Les années lourdes


par  M. DUBOIS
Publication : octobre 1985
Mise en ligne : 31 mars 2008

Qui de nous ne connaît Albert Ducrocq ? Les vieux militants se souviennent peut-être des conférences que Jacques Duboin organisait, dans les années 50, à la Sorbonne. Au cours de l’une d’elles, un jeune savant déjà célèbre par ses écrits, et par son « renard » électronique, ancêtre de tous les robots actuels, était venu affirmer que les progrès de la technologie, déjà prévisibles à cette époque, allaient bien dans le sens des modifications du système économique préconisées par les « abondancistes », comme on les appelait alors. C’était Albert Ducrocq.
Bien des années plus tard, dans son célèbre ouvrage sur la conquête de la lune, Albert Ducrocq ne- craignait pas de récidiver, et de rendre à Jacques Duboin, nommément cité, un juste hommage dont nous nous étions fait l’écho (voir G.R. n° 586). Nous avions d’ailleurs été, à ma connaissance, le seul journal à le faire.
Nous voici en 1985, à 15 ans de l’an 2000. Avec toute l’autorité de sa maturité, Albert Ducrocq publie aux éditions Pion un nouveau livre intitulé « Le futur aujourd’hui », et précisément consacré à ces 15 années destinées à changer profondément notre vie quotidienne.
Sur le plan scientifique, c’est une étude marginale, richement documentée, et se voulant résolument pragmatique en dépit de ses prédictions d’avant-garde.
Sans vouloir en présenter ici une analyse exhaustive, d’ailleurs malaisée vu l’ampleur des sujets traités, nous signalerons tout de même plusieurs des grands problèmes de notre temps  : profondes modifications de la nature par l’informatique et l’électronique  ; révolution de l’industrie automobile par l’invasion des robots  ; création de nouveaux éléments chimiques, matériaux de l’industrie de demain ; révolutions dans l’agriculture grâce aux progrès du génie génétique et à la maîtrise des bactéries ; création de nouveaux médicaments, notamment dans l’apesanteur spatiale ; applications civiles et militaires du laser, des fibres et des capteurs otpiques  ; maisons « intelligentes » de l’an 2000, et nouveaux urbanismes  ; généralisation des ports, etc...
Mais une fois de plus, Albert Ducrocq ne se limite pas aux perspectives technologiques, aussi passionnantes soient-elles. Le centre d’intérêt essentiel reste pour lui l’homme, et ceci l’amène à consacrer plusieurs chapitres à des sujets nous concernant au premier chef  : l’emploi - la nouvelle économie - la monnaie.
Et là, Albert Ducrocq ne tergiverse pas, ne biaise pas. Jugez-en plutôt par les quelques extraits et résumés suivants :

sur l’emploi
Pages 165 et 166
« L’inanité de l’emploi pour l’emploi avait autrefois été dénoncé par Jacques Duboin. A ceux qui lui rapportaient l’interdiction faite par une municipalité à des terrassiers de recourir à des bennes, de sorte qu’il avait été possible d’employer beaucoup plus de travailleurs utilisant des pelles, l’inventeur de l’économie distributive avait fait remarquer, non sans un certain humour noir, que l’on aurait engagé des personnes en nombre plus grand encore si on leur avait donné des petites cuillères pour accomplir leur tâche. Vous souriez ? Or, au cours dés années écoulées, on a parfois distribué beaucoup de cuillères ».

