Ploutocratie
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Publication : juillet 2016
Mise en ligne : 2 novembre 2016
Pour illustrer la société actuelle, c’est une pièce du théâtre grec, datant de près de 2.400 ans, que bernard Blavette a redécouverte !
Qu’on en juge :
En 388 av. J.C, Aristophane rédige une comédie dont le caractère intemporel ne se dément pas 2.400 ans plus tard : Ploutos.
Ploutos, c’est le dieu de l’argent et de la richesse ; c’est un dieu fou, aveugle, qui répand ses faveurs au hasard, qui favorise les coquins et les escrocs ; c’est un dieu qui sème le chaos. Un citoyen athénien l’introduit naïvement dans la cité croyant apporter abondance et bonheur.
Aussitôt, la société se désintègre, chacun est saisi d’une frénésie d’accumulation sans limite, “l’ubris”, la démesure, règne en maître. Chacun s’enferme chez soi, craignant que son parent, son voisin, ne l’égorge pour s’emparer de ses biens. Athéna, gardienne de la démocratie, protectrice des valeurs de la cité, est foulée aux pieds, et Zeus lui-même, régulateur de l’univers, voit son pouvoir contesté.
La pièce se termine par une vision d’apothéose apocalyptique dans laquelle une immense procession de pantins avinés se rend sur l’Acropole, à la lueur des torches et au rythme de danses frénétiques, pour installer Ploutos sur son trône, pour instaurer le règne de l’argent-roi, l’ère de la « ploutocratie ».
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Qui ne verrait cette « tragi-comédie » comme le pressentiment des temps que nous vivons ?
Qui ne verrait, dans la sarabande grotesque clôturant la pièce, défiler les représentants de cette oligarchie politico-financière mafieuse qui domine notre monde contemporain ?
En fait, ce qui se dégage de cette parabole, c’est avant tout une transformation radicale des esprits.
Auparavant, la cité vivait dans la concorde, avec chez les athéniens le sentiment très fort d’appartenir à une communauté de valeurs définies par les différentes écoles philosophiques, de marcher ensemble vers un idéal démocratique.
Et brusquement, des ego démesurés, des passions primaires incontrôlables, jusque-là refoulées, resurgissent et s’emparent du plus grand nombre.
C’est bien ce que nous constatons aujourd’hui, en ce moment même, notamment nous, Français. Nous avons sous les yeux le spectacle terrifiant de celui qui se prétend notre président et qui, au mépris de tous ses engagements et de l’éthique qui devrait guider son action, tente, dans une forme de psychopathologie conduisant à une fuite en avant vertigineuse, de « discipliner la société, soumettre tout le champ social au calcul économique, faire accepter l’idée que la souveraineté populaire doit être soumise non plus seulement à une autorité politique incarnée (et élue), mais à une logique absolutiste désincarnée (la loi du marché) à laquelle le souverain est lui-même soumis ».
En effet, « le néo-libéralisme n’est pas une simple politique économique, mais une logique rationnelle générale qui vise à reformuler toutes les formes d’expériences et d’existence en terme purement économique (…) Il en découle que la politique (et donc la démocratie) est une illusion qui n’a plus de réalité propre » [1].
La poursuite de la richesse tend donc à devenir l’objectif exclusif de toute activité humaine et la politique, l’art, le sport, la science… sont englués dans des objectifs essentiellement économiques.
Le sujet néolibéral est alors constitué d’une personnalité fluctuant au gré des circonstances et du court terme, oublieux des leçons du passé car vivant dans un éternel présent, attaché exclusivement à ses propres intérêts matériels, instinctivement méfiant vis-à-vis de toute altérité. Un sujet largement ouvert à une pulsion d’accumulation illimitée, un nouvel ubris. Comme le remarquent les sociologues Pierre Dardot et Christian Laval, il ne s’agit plus « d’accumuler pour jouir » mais bien « de jouir d’accumuler » ce qui conduit à « une identification du sujet à sa propre valeur », à la recherche jamais satisfaite « d’une plénitude atteinte dans l’accroissement illimité de la valeur que le sujet est pour lui-même » [2].
La moindre once de bon sens nous oblige à reconnaître qu’aucune société humaine ne peut être pérenne dans un tel vide de sens, et même si nous refusons de l’admettre, nous savons tous que la sarabande tragique décrite par Aristophane a bel et bien commencé. En ce début de millénaire, les signes montrant un délitement généralisé se multiplient : destruction souvent irrémédiable de notre biosphère, des continents entiers (notamment l’Afrique) pillés de leurs matières premières avec la bénédiction des États dominants, des populations réduites à une misère abjecte, forcées d’immigrer dans les pires conditions pour échapper à des guerres dont l’occident est largement responsable, une corruption qui fait maintenant partie intégrante de la vie des États… On n’en finirait plus d’égrener cette sinistre litanie qui signe la faillite d’une civilisation. Tous ces drames dans l’indifférence et l’assentiment tacite du plus grand nombre.
Un brin de sémantique nous permettra de mesurer la profondeur de notre aliénation collective aux fondements du capitalisme. Le terme « bien » désigne ce qui est juste, honnête, louable, ce qui est attaché à une valeur morale, mais aussi une chose matérielle dont on a la propriété, qui fait partie du patrimoine, comme si la possession était synonyme de justice, d’intégrité, d’utilité.
L’absence de toutes perspectives, de toutes valeurs éthiques, le désarroi qui en découle, génèrent alors chez certains individus fragiles une « pulsion de mort », le désir de donner la mort et de la recevoir, dont le terrorisme que nous vivons au quotidien constitue la manifestation dramatique.
