La revue AGONE parle de l’économie distributive
par
Mise en ligne : 15 janvier 2012
Introduction
« Vous voulez les pauvres secourus, moi je veux la misère supprimée » écrivait Victor Hugo dans Quatre Vingt Treize (en 1874).
En 1874, on pouvait faire passer ce souci de justice pour un rêve irréalisable sous prétexte que supprimer la misère c’était forcément redistribuer la richesse, donc prendre aux uns pour satisfaire les autres.
Il est temps de prendre la mesure des progrès des sciences et des techniques au cours du XXème siècle, et de comprendre que puisqu’on sait produire à volonté, on a les moyens d’assurer une vie décente à tous, sans demander aux riches de faire des sacrifices qu’ils ne veulent pas faire.
Mais cela implique évidemment un changement de notre système économique et financier, aussi énorme que le bouleversement qui vient de se produire dans nos moyens de production : il faut de nouvelles règles, adaptées à ces nouveaux moyens.
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De quoi s’agit-il ?
Que l’économie ait un double objectif :
Produire ce qu’il faut, dans les meilleures conditions possible, pas forcément à la sueur de tous les fronts et sans détruire l’environnement ni ompromettre l’avenir ;
Distribuer équitablement les richesses produites, afin que chacun puisse vivre, s’épanouir, se rendre utile, se cultiver, se sentir responsable, prendre part aux décisions.
Ceci implique une double distribution :
celle des tâches d’une part,
celle des richesses produites d’autre part.
L’outil de gestion des ressources est évidemment la monnaie, dont le rôle doit être d’équilibrer les revenus distribués avec les richesses mises en vente. Or la monnaie actuelle a d’autres pouvoirs, qui rendent cet équilibre impossible. Il faut donc la remplacer par une monnaie créée à cette seule fin.
Pour Jacques Duboin, cette double distribution pourra se faire en partant du principe que tout individu a le droit de recevoir, de sa naissance à sa mort, des revenus suffisants pour vivre décemment, pourvu qu’il s’acquitte, pendant une partie de son temps, d’un devoir de participation. l’ensemble étant géré par l’intermédiaire d’une monnaie de consommation, gagée sur les richesses offertes.
Pour qu’il soit enfin possible de décider ensemble des richesses à produire, de la façon de les produire, de la part des ressources à consacrer aux services publics, à l’éducation, à la santé, à la recherche, à la culture, etc., et de répartir équitablement entre tous les moyens d’acheter les biens et services produits pour être consommés, il faut ajouter que cette double distribution fondamentale le fait qu’elle doit résulter du débat politique, démocratiquement mené, par l’intermédiaire de ce que je propose sous le nom de contrat civique.C’est cet ensemble qui est défendu sous le nom d’économie distributive.
Comme ce sont les défauts du système actuel qui ont amené à la définir, je vais exposer l’économie distributive en montrant à quels besoins elle répond tout en s’adaptant aux moyens disponibles. Des modalités d’application seront envisagées ensuite en évoquant le contrat civique et on verra que ces idées très simples offrent une infinité de possibilités, largement ouvertes puisqu’il s’agit, en fait d’inventer les moyens d’introduire la démocratie dans l’économie.
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La mutation
C’est au début des années trente que Jacques Duboin a dénoncé l’absurdité et l’injustice d’un système économique qui mène à « la misère dans l’abondance » . Analysant ce qu’on appelait la crise économique, il a montré qu’il s’agit de la manifestation d’un véritable changement de civilisation qu’il a décrit comme le passage de « la rareté à l’abondance ».
Par ces termes il ne prétendait évidemment pas que la planète était devenue brusquement un vaste paradis aux ressources inépuisables, mais très précisément ceci :
« dès que dans un pays industrialisé on parvient à créer de plus en plus de biens et de services avec de moins en moins de main d’oeuvre, le problème essentiel cesse d’être celui de la production ; c’est celui de sa distribution qui devient primordial. »
Si cette mutation n’est pas maîtrisée, le chômage augmente en même temps que la production et la croissance élargit le fossé entre riches et pauvres.
On l’a observé pour la première fois dans l’histoire du monde, aux Etats-Unis, au cours des années 1920. La crise qui a éclaté avec le krach de Wall Street en novembre 1929 s’est manifestée par la baisse des cours des matières premières, l’effondrement du marché agricole, une énorme diminution de la production industrielle et le dépôt de bilan de plus d’un millier de banques. Les dégâts s’étendirent ensuite aux autres pays développés qui comptèrent bientôt plus de 35 millions de chômeurs dépourvus de toute ressource, alors que s’amoncelaient des montagnes de vivres que, faute de clients, on détruisait pour maintenir les cours.
