Les gènes du changement

Réflexion
par  R. POQUET
Publication : août 2001
Mise en ligne : 20 septembre 2008

  Sommaire  

Dans son admirable ouvrage “Eloge du mondialisme”, dont M-L Duboin a rendu compte dans la GR 1011, notre ami René Passet accorde au marché [*] “quelques vertus cardinales” (p. 124). Je le cite : « en libérant les énergies individuelles, [le marché] confère au système un dynamisme et une créativité dont aucun autre n’a su faire preuve jusqu’ici ; en multipliant les centres de décision, il le dote d’une souplesse et d’une capacité d’adaptation permettant d’opposer à l’obstacle mille réponses différentes, de le contourner, de le digérer et d’en ressortir régénéré ».

Cet éloge ainsi fait, René Passet lui articule immédiatement deux réflexions qui méritent qu’on s’y arrête.

Face à cette souplesse et à cette faculté d’adaptation, le colosse centralisateur n’a pu opposer qu’une réponse monolithique qui l’a conduit à tout écraser avant de s’effondrer. La conclusion vient d’elle-même « on ne peut donc impunément se priver des vertus de la libre initiative individuelle ». Que René Passet me pardonne, mais cette conclusion déclenche dans mon esprit une seconde conclusion – non dite, celle-là – qui pourrait paraphraser la première de la façon suivante : on ne peut donc impunément se priver des vertus de l’économie de marché.

Comme le lecteur est sans doute sensible à l’aspect crucial du glissement, j’oserais poser les questions suivantes : est-on certain que l’économie de marché constitue le système le plus apte à « libérer les énergies individuelles » ? Si l’économie de marché a fourni, pendant des siècles, le cadre idéal permettant à l’homme d’échapper à la disette et à la rareté, de sortir en quelque sorte d’un état pré-historique de l’aventure humaine – que les Anciens résumaient par la formule Primum vivere, deinde philosophari – n’est-on pas en droit de penser que cette économie de marché n’est pas éternelle et n’est-on pas en devoir, dès maintenant, d’essayer de découvrir, dans les gènes du changement, d’autres substrats, dont la mise en place, à terme, permettrait à l’homme tout à la fois de se libérer des impératifs de la rentabilité économique et de libérer les incalculables pouvoirs de création et de créativité que l’économie de marché, précisément, ne lui a pas permis de mettre à jour ? René Passet en est le premier convaincu, l’adverbe “jusqu’ici” n’étant pas tombé par hasard de sa plume.

Dans un second temps, et en contrepoids à l’éloge qui précède, René Passet rappelle les méfaits engendrés par le marché :

• une demande solvable seule reconnue,

• une liberté proche de l’anarchie lorsqu’elle tourne à l’exploitation des hommes et des peuples,

• une relation au social et à la nature non prise en compte. Conclusion : pour corriger ces méfaits, « les mécanismes marchands doivent être solidement encadrés par la loi ».

Que René Passet me pardonne encore une fois, mais je suis persuadé que son inconscient rejette cette proposition optimiste ; j’en aurais pour preuve son constat radical (p. 117) que je prends plaisir à citer « L’Homo œconomicus posé comme socle du système néo-libéral, en opposition à la négation de l’être singulier par les sociétés totalitaires, se réduit en définitive à une négation tout aussi radicale de la nature humaine. S’il ne la contraint pas de l’extérieur, il la vide par l’intérieur ».

Comment, en effet, encadrer par la loi :

• une incapacité de l’économie de marché à donner une réponse satisfaisante à la distribution des revenus pour peu que l’emploi fasse défaut,

• une inaptitude fondamentale de l’économie de marché à répartir la production, ce qui provoque un écart sans cesse grandissant entre riches et pauvres, au sein même des nations supérieurement équipées mais aussi entre le Nord et le Sud, l’abandon presque total de l’aide au Tiers Monde en étant le symptôme révélateur,

• une surexcitation du désir en vue de la création de nouveaux besoins, au prix d’un énorme gaspillage d’énergies, de matières premières et de temps, la denrée la plus précieuse de ce XXI ème siècle,

• une croissance exponentielle sans laquelle la machine économique connaîtrait de mortels ratés ; à cet égard, le refus de George W. Bush de respecter les accords de Kyoto est révélateur (mesure politique en accord profond avec l’essence même d’une économie placée sous le signe de la rentabilité) ; poursuite d’une croissance exponentielle aveugle qui balaie sur son passage toute tentative de développement harmonieux de l’humanité — les écologistes vivent douloureusement cette impossible quête d’un développement durable au sein d’une économie de la rentabilité,

• une économie de marché qui gangrène une société de marché [1] et la transforme progressivement en un vaste casino où la valeur suprême est l’argent. Question : la civilisation peut-elle survivre si la culture est tout entière livrée au commerce ?

 

« Nous vivons une époque désastreuse. Tout ce que nous avons réussi à inventer, c’est le centre commercial. »
Russel Banks

Loin de nous l’idée de jouer les Cassandre et d’annoncer la fin des temps pour demain. Loin de nous aussi l’idée de rejeter tout militantisme au sein d’associations qui essaient de freiner ou de corriger les effets de la spéculation financière, par exemple. Mais le simple énoncé de quelques méfaits engendrés par l’économie de marché suffit à prouver que nous devons es-sayer de percevoir, à un stade macro-économique, les “gènes du changement” que nous évoquions tout à l’heure, afin de l’accompagner et de le maîtriser au mieux.

