Les “marchés” réussissent leurs coups d’État
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Publication : décembre 2011
Mise en ligne : 7 mars 2012
Les conséquences politiques de la crise de la dette viennent de retirer aux cyniques et aux naïfs le dernier bastion idéologique qui leur permettait d’affirmer, envers et contre tout, que la démocratie européenne était encore vivante : la représentation politique. Avec les nominations de Lucas Papadémos au poste de Premier Ministre en Grèce et de Mario Monti en tant que Président du Conseil italien, le diagnostic est maintenant sans équivoque : ni l’un ni l’autre n’a la moindre envergure politique. Ils appartiennent à un autre monde, celui de la technocratie financière.
Le reflux démocratique contemporain est un mécanisme à double détente dont il revient à la situation actuelle d’associer les manifestations : condamnation sans appel de toute démocratie directe d’une part ; éviction des élus de la démocratie représentative d’autre part. L’offensive technocratique triomphe aujourd’hui sur ces deux fronts.
Premier indicateur du reflux démocratique : le sort des référendums.
En ce qui concerne la démocratie directe, l’épisode du référendum de 2005 sur le TCE [1] a rendu les choses très claires, limpides même : l’oligarchie politique s’est affranchie du “non” parce qu’elle n’accepte aucune alternative au néolibéralisme. La consultation populaire devient donc sans objet.
Ce coup-ci, en Grèce, le référendum n’a tout simplement pas eu lieu. Son annonce a d’abord été saluée par tous les milieux régnants (politiques, économiques et médiatiques) comme la promesse de la pire des catastrophes. La Une de Libération titrait le 2 novembre : « Le chaos : l’annonce surprise d’un référendum en Grèce sur le plan de sauvetage de Bruxelles sème la panique dans l’UE et menace la zone euro ». Christian Estrosi, maire de Nice, qualifiait de « totalement irresponsable » la décision du Premier Ministre grec, qui a véritablement plongé les dirigeants européens dans la terreur et le désarroi, et rendu les médias tout à fait hystériques. Voilà pour l’ambiance.
Papandréou s’est ensuite vu « convoqué » par le Président français et la Chancelière allemande afin de leur expliquer sa décision. Et comme si ce déni de souveraineté ne suffisait pas, la convocation fut assortie d’un « ultimatum » qui eut finalement pour effet de stopper net le processus référendaire. On retiendra que N. Sarkozy est curieusement bien plus efficace pour empêcher un référendum que pour s’en prendre aux paradis fiscaux.
Pour le pouvoir, justifier une telle posture est très simple. Il s’agit d’imposer l’idée que gouverner est un métier. Par exemple, la gestion d’une économie est une question technique, qui nécessite avant tout des compétences. D’ailleurs, de quel titre à gouverner la « vile multitude », la « populace » pourrait-elle se prévaloir ? Cette infantilisation insultante, ce mépris pour les populations est une constante historique de l’aristocratie libérale. On en trouve une nouvelle occurrence, pour le moins éloquente, dans la chronique d’E. de Montéty dans Le Figaro [2] : « Se référer au peuple souverain, quoi de plus beau ? “Vox populi, vox dei”, hein. Mais il y a un hic. Le référendum pose plus de problèmes qu’on croit : le peuple interrogé ne comprend pas toujours la question, ni ses enjeux. Ou alors répond à côté, histoire de bousculer ses maîtres. L’autorité référendaire est donc en droit de redouter la réponse du peuple, au point d’hésiter à la poser.[…] Il faut le dire, le peuple grec, fils d’Aristote et de Lycurgue, est devenu un des impedimenta de l’Europe d’aujourd’hui : en français moderne, un boulet. Le consulter ? Autant s’en remettre à l’haruspice et à l’augure, pensent certains. à l’oracle de Delphes, pendant que vous y êtes. » Bref, en résumé, le peuple, pour E. de Montéty, est un boulet qui ne comprend pas la question de ses maîtres.
Quoiqu’il en soit des justifications, l’épisode grec pourrait en tout cas révéler une chose : les différentes formes de démocratie directe (référendum, initiative populaire…) sont appelées à disparaître au profit des seules formes représentatives. Selon cette hypothèse, la classe politique sélectionne les procédures démocratiques qui lui sont les plus favorables. Les élections, lorsqu’elles sont cadrées par la compétition traditionnelle gauche/droite, sont utiles pour avaliser systématiquement les contre-réformes néolibérales, tout en donnant l’illusion de l’alternance ; en dehors de ces castings politiques convenus, sur des questions spécifiques qui mettent en avant la contradiction des intérêts entre une extrême minorité de privilégiés et le reste de la population, elles deviennent impensables parce que beaucoup trop risquées pour la classe dominante. 2011 achèverait donc un processus repéré en 2005 : la condamnation progressive de la démocratie directe et la promotion des élections comme seule forme véritablement démocratique. Nombreux sont ceux qui s’accommodent parfaitement d’une pareille réduction : après tout, pourrait-on penser, « le TCE a été ratifié en 2005 par une assemblée dûment élue et l’avenir de l’euro ne peut dépendre d’un référendum grec sur l’austérité ! » Selon eux, la légitimité démocratique en sort renforcée.