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Est-il encore temps d’infléchir le cours de l’histoire, de stopper cette plongée vers la barbarie ? Un proverbe chinois déclare « lorsque les fous envahissent la scène, les sages se retirent ». Ceci ne signifie pas qu’il faille se désintéresser de notre futur collectif, se replier sur soi-même dans l’indifférence, mais plutôt qu’il existe des situations tellement dégradées que la confrontation classique est vouée à l’échec. Il devient alors nécessaire de prendre du recul, de se défaire des comportements imposés et d’adopter des modes de lutte plus subtils [3].
Tout d’abord, il ne s’agit surtout pas de se contenter de « résister », car la résistance n’est pas une véritable action en ce sens qu’elle n’est qu’une réplique aux mouvements de l’ennemi, qui conserve ainsi l’initiative. L’oligarchie est passée maître dans l’art d’attaquer simultanément sur plusieurs fronts, de manière à diviser les forces du mouvement social. C’est ainsi que nous assistons, aujourd’hui, dans notre pays, à une offensive multiple : dans le domaine social, l’introduction en force de la loi El Khomri ; sur la question des droits de l’homme, la tentative évidente de vider la démocratie de sa substance sans la supprimer formellement (utilisation de l’article 49.3 à l’Assemblée Nationale ; répression policière de plus en plus violente, mise au pas des médias [4]…) ; en ce qui concerne l’aménagement du territoire, la multiplication des « grands projets inutiles » (aéroport de N.D. des Landes, barrage de Sievens, enfouissement de déchets radioactifs à Bure, ferme dite “des milles vaches“…)… Cette stratégie, extrêmement efficace, a été admirablement décrite par la journaliste et économiste canadienne Naomi Klein dans son ouvrage La stratégie du choc [5].
Nous ne pourrons donc avoir une chance de vaincre le capitalisme néolibéral que si nous parvenons à reprendre l’initiative, si nous faisons preuve d’imagination de manière à l’amener sur un terrain inconnu de lui, sur lequel il ne peut prospérer. Il existe de nombreuses orientations possibles correspondant à des sensibilités différentes, et le plus souvent complémentaires, mais pour moi la notion de « simplicité » devrait être le pivot de toute démarche de reconquête.
L’idée de simplicité habite l’espèce humaine depuis l’aube des temps, elle est présente dans la plupart des civilisations. Elle sous-tend l’ensemble de la philosophie chinoise, imprègne la pensée grecque, comme l’illustre la fameuse Adresse aux Athéniens de Périclès : « Nous cultivons le beau avec simplicité… », elle est évoquée dans nombre d’ouvrages fondateurs comme le Nouveau Testament de la Bible qui affirme « Heureux les esprits simples », elle tend à resurgir aujourd’hui sous des formes diverses : décroissance, villes en transition…
La bataille que nous avons à mener se situe en priorité sur le plan culturel, c’est la confrontation des idées qui signera la défaite ou la victoire, notre capacité à orienter les rêves de la multitude loin du matérialisme étroit qui désenchante nos vies, loin de la vulgarité, de la folie de l’hyper consommation, de la concurrence acharnée et des ego hypertrophiés. La simplicité est à la portée de chacun, il suffit de fuir les « temples du commerce », de rejeter les grands médias (en premier lieu la télévision) et leur publicité-propagande sournoise, de distinguer le nécessaire de l’inutile.
Une société fondée sur le consumérisme peut se comparer à un cycliste qui tombe dès qu’il ralentit trop. Suite à une désaffection progressive, on pourrait voir bientôt se faner les enseignes des supermarchés, les herbes folles recouvrir peu à peu la laideur des zones commerciales [6], se desserrer l’étreinte maléfique de Ploutos et trébucher le capitalisme, ce cauchemar plus long que la nuit.
Oui, la simplicité peut faire rêver car elle est libération, légèreté ; c’est un souffle d’air pur qui nous effleure ; c’est la porte de la cage qui s’ouvre à deux battants vers le grand large, vers tous les possibles. Aux antipodes de l’ascèse que préconisent certaines religions, la simplicité évoquée par la sagesse chinoise ou grecque suppose satisfait l’ensemble des besoins humains essentiels, elle implique même un peu de superflu, une modération qui n’interdit pas une certaine aisance.
La simplicité nous apporte la sérénité par la certitude que notre « vie bonne » est partagée par tous et ne repose ni sur le massacre de la biosphère, ni sur l’esclavage de nos frères humains.
La simplicité, c’est une élégance de vie bienfaisante pour le corps et l’esprit.
La simplicité nous procure non seulement l’abondance matérielle par la modicité de nos désirs, mais aussi une promesse d’infini. L’infini de la connaissance qui s’approfondit lorsqu’elle se partage, l’infini des échanges humains qui nous transcendent, l’infini de l’Univers qu’on laisse pénétrer en soi, allongé sur le sol, face au ciel d’une nuit d’été [7].
[1] Christian Salmon, Comment le néolibéralisme a défait la démocratie, Médiapart le 11/6/2016. J’ai ajouté quelques précisions entre parenthèses.
[2] Pierre Dardot et Christian Laval, Ce cauchemar qui n’en finit pas, éd. La Découverte, 2016.
[3] J’ai déjà proposé un article sur ce thème sous le titre L’heure de déserter, GR 1107 (mars 2010) que l’on peut consulter sur le site internet de la revue. Les lignes qui suivent doivent s’entendre comme un complément.
[4] Sur ce dernier point lire notamment Information sous contrôle, par Serge Halimi et Pierre Rimpert – Le Monde Diplomatique, juillet 2016.
[5] Ed. Actes Sud, 2008.
[6] Lire ou relire l’excellent article de Michel Berger Toute la laideur du monde, GR 1170 (décembre 2015).
[7] J’aborderai de façon plus approfondie la question de la simplicité dans un prochain article.