sur la monnaie
Pages 273 à 287
Albert Ducrocq stigmatise d’abord l’erreur consistant à voir dans la monnaie une entité ayant une existence propre, indépendante de l’activité économique et industrielle : les réalités, dit-il, sont économiques. Dans l’absolu une société aussi évoluée que la nôtre pourrait fonctionner sans aucune monnaie.
« Comment ? Il suffirait d’imaginer que les hommes continueraient à exercer leur activité actuelle, à assurer les mêmes productions, leurs besoins étant satisfaits de la même manière mais sans aucun mouvement financier. Autrement dit la nourriture, les voyages, les objets de toute nature seraient gratuits. Nul ne toucherait de salaire et les Etats n’auraient aucune dépense interne - ils n’auraient pas à payer les fonctionnaires comme ils n’auraient aucune dépense externe dès l’instant où sur la planète tous les pays joueraient le jeu. Imaginez un instant une telle situation et posez-vous la question : qu’y aurait-il de changé ?
La réponse serait : rien. Si ce n’est que vous simplifieriez considérablement la situation, car tous ceux qui, à quelques titres, ont des professions touchant à la finance se trouveraient au repos. Il n’y aurait même pas d’allocation de chômageà leur verser puisqu’ils pourraient dans ce système prétendre continuer à bénéficier des mêmes avantages qu’aujourd’hui. De surcroît tous les individus seraient dégagés de toute préoccupation financière. Mais cela étant la machine économique pourrait tourner exactement de la même manière ».
Bien entendu, Albert Ducrocq n’emploie cette présentation que pour mieux nous faire saisir le véritable rôle de la monnaie, et ne cache pas qu’il faudrait postuler sur l’honnêteté des hommes. « C’est là, dit-il, un pieux contrat moral, peut-être concevable au sein d’une famille ou d’une collectivité dont tous les membres se connaissent, mais absolument utopique et inique à l’échelle de la planète, ou seulement d’un pays  ».
Rappelant ensuite que la somme a un sens comptable, mais est dépourvue de signification économique, il analyse le fonctionnement de la monnaie électronique et ses possibilités de décrire la vie économique en des termes suffisants pour la modéliser en direct, grâce à l’introduction dans l’ordinateur non seulement du prix de la marchandise, mais aussi du numéro de code qui la désigne.

la nouvelle économie
Pages 285 à 288
« Il y aura toutefois plus important dans la mesure où, avec la monnaie électronique, les économies devront abandonner l’actuelle formule de la redistribution au profit de la distribution.
En fait, une monnaie-jeton devrait être créée en même temps que les- biens et supprimée au moment de leur consommation.
La monnaie, notons-nous, entend exprimer la vie économique, comme le langage décrit le monde extérieur dont il constitue une représentation, indépendante de ce monde et ayant de ce fait sa vie propre. Ainsi, avec le temps, le langage parlé connut la transformation appelée dérive ; peu à peu la prononciation des mots changea dans le sens d’une loi du moindre effort. Or l’inflation est d’une certaine manière à la monnaie ce que la dérive est au langage. Et au même titre que l’imprimerie favorisa grandement le développement du langage écrit, figeant l’orthographe, on peut attendre que, devenue électronique, la monnaie échappe à ce mal de l’inflation, largement dû au fait que, dans les circuits financiers, la masse monétaire tournait hier en rond, gonflée à chaque cycle d’injections injustifiées.
Il pourrait ne plus en aller de même avec la substitution à ce modèle circulaire d’un modèle linéaire. Et justement, rien ne vous oblige à faire tourner en rond votre monnaie électronique. Dès l’instant où en regard de la monnaie vous mentionnez son affectation, vous partez d’une source : aussi longtemps que vous lui ajouterez de la valeur, vous aurez le droit de créer de la monnaie et cette dernière disparaîtra dans les puits de consommation.
Telles seront sans doute les bases de l’économie du XXIe siècle, une économie qui, en outre, présentera la caractéristique de faire de plus en plus payer les machines. Comment en serait-il autrement dès l’instant où les tâches des hommes vont relever de plus en plus du logiciel, la production étant le fait des machines ?
Si vous deviez conserver les bases actuelles, une installation vétuste qui emploierait une maind’oeuvre importante se trouverait fortement imposée. Les charges seraient au contraire insignifiantes pour une usine automatique dont la production serait considérable  : ainsi la monnaie électronique sera, dans l’avenir, conduite à partir du travail des machines pour être distribuée aux hommes.