Puis ce fut la guerre, transformant les chômeurs en soldats et en morts. Elle fut suivie d’un répit, qui ne dura que trente « glorieuses » années. Mais depuis soixante ans, la mécanisation a fait place à l’automatisation et à l’informatisation. L’accélération exponentielle de la science, des connaissances, des savoir faire et des technologies, bref, des moyens de production, a fait vivre à l’humanité cette mutation que Duboin avait vu venir ; elle est la plus grande de tous les temps, plus profonde et bien plus rapide que toutes les évolutions du passé.
A ceux qui douteraient que cette mutation est bien celle qu’il a définie, rappelons quelques chiffres récents, La production n’a pas cessé de croître :
En France, au cours des dix dernières années, le PIB s’est accru de 1.350 milliards de francs, soit en moyenne, de 200 francs par personne et par mois. Aux États-Unis, il a augmenté en 20 ans de 2.000 milliards de dollars, soit 75%. La production mondiale par habitant, donc en dépit de la croissance démographique, a été multipliée par 2,5 entre 1960 et 1990. En 30 ans, la production alimentaire mondiale est passée de 2.300 kilocalories quotidiennes par individu à 2.700, soit respectivement de 90% à 109% des besoins fondamentaux, et ceci avec un nombre d’agriculteurs qui a diminué.
Et cette production croissante a bel et bien été réalisée avec de moins en moins de labeur humain. En France, entre 1850 et 1997, le nombre d’heures de travail annuel d’un salarié est passé de 5.000 à environ 1.600. Rapporté à la durée totale du temps éveillé sur l’ensemble du cycle de vie, le temps de travail qui était de 70% en 1850 ne représente plus que 14% aujourd’hui. Plus généralement, le volume total d’heures travaillées a diminué dans tous les pays industrialisés ; en France il est passé de 40 milliards en 1973 à 35 milliards en 1994, soit une baisse de 12,5% en vingt ans.
Les progrès techniques au cours des dernières décennies a été tel qu’au moins dans les pays industrialisés, l’humanité dispose maintenant de nouveaux esclaves mécaniques, électriques ou électroniques ; que ce soit des robots, des appareils automatiques, programmables ou asservis, ils sont innombrables. Nous avons même appris à changer la nature, à la commander pour lui faire produire ce que nous voulons, comme nous voulons, quand nous voulons.
Cette « relève » des hommes par la science et la technologie ayant transformé, en quelques dizaines d’années, les processus de production dans pratiquement tous les domaines et à tous les stades, on observe qu’il s’agit aujourd’hui non pas de produire n’importe quoi en abondance, mais de mettre ces esclaves d’un nouveau type au service de tous, sans discrimination.
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Régression ou libération ?
Le système en place n’a pas tiré parti de cette relève pour supprimer la misère. Au contraire, l’idéologie dominante a utilisé les nouvelles techniques pour instituer la dictature de la finance sur l’économie : avec des transactions bancaires qui s’effectuent à la vitesse de la lumière, la finance enrichit beaucoup plus que l’économie réelle.
Les inégalités se sont accentuées. Chômage et exclusion, insécurité et violences, croissent dans le monde entier, y compris dans les pays les plus riches. Au lieu de la libération qui devenait possible, c’est une vraie régression sociale qu’on observe partout.
Pourquoi ? Mais parce que notre système économique a été conçu pour stimuler la production quand le danger permanent était la pénurie, les famines dues, par exemple, à de grandes sécheresses qu’on ne savait ni prévoir ni parer, et il était admis que les rares fruits de la production soient distribués à ceux qui y avaient participé, d’une façon ou d’une autre.
Cette distribution se fait par le salariat. Elle a été plus ou moins équitable tant que la production occupait environ les 3/4 de l’humanité. Quand de nouvelles techniques apparaissaient, on pouvait alors compter sur une nouvelle croissance pour résoudre les crises cycliques qui se manifestaient pendant la nécessaire adaptation de la main d’oeuvre.
Mais au fur et à mesure que des techniques scientifiques se développaient, l’effort s’est porté de plus en plus vers la rationalisation de la production, sur la façon de produire de mieux en mieux au moindre coût. Comme dans ce coût figurent les salaires, ceux-ci sont devenus une charge, et l’économie a été dévoyée : on a perdu de vue que son objectif est la satisfaction des besoins, à commencer par les besoins les plus vitaux. Et c’est un autre objectif qui est passé au premier plan, de plus en plus loin devant, et jusqu’à s’y substituer : rentabiliser un capital.
