faut signaler de plus la présence de radon, gaz radioactif qui s’échappe des mines et qui, en se décomposant, produit des métaux lourds et polluants. Et noter aussi, bien évidemment, le haut degré de pollution des nappes phréatiques. Enfin la faune et la flore, abondantes avant le début de l’exploitation, ont largement disparu [23].
On n’ose pas imaginer le désastre qui se profile avec l’ouverture annoncée de la gigantesque mine à ciel ouvert d’Imouraren…
Pollutions diverses, pathologies liées à la radioactivité, Areva nie tout en bloc et se présente comme « un partenaire industriel fidèle et un acteur social responsable ». Nombreux pourtant sont les salariés qui s’inquiètent de voir leurs camarades mourir prématurément de maux mystérieux. Par exemple, selon le CRIIRAD, le taux de mortalité lié à des problèmes respiratoires est deux fois plus élevé à Arlit que dans le reste du pays. Areva a bien construit à Arlit deux hôpitaux ultra modernes qui dispensent des soins gratuits, ce qui n’est pas négligeable, mais le personnel médical est exclusivement composé de salariés d’Areva et il semble bien que la préoccupation principale soit d’empêcher que des liens soient établis entre les pathologies constatées et la radioactivité ambiante… Une des dernières combines consiste à attribuer au Sida nombre de maladies [24].
Il est très difficile à la population locale de réagir parce que Areva est, bien évidemment, le plus important employeur du secteur. Alors à Arlit, chacun se trouve placé devant un choix tragique : l’irradiation ou la misère… Comme dans de nombreux autres pays, riches en ressources naturelles et soumis à un pillage intensif, la population du Niger est extrêmement pauvre, l’avant-dernière sur l’échelle de l’Indice de Développement Humain de l’ONU.
Face à la tragédie qui vient d’être exposée l’indifférence des peuples riches du nord est presque totale. Les stratégies de communication de Total, d’Areva, et de l’ensemble des lobbies miniers, fonctionnent à la perfection : elles disent ce que nous souhaitons entendre, car elles s’adressent à des oreilles complaisantes, qui n’aspirent qu’à sauvegarder tranquillité, bien-être… et bonne conscience.
C’est par lâcheté que nous avons libéré des forces qui nous échappent. Car promouvoir des désirs infinis dans un monde fini relève de l’inconscience la plus totale. Sous un mince et fragile verni d’humanité, le goût pour le meurtre et le pillage demeure profondément enraciné, et il se pourrait que, dans un futur bien plus proche que nous ne l’imaginons, la cupidité portée à son plus haut degré d’exacerbation vienne frapper à nos portes de privilégiés…
[*] NB. L’industrie pétrolière n’appartient pas au secteur minier stricto sensu. Cependant il s’agit dans les deux cas d’industries extractives dont les comportements sont identiques. J’ai donc pris la liberté de les rassembler sous le même vocable de "secteur minier”. B. B.
[1] L’intégralité de ces documents est consultable sur les sites internet des deux sociétés.
[2] Raphaël Granvaud, Areva en Afrique, p.26, éd. Agone/Survie, 2012.
[3] éd. des Arènes, mai 2013.
[4] Prudent, “Big Moustache” comme on le surnomme chez Total, déjeune régulièrement avec son avocat (L’Express du 1/4/2007).
[5] Mentionné dans Le journal des Actionnaires de Total n°43 (automne 2013). L’AGEFI (Agence Economique et Financière) est un groupe de presse économique suisse.
[6] Ces chiffres officiels sont, fort probablement, largement sous-évalués.
[7] Voir sur ce point France-Afrique, diplomatie, business et dictature p.23 , éd. Survie, mars 2009.
[8] Areva en Afrique, p.44, Pour plus de détails sur cette guerre terrible qui a fait plusieurs dizaines de milliers de morts entre 1950 et 1960 voir notamment Guerre française au Cameroun : la France toujours dans le déni, par Alain Batchy sur le site de l’association Survie (4/11/2013).
[9] Areva en Afrique, p. 45.
[10] Areva en Afrique, p. 45. Sur l’assassinat d’Um Nyobé voir Ruben Um Nyobé, un assassinat programmé, par Jean Chatain dans L’Humanité, 22/3/2013. Sur l’assassinat de Sylvanus Olympio voir Qui a tué l’ancien président Sylvanus Olympio ? par Christophe Boisbouvier, Jeune Afrique, 18/1/2013.
[11] Total : les dessous du chevalier blanc du pétrole, par Francis Christophe, Golias magazine (1999). Cité dans France-Afrique, diplomatie, business et dictature, p.22.
[12] La diplomatie française en pleine hypocrisie, par Christian Losson, Libération du 28/9/2007, cité dans France-Afrique, diplomatie, business et dictature, p.22.
[13] Le rapport Kouchner est de notoriété publique, voir :
• dans Libération du 30/11/2005 : l’article de Philippe Grangereau Travail forcé en Birmanie : Total paie ;
• dans Le Monde du 12/12/2003, l’article de Erich Iniyan Travail forcé en Birmanie : Bernard Kouchner au coté de Total" ;
• dans Le NouvelObservateur du 27/9/2007,
Quand Bernard Kouchner travaillait pour Total ;
• ou encore : Réaction de la FIDH au rapport de
B. Kouchner" (sur la Birmanie) du 24/2/2005.
[14] Apparemment Francis Perrin continue de donner des conférences sous l’égide d’Amnesty International comme le montre le site internet de l’organisation.
[15] L’intégralité du rapport est facilement consultable sur le site de l’Assemblée Nationale.
[16] Areva en Afrique, p. 225.
[17] Areva en Afrique, p.32 à 35. À signaler la transcription passionnante sur le site internet du Sénat, de la séance consacrée à la situation à Madagascar (24/7/1947).
[18] Areva en Afrique, p. 237.
[19] Areva au Gabon, rapport d’enquête sur la situation des travailleurs de la Comuf, filiale du groupe Areva–Cogema, Sherpa (4/4/2007). Sherpa est une association française visant à « protéger et défendre les populations victimes de crimes économiques ».
[20] Utilisation de matériaux contaminés par la radioactivité pour la construction d’habitations à proximité des mines d’uranium au Gabon et au Niger, par S. Veit et Srebotnjak, Parlement Européen (nov. 2010).
[21] Voir Areva en Afrique, p. 239 et L’Expansion, 5/1/2010, Areva finance ses juges.
[22] L’héritage radioactif d’Areva dans les villes du désert nigérien, Greenpeace (2010).
[23] Sur ces différents points, voir Areva en Afrique p. 160 à 171 et Compte-rendu de mission à Arlit, Niger, Commission de recherche et d’information indépendante sur la radioactivité (CRIIRAD), déc. 2003.
[24] Sur la question sanitaire voir Areva en Afrique p. 173 à 179.