Quand la manne s’épuise...

Dossier : le pétrole
Publication : octobre 2003
Mise en ligne : 19 janvier 2006

Cherchant à déceler les vraies raisons de la volonté de l’Administration américaine d’envahir l’Irak, J-P Mon rappelait en avril (GR 1032) les grandes lignes de l’histoire de l’exploitation du pétrole. La façon dont les sociétés qui ont porté G.W.Bush au pouvoir ont aussitôt mis la main sur les ressources pétrolières irakiennes n’a pu que confirmer depuis que l’objectif réel était bel et bien de s’assurer le contrôle des réserves mondiales.

Restait à trouver pourquoi cette mainmise avait été menée avec une aussi incroyable précipitation. Un lecteur de l’Ile Maurice a trouvé l’explication, apportée sur internet par un Américain, M.C. Ruppert, après qu’il ait assisté à un colloque international, celui de “l’Association pour l’étude du pic du pétrole et du gaz” (Association for the Study of Peak Oil and Gas = ASPO, il s’agit évidemment du pic d’extraction), qui s’est tenu à Paris, à l’Institut français du pétrole, les 26 et 27 mai derniers. Ce colloque a réuni environ 150 experts venus d’un peu plus d’une vingtaine de pays.

Sous le titre “La conférence sur le pic de pétrole révèle que la crise s’aggrave” l’association ASPO en a mis son rapport sur internet en termes très clairs, citons par exemple, en traduisant de l’anglais : « les recherches présentées par une large variété d’experts aux perspectives diverses, souvent en compétition, ont révélé qu’au cours de l’année ... les contraintes d’approvisionnement avaient empiré, au point que les réalités à propos de l’épuisement de l’énergie deviennent de plus en plus évidentes. Après un an d’histoire politique violente centrée sur le pétrole et de résultats de production plus décevants les uns que les autres, les politiciens et les économistes sont bien obligés de reconnaître la menace que le pic de pétrole fait peser sur la civilisation ». Pour le fondateur de l’association, Colin Campbell et ses collègues, dont Jean Lahérère, ancien responsable de la prospection chez TotalFinaElf et le Pr. K.Alekett, le fait que ce colloque ait vu doubler son assistance en un an et qu’il ait pu se tenir à l’Institut Français du pétrole est la preuve que la réalité de ce pic « pénètre les consciences officielles » et qu’il « ne peut plus être complètement ignoré, même par les responsables politiques ».

On constate pourtant que ni les quotidiens, ni les bulletins d’informations diffusés par les télévisions, ni les hebdomadaires d’actualité n’en ont fait état. On se demande pourquoi...

Afin que nos lecteurs puissent en juger, nous résumons, en la traduisant, l’information apportée par M.C.Ruppert sur internet (adresse :www.peakoil.net).

  Sommaire  

La civilisation est en danger ! Les ressources mondiales en pétrole et en gaz sont en train de s’épuiser et aucun plan de remplacement n’a été élaboré. Il est d’ailleurs maintenant trop tard pour y songer. La catastrophe est là : il va falloir envisager une décroissance et les politiques ne peuvent plus l’ignorer.

Ces cris d’alarme étaient adressés par satellite depuis Houston (Texas) et ils ont attiré l’attention de Michael C. Ruppert. D’autant plus, explique ce dernier, qu’ils émanaient d’un banquier, Matthew Simmons, spécialiste des investissements dans l’énergie (son portefeuille est évalué à quelque 56 milliards de dollars), l’un des principaux conseillers de l’Administration Bush, proche du Vice-Président Cheney et membre du Conseil des Relations étrangères des États-Unis. Et, en outre, que ce banquier est réputé pour avoir deux particularités qui semblent contradictoires : être un supporter “étanche” de Bush et de sa politique, et être probablement le seul de son entourage à parler ouvertement du “pic” de pétrole. C’est parce que son intervention était tellement révélatrice qu’il l’a enregistrée, explique notre internaute qui conclut qu’il devient aujourd’hui de plus en plus évident que les membres de l’Administration Bush, avant même d’arriver aux affaires, étaient au courant du “pic” du pétrole, qu’ils étaient conscients de ses implications et qu’ils avaient prévu, entre autres, les conséquences extrêmement graves de l’épuisement des sources de gaz naturel en Amérique du Nord.

 
Qu’est-ce que le pétrole “normal” ou “conventionnel” ?