Retrouvons le bon sens de Kou :
« Un cultivateur s’est plaint ensuite de la dureté des temps. Deux minutes de conversation m’édifièrent. Grâce à son intelligence il avait eu 30 quintaux de blé à l’hectare, alors qu’il n’en récoltait que 18 auparavant.
Vous devriez être enchanté, lui dis-je. Si vous avez voulu avoir du blé, deux cents sacs valent mieux que cent.
C’est la misère me répondit-il.
Alors, répliquai-je, c’est que vous n’avez pas fait pousser du blé pour avoir du blé, mais pour avoir de l’argent.
Ahuri ! ne m’a-t-il pas envoyé dire. »
Même l’homme est devenu une ressource pour produire de l’argent. L’économie n’est pas organisée pour tenir compte des besoins insolvables. Alors quand les besoins vitaux des clients solvables sont satisfaits, l’objectif des producteurs devient de les pousser à consommer de plus en plus : pour les clients les plus riches, dont la fortune provient souvent du commerce de la drogue, on fabrique des produits d’un luxe insolent et, pour les autres, des gadgets vite "démodés" et des services qui ont souvent pour effet de saper leur autonomie. Le souci principal devient celui de pousser la vente et c’est ainsi que la dépense mondiale en publicité a dépassé 2.600 milliards de francs ; chiffre qu’il est édifiant de comparer aux 240 milliards par an estimés nécessaires pour satisfaire les besoins essentiels en nourriture, en eau potable, éducation, santé et infrastructures sanitaires de l’ensemble des pays en voie de développement.
C’est donc bien cette façon de distribuer le pouvoir d’achat en motivant toutes les activités par l’argent qui est à repenser. La monnaie, conçue comme le moyen de faciliter l’échange différé entre production et consommation, est devenue la finalité de toute entreprise. Et alors même qu’elle n’est plus qu’un symbole sans valeur propre ! Car n’oublions pas, bien qu’on la présente encore comme un étalon de valeur, qu’elle a en fait perdu toute référence réelle. Sans nous étendre sur cette absurdité,ce qu’il faut retenir ici c’est qu’elle a des conséquences extrêmement perverses dont l’évidence apparaît à l’opinion lorsqu’éclatent des « affaires » comme celles de la vache folle, du sang contaminé, de l’amiante, du dopage des sportifs, etc. On en est arrivé à vendre des organes humains , à calculer« quel retour sur investissement on peut attendre de la culture » !
Il faut en conclure que la monnaie, telle qu’elle est, permet de détourner l’économie de son véritable objectif qui est d’organiser la production pour satisfaire les besoins humains.
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Un postulat faux.
Bien qu’il soit encore présenté comme aussi immuable qu’une loi de la nature, le système économique qui aboutit à ces catastrophes règne depuis environ deux siècles. Il repose sur le postulat libéral, hérité d’Adam Smith (1723-1790), selon lequel l’intérêt général est la somme des intérêts particuliers, aussi égoïstes soient ils. Il faut donc tout libérer, « laissez faire, laissez passer » car « la main invisible du marché » trouvera alors tout naturellement ce qui est le meilleur pour tous.
Un tel « chacun pour soi » est évidemment la négation de toute société. Car, au lieu de mener au bonheur annoncé, il conduit au suicide collectif. Il est de plus en plus flagrant que le postulat libéral est faux. Les résultats sont éloquents.
Au plan mondial, entre 1960 et 1993, la part de 20% des habitants les plus riches de la planète est passée de 70 à 85% du PIB mondial, alors que celle des 20% les plus démunis diminuait de 2,3 à 1,4%, de sorte que 1,3 milliard de personnes vivent dans une situation de pauvreté absolue (avec moins de 1 dollar par jour ). Ainsi, en 1996, 358 personnes disposaient des mêmes ressources financières que les 2,3 milliards les plus pauvres du monde.
Aux États-Unis, les 2.000 milliards de richesses supplémentaires créées se sont accompagnées d’une baisse de 20% des salaires, alors que plus de la moitié en a été accaparée par 1% de privilégiés. En France, les revenus du patrimoine ont doublé (entre 1982 et 1995) tandis que la part des salaires dans le PIB a baissé de 9,1%.
La mondialisation des marchés, dont celui des capitaux, « qui devait apporter la prospérité à tous les pays », c’est une bulle spéculative qui peut être estimée à 90 fois le montant des exportations de l’économie réelle. C’est encore, et surtout, la possibilité pour les entreprises transnationales d’échapper à tout contrôle et de fonctionner au mieux de leurs seuls intérêts. _ Aussi les voit-on produire là où les salaires sont les plus bas, faire assurer les tâches de secrétariat et de gestion, grâce au télétravail, dans les pays où les droits du travail ne sont pas respectés, transporter à moindres frais leurs produits sous des pavillons de complaisance, vendre là où les prix peuvent être les plus élevés et installer leur siège dans un paradis fiscal pour échapper aux lois, règlements, taxes et impôts en usage dans leur pays d’origine.
