Pression médiatique de l’oppression douce

Dossier : l’utopie (suite du N° 1003)
par  J. AURIBAULT
Publication : novembre 2000
Mise en ligne : 26 mars 2009

Précédant la rentrée parlementaire, les laudateurs du libéralisme français ont lancé leur offensive médiatique : Alain Minc, le Conseiller des princes (de la finance, s’entend), est apparu, par deux fois, sur notre petit écran : dans l’émission de Bernard Pivot du 29 septembre, sur le thème “la nouvelle économie” et le ler octobre dans Agapé, consacrée à “l’Evangile contre la mondialisation”.

 • BOUILLON DE CULTURE… LIBÉRALE

Après La mondialisation heureuse, A.Minc y présentait sa nouvelle profession de foi www. Capitalisme.fr, en compagnie de Jean-Marie Messier qui n’a pas hésité à intituler son premier livre J6M.com [1]. De tacites connivences semblaient lier nos deux compères pour nous démontrer qu’il ne fallait pas avoir peur de la nouvelle économie, la seule possible, et qui, de surcroît, fonderait la meilleure des nouvelles sociétés. L’idéologie était prêchée par Alain Minc, avec son charisme habituel, et la praxis [2], exposée par J6M. Face aux deux complices, le sociologue Alain Touraine et Jean Gadrey [3] tentaient de porter la contradiction. Rendre compte du débat serait une gageure tant il avait, à certains moments, une tonalité surréaliste.

 L’art d’être un jeune patron libéral

Alain Minc joua le rôle du faire valoir de J-M. Messier, grand nouveau patron, à l’ambition légitime puisque le chef d’entreprise doit être « mono maniaque, obsessionnel » (A.Minc, sic, !). à la question de Bernard Pivot « Votre ambition professionnelle est d’être le N°1 ou rien ? », J6M, avec une bonhomie souriante, se contenta d’affirmer qu’il voulait « Vivendi au moins N°2 mondial de la communication ». Pour obtenir ce résultat il n’avait pas eu “le syndrome de la limousine”(!) comme d’autres patrons, et, lors de négociations difficiles, si les rapports de forces conduisaient à des moments de vive tension, il n’avait pas pour autant la tête du “tueur”, tel qu’on l’avait caricaturé. La séduction opérant, même Alain Touraine se faisait piéger à ce jeu de rôles, reconnaissant au grand jeune patron (43 ans) le mérite d’être « un capitaliste entrepreneur, dans un secteur nouveau ». Capitaliste certes, entrepreneur sans doute, mais j’ajouterais, financier surtout ! Car on a vite oublié que l’achat des nouvelles filiales du Groupe Vivendi (US Filter, Havas, Seagram) n’a pu se faire que grâce au pactole de la Cie Générale des Eaux [4]. Cette société privée (comme la Lyon-naise des Eaux) a, depuis des années, su gérer la contribution des abonnés français pour l’alimentation en eau potable (et l’assainissement). Jouant sur une certaine ambiguïté de la situation des distributeurs d’eau en France (sociétés privées exerçant la fonction de service public, via des concessions), ceux-ci ont toujours considéré qu’ils vendaient l’eau comme tout autre bien marchand. On ne saurait le leur reprocher, puisque les gouvernements de droite ou de gauche étaient d’accord. La CGE s’est ainsi constitué une rente sans risques, et une saine trésorerie (les investissements lourds étant assurés par les Collectivités locales ou l’État). Cette capacité financière lui a ainsi permis de mobiliser quelque 35 milliards de francs pour des opérations immobilières hasardeuses. Fort heureusement J6M, succédant à Guy Dejoigny, a remis de l’ordre dans les comptes et défini une nouvelle stratégie, en larguant les amarres des filiales construction (à risques et faibles profits) pour se reconvertir dans les technologies nouvelles à marges nettes élevées.

Malgré le changement de nom du groupe [5], quoi de nouveau ? Ni plus ni moins qu’une gestion capitaliste d’un groupe qui restructure ses activités pour obtenir un maximum de profits afin de satisfaire ses actionnaires (dont, en premier, les fameux fonds de pension). Même le couplet de J6M sur “l’actionnariat salarié et le plan d’épargne Groupe”, qu’il présenta comme une forme de “capitalisme équitable” n’était pas une innovation, les salariés de la Cie Générale des Eaux bénéficiant de ces avantages depuis longtemps. Cette possibilité d’accès des salariés au capital n’est pas un geste philanthropique, puisqu’il permet à la Direction de mieux maîtriser une OPA sauvage en cas de raid en Bourse. (Ce n’est pas une fiction, l’évènement s’est produit il y a 18 ans).