Le compte-rendu par Le Monde Diplomatique [2] d’une conférence donnée cette année à l’Unesco par l’économiste américain Jeremy Rifkin est édifiant à cet égard. Selon l’auteur, « d’ici au milieu du XXIème siècle, le capitalisme de marché sera un élément marginal de l’économie mondiale, [car nous passons] des échanges de biens et des marchés à des relations fondées sur l’accès et les réseaux… Le marché se caractérise par la rencontre d’un vendeur et d’un acheteur… Dans l’économie des réseaux, en revanche, on ne trouve ni vendeurs ni acheteurs, mais des fournisseurs et des utilisateurs… La propriété reste entre les mains du producteur. Les clients y ont accès par “segments de temps”, selon différentes modalités : adhésion, abonnement, location ou licence d’utilisation. On ne paie pas pour le transport de propriété d’un bien dans l’espace, mais pour le flux d’expérience auquel on a accès dans le temps ». Dès le début de la démons-tration, Jeremy Rifkin ne craint pas d’annoncer la couleur : ce passage de l’économie de l’échange et des marchés à une économie de l’accès et des réseaux constitue « un changement historique radical ».

Quels enseignements pouvons-nous tirer de cette prévision ?

1. La confirmation de ce que nous avancions au début de cet article, à savoir que l’économie de l’échange et du marché n’est pas éternelle et que d’autres formes de “commerce” entre les êtres et les choses peuvent apparaître,

2. Que les nouvelles technologies fondées sur l’immatériel sont en train de donner naissance à un système économique qui s’éloignera de plus en plus du capitalisme de marché,

3. Que nous devons mettre à profit l’étude approfondie de ces “gènes du changement” pour trouver les moyens d’échapper rapidement aux méfaits de l’économie de marché, et notamment à l’étouffement de la pensée qui nous guette.

 

Les analyses de Jacques Duboin m’ont persuadé – et à sa suite celles de J. Robin, A. Gorz, P. Viveret et de notre ami et collaborateur H. Muller – que ce changement d’ère serait facilité par une indispensable évolution de nos usages monétaires.

Est-il utile de rappeler qu’une monnaie de consommation est une monnaie qui a perdu son caractère circulant pour ne servir qu’à un seul achat ? Dès lors, ce passage d’une économie de l’échange (dans laquelle la monnaie circule et permet la réalisation d’une marge bénéficiaire à chaque étape de la production et de la commercialisation) à une économie de l’accès (dans laquelle prévaut « l’abonnement ou l’adhésion payante pour pouvoir télécharger à tout moment de nouvelles fonctionnalités ») ce passage n’est-il pas propice à l’introduction d’une monnaie de consommation dont le rôle serait d’affecter un complément de revenu à chacun (ou à certaines catégories de personnes dans un premier temps) afin de permettre l’accès à certains réseaux par droits de tirage successifs ?

Nous entrevoyons plusieurs avantages à l’introduction de cette monnaie affectée qui pourrait cohabiter avec la carte à puce :

1. Elle accélèrerait la mise en place de cette économie de réseaux qui se substituerait peu à peu à l’économie de marché,

2. Elle ne prêterait le flanc à aucune tentative de thésaurisation ou de spéculation, dans la mesure où elle s’annulerait au premier “abonnement” ou à la première “adhésion payante”,

3. Elle pourrait être dotée de la vertu fondamentale d’une affectation prioritaire à des biens culturels essentiels, préparant ainsi l’émergence d’une société où la culture — « un don qui appelle le partage et la création » selon Rifkin — l’emporterait enfin sur le commerce des biens matériels.

 

Tout lecteur de la GR en est conscient : les bases sur lesquelles repose l’économie distributive (séparation de l’emploi et du revenu et adoption d’une monnaie de consommation) proposent, de façon idéale, un schéma qui permet d’échapper à l’ère de la rareté et de hâter la venue d’une société de l’intelligence et du cœur.

S’il est vrai que la transition entre les structures obsolètes qui nous oppriment actuellement et une économie de l’immatériel et de la culture passe par le développement de relations fondées sur l’accès et les réseaux, nous nous devons d’accompagner de notre réflexion ces “gènes du changement”, en prônant notamment la création de moyens monétaires originaux et propices à notre sortie, à terme, de l’économie de marché.

Ne voilà-t-il pas une vraie plate-forme de réflexion – et d’action – pour tous ceux qui participent aux travaux de ces multiples courants à large assise citoyenne que nous évoquions dans les deux précédents numéros de la GR ?


[*Rectificatif publié dans le numéro 1014 et ici intégré :

Dans notre précédent numéro, Roland Poquet, rappelant en substance une phrase du livre de René Passet “Eloge du mondialisme”, a écrit dans son article intitulé “Les gènes du changement” : « René Passet accorde à l’économie de marché quelques vertus cardinales (p.124). »

A la demande de René Passet, Roland Poquet tient à rectifier son erreur et précise qu’il fallait lire, bien évidemment : « René Passet accorde au marché quelques vertus cardinales », ce que la citation qui suivait indiquait d’ailleurs.

Dont acte.

[1Relire à ce sujet, dans La GR 1012, l’article de J. Vandeville à propos de l’évolution du quotidien Le Monde

[2de juillet 2001


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