Oui, nous nous acheminons vers une économie distributive appelée à prendre d’abord pour critère de la répartition des richesses les besoins individuels et collectifs. Tout le mouvement actuel d’allocations, retraites, sécurité sociale, et aides de toute nature s’inscrit déjà dans une telle perspective. Mais également le téléphone relève de cette philosophie : le coût véritable d’une ligne est aujourd’hui voisin de 10 000 F. Les PTT vous font payer beaucoup moins parce qu’il y va de l’intérêt de la société que vous ayez le téléphone. Et de même lorsque vous achetez votre billet d’avion, comprenez que la collectivité a payé pour vous une somme du même ordre en finançant la construction de l’aéroport. Sur un plan économique, le fait nouveau est, à l’heure d’une large dématérialisation des valeurs commerciales, la perspective d’un lien toujours plus lâche entre la contribution des hommes à une production - dont nous savons qu’ils en seront de plus en plus déconnectés physiquement - et la destination de cette production.
A l’ère des logiciels, au demeurant, tout le travail ne se situe-t-il pas au niveau de la programmation ? Il vous faut d’une part concevoir les circuits, d’autre part conditionner les machines. Alors le prix de l’opération dépendra peu du volume de la production si cette dernière ne requiert guère de matières premières. Et dans ces conditions, une production étant lancée, on ne voit pas pourquoi on la stopperait après avoir satisfait ceux qui peuvent payer le système de distribution actuel. On pourra laisser la production se poursuivre pour assurer le bien à tous ceux qui le souhaitent et auxquels la possibilité de l’obtenir sera donnée dès l’instant où la création des biens s’accompagnera automatiquement de la monnaie nécessaire à leur acquisition. La notion, naguère chère aux économistes, de coût marginal est en tout état de cause caduque dès l’instant où le prix de revient d’une production consiste essentiellement en des créations d’équipements et de logiciels en amont de la fabrication elle-même.
Nombre de partisans de l’économie distributive nous la présentent « non marchande, sans salariat, ni monnaie ». Ce serait dans l’absolu possible, mais ce serait sans doute aussi théorique que notre modèle ci-dessus évoqué de société sans monnaie. La monnaie sera aussi nécessaire dans l’économie distributive que dans l’économie actuelle. La différence tiendra au caractère linéaire de la seconde avec, dans chaque tranche de temps, création d’une quantité de monnaie reflétant la production.
Très prometteuse dans la mesure où elle annonce une réconciliation - ou plus exactement une harmonieuse synthèse - du capitalisme et du socialisme, cette économie distributive ne saurait être attendue dans l’immédiat si- la monnaie électronique doit en être l’instrument ».
Après cette prise de position on ne peut plus catégorique, Albert Ducrocq développe sa théorie de la monnaie à deux dimensions :
- la monnaie de consommation proprement dite, à circulation horizontale dans toute l’économie, en ce sens que l’argent gagné dans l’année est dépensé dans l’année ;
- la monnaie d’investissement à circulation verticale, figée dans une branche de l’économie pour redevenir disponible seulement au bout d’un certain nombre d’années.
« C’est un peu comme dans nos immeubles où existent des canalisations d’eau froide et des canalisations d’eau chaude : pour alimenter les unes et les autres, on utilise la même eau, mais elles ont des fonctions différentes et on évitera de les mélanger ».
Nous arrêterons là les citations, mais sachez que nous pourrions reproduire des chapitres entiers à l’appui de nos propres analyses. Dans ce livre les jeunes pourront trouver bien des motifs pour réfléchir, peut-être même s’enthousiasmer et agir enfin-de manière constructive. Quant aux vieux compagnons de lutte de Jacques Duboin, parfois découragés devant l’échec apparent de leurs efforts et le spectacle de notre monde en folie, ils y puiseront, j’en suis certain, un grand réconfort et un renouveau de confiance. Je me souviens d’un soir d’automne où, à la terrasse du Terminus près -de la gare St Lazare, nous avions une fois de plus, Jacques Duboin et moi, « refait le monde » devant notre pot. Au moment de nous séparer, il me mit la main sur l’épaule et me dit : « Tu sais, en toute honnêteté, nous venons encore de rêver. Je ne verrai pas l’économie distributive, ni peut-être toi non plus. Mais tes enfants, eux, la verront... ou alors !!... ».
La réponse ? Ces années lourdes, lourdes de toutes les espérances, mais aussi des plus effrayantes menaces, vont nous la donner. Nous pouvons, nous devons peser sur les événements.


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Fichiers ePub et PDF du livre Les Affranchis de l’an 2000 de Marie-Louise DUBOIN.