 L’insignifiance des formules libérales

Je me suis permis d’insister sur le contexte de Vivendi car dans cette émission, l’essentiel était dans les non dits. Les formules qui jaillissaient au cours du débat, pouvaient paraître séduisantes pour des téléspectateurs non habitués aux questions économiques ou aux réalités des entreprises. Mais, les « assertions sans contrôle, et trop intéressées pour être accueillies de confiance » [6] d’un grand patron ou d’un maître es-économie, trahissaient, quand même, une démagogie langagière trop voyante.

Quelques exemples :

• « Internet est de gauche, c’est un ascenseur social. Car, celui qui a une idée peut concurrencer la plus vieille des entreprises ».

La déconfiture de nombreuses “start-up” en est effectivement une démonstration !

• « Les Français sont de moins en moins citoyens et de plus en plus consommateurs, car les nouvelles techniques de communication et d’information entrent dans la vie quotidienne du citoyen. Les entreprises doivent répondre à la demande croissante de ces citoyens, et ne pas se substituer au rôle de l’état. Celui-ci doit protéger les hommes des aléas de la vie et favoriser l’égalité des chances. »

C’est évident puisque l’économie de marché, en vertu du sacro-saint principe d’une concurrence salutaire [7], crée l’inégalité et se traduit dans les entreprises par la compétition parfois sauvage entre les hommes. J6M est expert en la matière, puisqu’il a été l’heureux gagnant de la compétition interne à la Cie Générale des Eaux [8] !

• « Il est certain qu ‘il y a un manque d ‘État, José Bové ou les ONG posent les vrais questions. »

(J6M, sic, mais le baron E- A Seillière partage-t-il cette opinion ?)

• « Aussi la société doit-elle se structurer autour de la société civile, ce qui implique des confrontations inéluctables avec cette société civile ». Donc acte !

La cerise fut placée sur le gâteau par Alain Minc : « Le triomphe du Marché est dû au fait qu’on a longtemps cru à un autre système [communiste]. Mais l’économie de marché est un état de nature [!!!] et la nouvelle économie résulte de trois événements : informatique, fin du communisme, finance planétaire ». La concomitance de ces trois révolutions débouche sur une « révolution heureuse pour nous les enfants de la Crise, car nous entrons dans un nouveau cycle de croissance ! […] On ne peut incriminer le Marché de créer des inégalités, dans la mesure où 50% du PIB est mal redistribué par l’État… La situation inégalitaire est due à la faiblesse de la société elle-même, car il n’y a pas de contre-pouvoirs ou de forces sociales. » Sans commentaire. Et pour finir : « Dans la dynamique du marché, la mort d’entreprises fait la vie des autres. La Bourse est une histoire de fous, mais qui dit quelque chose »…Venant de ce théologien du libéralisme, on pourrait dire qu’il n’y a que la foi qui sauve. Car que peut bien nous dire la Bourse ? Que l’indice CAC 40 se porte bien et que le volume des transactions est important ?

 Critiques de la nouvelle économie

Face à cet assaut, le point de vue des deux sociologues ne pouvait qu’être différent.

Bien qu’il soit enthousiaste pour les nouvelles technologies, Alain Touraine estime que l’analyse de J-M Messier est celle de la société de la technologie informatique et de la communication et non celle de la société. L’argumentation aboutit finalement à une théorie purement capitaliste. Ce point de vue fort est celui de quelqu’un qui détient un pouvoir et fait abstraction du problème de la distribution [9]. Ce système engendre plus que des inégalités, il tend à opposer finalement les classes dirigeantes aux autres. C’est « la morale du Roi, ce n’est pas dans la nature des choses. »

Jean Gadray, pas convaincu d’assister à une “révolution heureuse”, s’interroge sur la formule “internet de gauche” de J6M, et regrette qu’A.Minc considère la création d’inégalités comme des “dommages collatéraux”. (Cela rappelle effectivement de facheux souvenirs, mais Minc n’en est pas à une formule cynique près…). Il conteste (d’après un rapport américain) le bien-fondé de l’argumentation selon laquelle Internet et les nouvelles technologies de communication ont créé des emplois nouveaux aux États-Unis. Il constate que l’argumentation d’A.Minc ne repose que sur les notions de « concurrence/compétition qui devraient être les moteurs de la vie sociale ». Il exprime alors son désaccord total sur ce glissement vers un type de relations humaines uniquement marchandes. La compétition ne peut être comprise que dans le sens d’émulation (comme cela existe encore dans la recherche fondamentale). Si l’on veut éviter une “fragmentation de la société” il ne faut pas sacrifier, mais développer les organismes existants de coopération ou de mutualité ; toutes formes de gestion autonome, responsable et non marchande. Car il y a de nombreux facteurs non économiques qui déterminent l’économie. Quant au capitalisme populaire, Jean Gadray avoue son scepticisme : il n’y voit qu’une nouvelle forme de paternalisme. En réalité il s’agit de transférer une partie de l’augmentation des salaires vers le capital, de continuer d’assurer un rendement de 15% aux fonds de pension et de faire partager aux salariés les risques d’entreprise. Les risques, et surtout les erreurs de management !