C’est un liquide composé de molécules d’hydrocarbures qui s’est formé à partir de petits organismes marins, tels que des algues ou du plancton, qui ont vécu il y a des milliards d’années.

Pour que du pétrole puisse se former il faut qu’au cours des temps géologiques soit survenue une succession de conditions :

• que le futur réservoir se soit trouvé sous la mer ;

• que le plancton mort se soit déposé au sein d’une enveloppe rocheuse, la roche “mère” (qui s’est formée, elle aussi, à partir des sédiments marins il y a environ 100 millions d’années) ;

• que le plancton mort se soit décomposé dans sa roche mère sous l’action de bactéries, donnant un composé proche du charbon, le kérogène ;

• que la roche-mère ait empêché les produits de la transformation de s’échapper ;

• que la géothermie ait assuré la pyrolyse qui transforme le kérogène en pétrole, par chauffage à environ 100°C pendant au moins un million d’années et sous une pression suffisante.

Le rendement de cette transformation est infime : moins de 0,01% du plancton mort sédimente au fond de la mer et la fraction de cet ensemble qui se transforme en pétrole ou en gaz naturel est de l’ordre de 0,005%.

L’extraction des pétroles conventionnels est relativement aisée parce que la pyrolyse a transformé des résidus solides en liquides. Une partie du pétrole sort toute seule sous la pression du gaz qui est présent, et le reste est pompé, avec des techniques qui se sophistiquent au cours du temps.

Au début de l’exploitation du pétrole, c’était donc ce pétrole conventionnel qu’on savait extraire, en consommant pour cela l’équivalent de quelques pour cent de l’énergie disponible dans l’huile obtenue.

d’après J-M Jancovici

De la transcription de cette vidéoconférence, il ressort que le banquier texan a insisté, d’entrée, sur l’importance du problème des sources d’énergies non renouvelables dans lesquelles il investit ses milliards. Il ne s’agit plus, dit-il, de savoir si le verre est à moitié plein ou à moitié vide, ni de dire avec les optimistes qu’il est à moitié plein mais qu’il ne sera jamais à sec, sous prétexte que, le pire étant annoncé depuis si longtemps, on a sûrement encore le temps de trouver des ressources insoupçonnées. En fait on n’a pas la moindre garantie qu’il en existe. Par contre, ce qu’on sait tous, c’est que ces énergies tirées du pétrole et du gaz ne sont pas renouvelables et qu’un jour ou l’autre les réserves en seront taries. Et il explique que ce “pic” d’énergie signifie que lorsqu’il est atteint, aucune croissance n’est plus possible, et en plus, que le passage par le pic est une transition relativement courte avant un rapide déclin, au moins région par région. Puis il conclut qu’il s’agit donc bien de la plus grave des questions auxquelles le monde est confronté. On n’aime pas entendre les choses qui font peur, remarque-t-il, alors on n’écoute pas ceux qui crient au loup, et quand le loup est à la porte, c’est trop tard. Toutes les grandes crises ont été ignorées jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour y faire quelque chose... Puisque le problème est grave, pourquoi ne se met-on pas d’accord sur les réponses ? À son avis, pour plusieurs raisons, et d’abord parce que les données et les méthodes pour estimer les ressources totales en énergie sont encore trop vagues et qu’il faut beaucoup de logique floue pour aller au fond des choses. Par exemple, les taux de décroissance, bassin par bassin, sont difficiles à définir et le pic n’est visible que dans le rétroviseur, quand on l’a dépassé. Ces dernières années, l’oracle en la matière, pour le meilleur et pour le pire, était l’Association Internationale des Économistes spécialistes de l’énergie, qui va tenir sa 26ème assemblée annuelle. Dans la décennie 1990, leur doctrine était d’affirmer que de nouveaux approvisionnements en énergie allaient surgir, que les prix allaient baisser et que l’OPEP était un concept dépassé, insoutenable. L’année dernière, pendant deux heures, 13 des anciens présidents de cette association ont montré que, comme les généraux, ils se préparaient pour la guerre précédente et non pas pour la prochaine. Alors qu’on prétendait que la croissance de la demande était terminée, la consommation mondiale, Union soviétique exclue, est passée, entre 1986 et 2002, de 54 à 73 millions de barils par jour. Les chiffres montrent que le moteur de la croissance du pétrole, hors OPEP et hors ex-URSS, a calé. La mer du Nord a passé le pic, l’Amérique latine, Brésil mis à part, a passé le pic, l’Amérique du Nord, sauf pour les huiles lourdes, a passé le pic, le Moyen-Orient, hors OPEP, a passé le pic. Ainsi l’ex-URSS semble être la seule bonne surprise qui reste, et 67 % de l’approvisionnement 2000-2003 hors OPEP en proviennent, mais il serait imprudent de croire que sa croissance va se poursuivre. Et pendant ce temps, les coûts des nouveaux approvisionnements se sont envolés. Entre 1996 et 1999, 145 sociétés internationales ont dépensé 410 milliards de dollars pour maintenir leur production au niveau de 30 millions de barils par jour, les cinq grandes (Exxon, Shell, BP, ChevronTexaco et Total) en ont dépensé 150 entre 1999 et 2002 pour porter cette production de 16 à à peine 16,6. En douze mois, de début 2002 à début 2003, les Quatre grandes (les chiffres de Total n’étant pas connus) ont dépensé plus de 40 milliards pour passer de 14,611 à seulement 14,544 millions de barils par jour.