Or c’est justement cette hypothèse d’une maturation de la démocratie, liée à l’exclusivité de la formule représentative face au référendum, qui est sérieusement mise à mal. L’argument selon lequel la démocratie se maintient avantageusement au travers des seules élections, s’il n’a jamais été vrai, n’est de surcroît plus opposable aujourd’hui. C’est là la véritable nouveauté qu’apporte la crise de la dette en Europe et que la Grèce inaugure.
Les États sont mis sous tutelle
Car, après avoir reculé sur le référendum, Papandréou a démissionné, en dehors de toute élection, et sans être formellement désavoué par le parlement grec. Son successeur, Lucas Papadémos, est un banquier ! Comment expliquer un tel dénouement ? — Les “partenaires” européens de la Grèce ont menacé le pays d’exclusion de la zone euro, et la “troïka” (FMI, BCE et Commission européenne) a exercé une pression insoutenable.
En réalité, Papandréou a été poussé vers la sortie parce qu’il n’était pas représentatif, non pas de la population, mais des marchés financiers. La Grèce est présentée plus comme un montage financier douteux, qui risque de déstabiliser la zone euro, que comme un État à gouverner avec une population et un territoire. Cette réduction du pays à une équation comptable implique de passer d’un gouvernement politique à une gouvernance financière, de substituer une technocratie économique à la classe politique traditionnelle.
Le même phénomène était apparu dans les années 1980-1990, quand les dirigeants des grandes firmes industrielles, souvent des ingénieurs, étaient remplacés par des “financiers”. Cela avait modifié le rapport de l’entreprise à l’investissement et à la rentabilité.
De la même façon, Papandréou devait être remplacé par un homme appartenant à l’establishment financier, suffisamment intime des marchés pour les rassurer, et susceptible de restaurer la rentabilité du pays aux yeux des agences de notation.
Nous avons donc assisté à un véritable transfert de souveraineté lié à la dette publique : les mesures prises par le nouveau Premier Ministre s’adressent avant tout aux investisseurs, la population servant de variable d’ajustement en fonction de l’évolution des taux d’intérêts, du spread (sic) et autres CDS. De manière somme toute logique, la financiarisation de l’économie débouche sur la financiarisation de la politique. Au final, en plus d’être privé de référendum, le peuple grec n’aura pas d’élections !
L’effet domino qui s’est alors mis en place n’a rien à voir avec les faillites nationales. C’est, avant tout, à une contagion technocratique que nous assistons.
Après la Grèce, c’est au tour du gouvernement italien d’être renversé par les marchés financiers. S. Berlusconi quitte le pouvoir, lui aussi remplacé par un comité d’experts dirigé par Mario Monti. Eurocrate, Monti n’appartient bien évidemment à aucun parti politique et il n’a présenté sa candidature à aucune élection. La composition de son gouvernement en dit long sur ce coup d’État technocratique : un préfet à l’intérieur, un ambassadeur aux affaires étrangères, un amiral à la défense et, cerise sur le gâteau, un grand banquier pour un ministère du développement, des infrastructures et des transports. Le monde académique n’est pas en reste : on dénombre pas moins de sept Professeurs d’université dans une équipe qui ne compte, en revanche, aucune personnalité politique. Explication du nouveau président du conseil italien : « Je suis parvenu à la conclusion que l’absence de responsables politiques dans le gouvernement faciliterait la vie à l’exécutif, enlevant des motifs d’embarras. » La délicatesse de M. Monti est touchante de sincérité ! On s’étonne que personne avant lui n’ait songé à « faciliter la vie de l’exécutif ». Effectivement, se passer de démocratie représentative simplifie grandement la tâche. Diriger un pays sans faire de politique, cette intarissable source “d’embarras”, voilà donc la lumineuse idée qui a germé dans l’esprit du nouveau Président du Conseil italien !
D’une certaine manière, Monti radicalise ici ouvertement le point de vue libéral exposé plus haut à propos du référendum : la vie politique, au sens d’un débat contradictoire sur des grandes options de société, est, elle aussi, toujours de trop. Après la démocratie directe, c’est au tour de la démocratie représentative de passer à la trappe. Gouverner est une affaire d’experts plus que de majorité, n’est-ce pas ?
Dans son entreprise de réduction démocratique, la logique technocratique est ici à son terme. Ne retrouvons-nous pas ici la défiance d’un Jean Monnet envers les opinions publiques et la place exorbitante qu’il réserva à la Commission dans l’édifice européen ? Que M. Monti ait été commissaire européen à deux reprises (au marché intérieur, puis à la concurrence) n’étonnera donc personne.
Alors, après la Grèce et l’Italie, à qui le tour ? L’Espagne peut-être ? Le nouveau premier ministre espagnol, Mariano Rajoy, a déclaré que « les gouvernements européens devraient être des représentants élus de leur peuple plutôt que des technocrates cooptés par Bruxelles. » M. Rajoy sait pertinemment les difficultés qui l’attendent. Dans un pays où le taux de chômage frôle les 20%, annoncer le gel des salaires, des coupes budgétaires massives et l’augmentation des impôts, sans déclencher une insurrection ou un suicide politique, relève du défi. Si en revanche il ne parvient pas à faire passer ces mesures d’hyper-austérité au pas de charge et sous la surveillance de la “Troïka”, il risque d’être débarqué à son tour.
