Il devient très difficile de trouver un quotidien
qui n’annonce pas de nouvelles suppressions d’emplois, au point que
la grande relève de l’homme par le robot, dans pratiquement toutes
les tâches, commence à être un fait reconnu. Mais
quand, partant de ce fait, on explique qu’il va bien falloir qu’on s’organise
pour travailler moins (et nous, nous ajoutons : pour que les robots
travaillent pour nous tous), on se heurte à des habitudes séculaires,
voire millénaires, qui ont fait du travail une raison d’être
!... Qu’il est difficile alors dé faire admettre que ne plus
être oblige, pour gagner son pouvoir d’achat, d’aller tous les
jours accomplir une tâche précise et imposée, ne
signifie pas n’avoir plus rien à faire !
Ceci est tellement nouveau, et parait donc si étrange, que beaucoup
de gens répliquent avec conviction que dans une economie distributive,
(c’est-à-dire gérée de façon à partager
le travail qui reste entre tous, et en donnant à tous un pouvoir
d’achat croissant avec la production,) tout le monde s’ennuierait abominablement
et, par conséquent, se mettrait à boire ou à se
droguer.
Evidemment, rien ne prouve de telles affirmations. On peut montrer,
au contraire, qu’il existe une foule d’activités, susceptibles
de procurer d’immenses et saines satisfactions, mais qui nous sont actuellement
interdites dans ce système economique, parce que « non
rentables ». Il est d’autre part fort probable que le nombre et
la diversité de ces occupations ne pourraient que croître
dans une societe qui pourrait se donner les moyens de consacrer à
l’enseignement et à la recherche une part de son activité
beaucoup plus importante qu’aujourd’hui.
Mais n’essayons même pas de spéculer sur ce qui serait
ou ne serait pas dans d’autres condi tions. Regardons la réalité.
***
Côté Est, on vient d’apprendre que le
gouvernement de l’URSS a pris d’énergiques et sévères
mesures pour essayer de diminuer la consommation d’alcool. Je n’ai plus
en mémoire les chiffres publies alors sur la consommation de
Vodka par les soviétiques, mais cela ne m’a pas semble être
l’indice que la majorité d’entre eux soient tellement «
bien dans leur peau ».
Côte Ouest, est-ce mieux ? Un hebdomadaire americain, FORTUNE,
a publie en juin dernier une enquête édifiante de huit
pages sur un aspect trop méconnu de cette société
qui s’enorgueillit d’avoir des cadres tellement dynamiques et si hautement
compétitifs... Sous le titre « Traînée de poudre
à Wall Streat », LE MONDE du 16 Août a resumé
cette enquête :
« Cocaïne, médicaments divers, voire héroïne,
les drogues ont frappé le monde des affaires comme une tempête »,
dit le directeur d’une chaîne d’hôpitaux spécialisés
dans la désintoxication. Il assure avoir constaté depuis
cinq ans une augmentation de 100 du nombre des dirigeants de haut niveau
venus le consulter.
Les raisons de cette traînée de poudre ?... Dans leurs
fonctions, les qualités prêtées notamment à
la cocaïne - « défonce » favorite des boursiers
et des managers - leur paraissent d’autant plus attirantes : confiance
en soi accrue, absence de scrupules, résistance au stress, etc...
»
Ces qualités tant recherchées font donc l’affaire des
revendeurs de drogue qui se « recrutent, eux aussi, précise
l’hebdomadaire américain, dans les rangs des managers de très
haut niveau. Ainsi du Président d’une des cinq cents premières
entreprises cotées à la Bourse de New-York. Il organise,
selon un témoin cité par la revue, après ses réunions
de travail, à l’hôtel Plaza, pour des clients privilégiés
des parties décrites en trois mots : limos, bimbos and lines
(limousines, filles et lignes (de cocaïne)...
Enfin, la pratique s’est à ce point répandue... qu’on
trouve à Manhatta, dans les boutiques spécialisées
dans les articles pour drogués (!) la panoplie de parfait cocaïnomane...
vendue dans une élégante pochette ».
L’enquête explique qu’il n’est pas facile de déceler, au
début, les cadres qui se droguent, car « le premier symptôme,
la paranoïa, ne les distinguent pas toujours aisément de
leurs pairs ». LE MONDE rapporte que cette situation devient désastreuse
pour l’entreprise qui emploie ces cadres. Et pas seulement à
cause de la difficulté de les déceler au début,
puis de les amener à accepter une cure de désintoxication.
Non, l’embarras de ces entreprises, explique l’enquête, est que
« cette défonce n’a pas pour elle que des inconvénients.
Les cadres drogués à la cocaïne sont aussi souvent,
du moins jusqu’à un certain point, des intoxiqués du boulot.
Certains employeurs, surtout à la Bourse, note FORTUNE non sans
quelque embarras, ont une attitude ambiguë face à ce problème,
redoutant de voir leurs meilleurs éléments, une fois désintoxiqués,
perdre leurs « qualités ».
***
Voici donc la réalité : deux systèmes actuellement existent ; dans l’un, la population noie sa peur du goulag dans la vodka, dans l’autre, on se « défonce » pour être plus compétitifs. Allons, ces deux systèmes qui s’opposent ne nous apportent-ils pas la preuve qu’un autre, fort différent des deux, pourrait difficilement être pire !