1 baril = 159 litres

Notre investisseur en énergies non renouvelables cite alors l’exemple de sa propre société qui a mené une enquête approfondie sur l’approvisionnement en gaz naturel pour le Texas, et découvert ainsi que les 167 puits qui assuraient l’an dernier la moitié de la production (sur 37.000 en fonctionnement), avaient vu leur production chuter de 82 % en une seule année. Tel champ pétrolifère qui fournissait 500.000 barils par jour au milieu des années 1980 n’en fournit plus qu’à peine 50.000, etc. Et il donne maints autres exemples montrant l’incertitude des données à partir desquelles on a évalué des ressources “prouvées” et qui sont devenues seulement “probables”. Le potentiel de certaines réserves de gaz naturel aurait été de 3 à 5 fois surévalué. On croyait en 1999 que la production de gaz naturel en Amérique du Nord allait augmenter de 36 % en dix ans, en fait, 2001 vit un record de forages, mais aujourd’hui il est évident que c’est la crise, cette production aux États-Unis et au Canada est en plein déclin. La production de gaz aux États-Unis suit le même scénario que celle du pétrole il y a 30 ans. Et puis il y a la Caspienne, qui au début des années 1990 semblait être le prochain Moyen Orient. En 2001, 20 puits sur 25 s’étaient révélés très décevants, modérant sérieusement les enthousiasmes. Quand on a découvert Kashagan, on a cru que c’était le plus grand gisement de la décennie. L’année suivante, BP et Stat Oil en vendaient tranquillement 14 % pour seulement 800 millions de dollars. Cela signifiait non pas que ces sociétés gaspillaient leur richesse, mais que le pétrole non-OPEP, et en particulier hors de l’ex-URSS, soit a atteint son pic, soit l’a déjà dépassé.

 

Faisant le tour des réserves mondiales, M.Simmons voit que la Terre promise, en matière de pétrole pour demain, c’est le Moyen Orient. La preuve en est, montre-t-il, que les gisements les plus intéressants trouvés depuis 1909 sont tous dans le triangle d’or entre Kirkuk et l’Arabie Saoudite, incluant les grandes ressources pétrolières de l’Iran. De sorte qu’après que les États-Unis aient franchi le pic, l’Arabie est devenue le plus grand gisement possible, mais dans lequel, depuis la fin des années 60, aucune exploration majeure n’a réussi, de sorte que presque toute sa production vient de très vieux champs pétrolifères ; et dans le plus grand du monde, Ghawar, il faut injecter 7 millions de barils par jour d’eau de mer pour obtenir la pression nécessaire. L’Arabie saoudite ne va donc pas rester toujours un producteur à faibles coûts. Avec un peu de flair, ajoute-t-il, on s’aperçoit que les estimations optimistes, revues par les économistes, étaient fausses. Les scientifiques les plus sérieux craignaient un pic de l’approvisionnement de pétrole mais supposaient que du pétrole non conventionnel allait assurer quelques décennies supplémentaires. Ils avaient raison de tirer la sonnette d’alarme, mais eux aussi, ils ont été trop optimistes. Le pétrole non conventionnel est malheureusement trop non conventionnel ! Les huiles légères sont faciles à extraire et à convertir en énergie, mais ce n’est pas du tout pareil pour les huiles lourdes, comme celles de Californie, parce qu’elles exigent au contraire beaucoup d’énergie avant d’en fournir.