La crise a eu un effet inattendu : celui de discréditer la classe politique “démocratiquement” élue. Que le référendum soit abandonné paraissait naturel à beaucoup. En revanche, la prise de pouvoir technocratique pose d’insolubles difficultés en termes de légitimité politique…
À moins de défendre l’idée selon laquelle le technocrate défend les intérêts du peuple !
Le “consensus” de Bruxelles
La substitution des technocrates au personnel politique traditionnel suppose une parfaite unité de vue de tous les acteurs sur scène : la pensée unique. Les intérêts de l’oligarchie sont en effet convergents. Le credo général, c’est la nécessité de la rigueur et de l’austérité. Un nouveau consensus règne donc sur la zone euro, et ce consensus rappelle étrangement celui dit “de Washington”, le “paquet” de réformes que la Banque mondiale et le FMI ont exigé en contrepartie de leur aide aux États sud-américains surendettés. Ces mesures sont au nombre de 10 : stricte discipline budgétaire ; baisse des dépenses publiques ; réforme fiscale ; dérégulation des taux d’intérêt ; taux de change unique et compétitif ; libéralisation du commerce extérieur ; ouverture aux investissements directs de l’étranger ; privatisation des entreprises publiques ; déréglementation des marchés et protection de la propriété privée. À défaut de programme politique, un corpus de réformes pourrait donc bien émerger et donner lieu à un “consensus de Bruxelles”.
La “Goldman-Sachs connection”
Pour expliquer la cohésion du personnel européen, on notera aussi l’évidente connivence de ceux qui, à un moment ou à un autre de leur carrière de technocrates, ont exercé des fonctions chez la banque d’affaires américaine Goldman-Sachs (G-S), ou ont été amenés à travailler avec elle.
• Mario Monti y était conseiller international, avant sa nomination.
• Lucas Papadémos était gouverneur de la Banque Centrale grecque entre 1994 et 2002 et n’a pu à ce titre que participer à la falsification par G-S des comptes permettant au pays d’intégrer la zone euro.
• Mario Draghi enfin, le nouveau Président de la Banque Centrale européenne, qui fut membre de la Banque mondiale, était vice-président de G-S pour l’Europe entre 2002 et 2005, il a donc, notamment, été amené à vendre des produits financiers issus de la manipulation de la compatibilité grecque.
Nous avons affaire à de véritables pompiers pyromanes qui spéculent sur la faillite des États après avoir été sauvés par eux, qui imposent leurs préconisations aux gouvernements après avoir plongé les économies occidentales dans le chaos des subprimes.
La liste est d’ailleurs longue de ceux qui jouent sur les deux tableaux :
• Otmar Issing, ex-président de la Bundesbank et conseiller pour la BCE, un des grands architectes de l’euro, est aujourd’hui conseiller chez G-S
• Antonio Borges, qui vient récemment de quitter la direction de la division européenne du FMI, fut vice-président de G-S International
• Peter Sutherland, ex-ministre irlandais de la justice, commissaire à la concurrence de l’UE et porte-parole du plan de sauvetage de l’Irlande, administrateur de la Royal Bank of Scotland avant sa nationalisation, préside le conseil d’administration de G-S Intenational
• …Il est impossible de tous les citer et surtout de donner une idée de l’ampleur de la collusion entre gestion privée “côté banque” et gouvernance publique “côté États et UE”… si ce n’est en la comparant à celle qui règne outre-atlantique dans l’administration centrale américaine depuis les mandats de B. Clinton.
“Placements”… rentables
L’énormité du cas Goldman-Sachs illustre à lui seul le rapport de force entre démocratie et néolibéralisme. Ce dernier se nourrit véritablement de sa propre crise jusqu’à pousser son avantage à un niveau inédit. En positionnant leurs banquiers aux postes-clés de la zone euro, les marchés financiers réalisent un investissement d’un nouveau genre, des “placements” probablement plus rentables que les précédents. Faisons-leur confiance : « on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même » !
La disqualification de la démocratie directe était devenue une évidence en 2005, à travers le contournement du résultat référendaire. Victime d’un processus qu’elle a elle-même initiée, la classe politique zélée (qui avait ainsi renié au référendum toute légitimité) se trouve aujourd’hui elle-même en difficulté face à des représentants plus “directs” des intérêts de l’oligarchie. La technocratie européenne remplace donc un personnel politique jugé trop timoré et inefficace dans la marche des “réformes”. Juste et prévisible retour des choses, probablement.
Quoiqu’il en soit, la démocratie représentative, dernier paravent derrière lequel s’abritait l’idéologie dominante pour justifier l’ordre actuel, vient de s’effondrer, laissant paraître une réalité crue, inavouable et sans concession : la suspension de la démocratie, même formelle, au profit des plus riches.