La dernière intervention d’A.Touraine résumait bien l’opinion des sociologues : « Admettons que le capitalisme cherche à élargir sa base sociale... Mais la réalité de la nouvelle économie est que la croissance (aux États-Unis, notamment) ne repose pas sur des mécanismes économiques, elle est tirée uniquement par les gains en bourse et l’anticipation sur la valeur des sociétés. En fait, le monde financier dirige l’économie. Est-il sain qu’une économie dépende de l’enrichissement de quelques uns ? »

A.Minc, tout en reconnaissant qu’il pouvait exister un risque de basculement de l’économie si, comme aux États-Unis, l’épargne était exsangue et l’endettement trop important, restait optimiste pour l’Europe, en particulier pour la France qui a une tradition de l’épargne. Quand on a la foi du charbonnier, on n’a pas peur d’aller droit dans le mur avec la nouvelle économie !

 • AGAPÉ : « L’ÉVANGILE CONTRE LA MODERNISATION ? »

La prestation d’Alain Minc au cours de cette émission fut moins brillante. Il faut dire que vouloir traiter, en moins d’une heure, la question telle que posée tenait du pari impossible. Notre chantre du libéralisme était épaulé cette fois par un politique, François Daubert, ex-ministre, député de Démocratie Libérale.

Face à eux, J-C Lavigne, dominicain et économiste, O. Abel, pasteur spécialiste d’éthique et Carole Dubrule d’Action contre la faim, représentant un collectif d’organisations non gouvernementales.

Minc nous gratifia, à nouveau, de ses aphorismes libéraux et proposa qu’une « dialectique positive s’instaure avec les contre-pouvoirs » (?) et répéta que le marché ne crée pas la pauvreté mais l’efficacité, tout en reconnaissant que les inégalités subsistent.

Pour François Daubert la mondialisation a permis le retour de la liberté par rapport au système cloisonné d’avant la chute du mur de Berlin. Elle apporte globalement la richesse et le libéralisme est un rempart contre la mondialisation sauvage. En dehors de cette médiocre argumentation, j’ai noté que F. Daubert n’était pas du tout partisan de la taxe Tobin. Allez savoir pourquoi ?

Je n’irai pas plus loin dans ce compte rendu du débat. Paraphrasant le titre du livre de Françoise Dolto, Les évangiles au risque de la psychanalyse, cette émission aurait du s’intituler “Les évangiles au risque de l’économie”. A.Minc, s’étant scandalisé d’entendre J-C Lavigne juger « l’ordre économique mondial au nom de la parole de Dieu », refusa d’entrer dans “un débat idéologique” ! Pour couronner le tout, et après avoir déclaré son athéisme, il osa annoncer que les contre-pouvoirs étaient dans la « trinité : juges-médias-opinion. »

Nous étions passés d’un bouillon de culture à une bouillie de culture. Qu’était venu faire notre chantre dans cette galère (spirituelle) ?


[1Rappelons que J-M. Messier est le Président du Groupe Vivendi (ex- Compagnie Générale des Eaux), surnommé dans le milieu professionnel, “J-M. Messier, Maître de Moi-Même et du Monde” (d’où : “J6M”, par auto-dérision ostentatoire !)

[2Oui, je sais, la praxis est un terme marxiste ! Mais quelle est la différence entre « les lendemains qui chantent », néo libéraux et ceux de la défunte idéologie communiste ?

[3Pour son livre Nouvelle économie, nouveau mythe , éd. Flammarion.

[4Vivendi + Universal = 250 000 employés, chiffre d’affaires = 50 milliards d’euros, salaire de J6M = 7 millions de francs (+ montant des stock-options ?)

[5Vivendi, coiffant CGE, Cegetel, Havas etc. permettait (d’après les milieux bien informés) de faire oublier certaines affaires politico-financières dans lesquelles était trop visiblement impliquée la Générale des Eaux ou ses filiales.

[6La formule est de Jaurès

[7à noter que cette concurrence est purement théorique dans le domaine de la distribution d’eau.

La Générale des eaux, la Lyonnaise des eaux ou la Saur (Bouygues), par accords confidentiels, s’étant partagé des zones d’activités depuis longtemps (voir les condamnations prononcées à leur égard, dans le passé, pour non respect de la concurrence).

[8Voir les quelques pages, dans le livre de J6M, consacrées à l’éviction des “barons”, les cadres supérieurs de la Compagnie.

[9Alain Touraine devrait s’abonner à La Grande Relève !


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