Il y a encore 5 ans, confesse notre banquier texan, je pensais à peine aux questions de savoir ce que signifiait le passage par le pic et quand il aurait lieu. J’ai compris, dit-il en substance, qu’on ne saura jamais le prédire... avant qu’il ait lieu, et mon analyse me conduit à penser que ce n’est pas une question d’années mais de mois. On y est. Si je me trompe, tant mieux. Sinon, les conséquences imprévues sont dévastatrices parce que ce monde n’a pas de solution de rechange et c’est trop sérieux pour l’ignorer. À la fin des années 60, les humanistes du club de Rome avaient raison de parler de limite de la croissance. On imaginait alors le pic pour après 2050 et il était encore temps de préparer une alternative. Mais on a regardé le Dr Hubbert comme l’enfant qui criait au loup...

En 1957, le Spoutnik a réveillé le reste du monde, et du coup en 1969, nous avions un homme sur le Lune. Est-ce qu’un Spoutnik en énergie pourrait créer le même sursaut ? S’assurer l’énergie est la seule issue. Les besoins en eau potable, en nourriture, en soins médicaux, tous ces besoins vitaux passent par la nécessité de disposer d’énergie sûre et à bon marché...

Dès que le pic est atteint, les perspectives d’avenir commencent à changer, alors même que cinq milliards de personnes dans le monde sont encore si peu développées qu’elles n’utilisent pas ou très peu d’énergie. Dieu soit loué, conclut-il, le débat s’ouvre, mais il pourrait être trop tard.

 
Qu’est-ce que le pétrole “non conventionnel” ?

Ce sont des produits pâteux, voire solides, beaucoup plus difficiles à exploiter que le pétrole conventionnel, et comprenant :

• les sables bitumineux et les huiles extra-lourdes, qui correspondent à des poches où le pétrole formé a perdu ses éléments volatils. Il s’agit donc de pétrole plus vieux que le pétrole conventionnel, et qui a évolué en s’enrichissant en molécules lourdes. Pour en extraire le pétrole, il faut les fluidifier en le réchauffant, et dépenser pour cela quelques dizaines de pour cent de l’énergie à en tirer.

• les schistes bitumineux, mélanges de schistes et de kérogène n’ayant pas subi de pyrolyse. Ces combustibles fossiles doivent donc subir une pyrolyse avant de devenir pétrole. Mais si on ne veut pas attendre un million d’années pour que la géothermie s’en charge, il faut les chauffer en usine à 600° et dépenser pour cela plus d’énergie que celle que fournira ensuite le combustible obtenu !

d’après J-M Jancovici

Le conseiller de G.W.Bush a alors offert de répondre aux questions de l’auditoire. La première lui rappella qu’il venait de passer une demi-heure dans le bureau ovale de la Maison Blanche avec le Président et que pourtant la politique de l’Administration semblait très étrangère à la dure réalité qu’il venait de décrire.

Il répondit que lorsque le Président Bush a présenté son Plan énergétique, il reçut un accueil incroyablement décourageant, et qu’après le 11 septembre, l’Administration avait changé d’objectifs, mais qu’il pouvait assurer que Washington attachait une importance croissante à ce qui se passe aujourd’hui avec le gaz naturel.

Répondant aux questions suivantes, il affirma que ni l’hydrogène, ni le nucléaire que les graves accidents récents remettent en question pour 5 à 10 années, n’offraient de solution à court terme et que par conséquent il n’y a pas d’alternative, actuellement, à l’obligation de restreindre nos consommations.

M. Ruppert lui posa ensuite une double question.

La première pour lui rappeler qu’il avait parlé l’an dernier d’un projet Manhattan d’investissements. Et la seconde pour s’étonner de voir qu’au cours de la guerre menée depuis le 11 septembre contre le terrorisme, celui-ci semblait se manifester exactement là où se trouve le pétrole ou dans les pays qui en produisent, (il cita l’Afghanistan, l’Arabie saoudite, l’Irak, l’Afrique occidentale, la Colombie), pour lui demander si, à son avis, il s’agissait à chaque fois de coïncidences ?

Cela fit beaucoup rire l’assistance, paraît-il. Et après avoir qualifié ces questions de très intelligentes, le banquier-investisseur en énergies s’étendit sur le besoin urgent d’un plan Marshall pour l’énergie.


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