Le résultat est que des investisseurs financiers, dont la puissance est bâtie sur le contrôle des entreprises transnationales, ont désormais plus de pouvoir que les hommes politiques qui sont censés décider du sort des nations. Indifférents aux besoins sociaux dont ils ne sont pas responsables, ces nouveaux « décideur » mettent au point leur propre politique, au cours de colloques à huis clos,comme celui qui a lieu chaque année à Davos, puis ils l’imposent aux gouvernements.
Le FMI et la Banque Mondiale leur servent souvent d’intermédiaires. Persister dans cette voie, c’est aller tout droit à une explosion sociale, mondiale elle aussi. Même le président de la Banque Mondiale disait en 1997 que la pauvreté et les inégalités dan sle monde représentent « une bombe à retardement » qui, si l’on n’agit pas dès maintenant « explosera à la figure de nos enfants sans action ; dans trente ans, les inégalités seront plus grandes. La population vivant avec moins de 2 dollars par jour passera de 3 milliards à 5 milliards d’individus. Un quart des forêts tropicales seront détruites, au lieu de 4% aujourd’hui. Sans équité, il n’y a pas de stabilité ».
Mais, pour lui, le remède est la fuite en avant : la croissance économique. On vient d’en voir le résultat en Asie du Sud-Est, en Russie, au Brésil. En puisant dans la pharmacopée néolibérale, il ne pouvait pas en être autrement ! D’ailleurs les plus grosses entreprises, même celles dont l’objectif est la spéculation financière, sont les premières à renier le postulat libéral, quand c’est de leur faillite qu’il s’agit, l’exemple récent du fonds spéculatif LTCM est édifiant.
Concluons qu’il faut reconstruire la société et, pour cela, ne plus tout laisser faire, mais décider ensemble de ce qu’il convient de faire ensemble.
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Un blocage idéologique
La mutation a été si rapide que la plupart des gens n’en ont pas pris la mesure. Certains parlent encore de crise, comme si, avec quelques interventions judicieuses, les choses pouvaient rentrer dans l’ordre, comme avant.
Dans un environnement mondial aussi étroitement verrouillé, où « dégraissages » signifie profits, quelle peut être la marge de manoeuvre laissée aux responsables politiques, même dans les pays démocratiques ? Qu’ils soient de droite ou de gauche, ils cherchent tous à s’accommoder du carcan néolibéral « imposé » et n’imaginent que des réformes dans les limites comptables fixées, qu’ils décrivent eux-mêmes comme des « contraintes extérieures », comme s’il s’agissait de lois incontournables. Bref, ils reprennent à leur compte l’antienne chère à Margaret Thatcher : « TINA » (There Is No Alternative).
Refusant l’idée d’avoir à penser au remplacement du système redistributif actuel, on en reste toujours à chercher des rustines pour l’aménager : Comment amadouer le renard pour le garder dans le poulailler ?
Créer des emplois nouveaux ? C’est devenu l’obsession. Mais une initiative n’est pas bonne, a priori, sous le seul prétexte qu’elle crée des emplois.
Pour quoi faire ? La production n’en a pas besoin, sa croissance n’a rien résolu. Les entreprises, parce qu’elles sont assujetties à la rentabilité, ne paient que le travail qui leur permet de vendre avec profit.
Sauver au moins les emplois qui restent ? Certains vont jusqu’à la violence pour défendre des emplois à tout prix, même quand il s’agit de produire des engins de mort et des déchets dont le danger n’est pas maîtrisé.
Réduire la fracture sociale en redistribuant l’emploi qui reste ? Mais on a vu que la masse salariale ne cesse de baisser, donc mieux la distribuer c’est remplacer les chômeurs par des working poors, à l’américaine. Ce n’est donc pas, à terme, la solution.
Développer certains services ? Bien sûr, il faut de plus en plus d’emplois sociaux pour réparer les dégâts créés par le système, pour maintenir la violence et redonner le moral aux exclus.Certains voient même le salut du système dans le développement de ce secteur social d’aide aux personnes. Mais ceux qui en ont besoin ne peuvent évidemment pas les payer, il faut donc les financer par l’impôt. Or la logique libérale réclame au contraire la baisse des impôts.
Alors, reconnaître que si on ne peut pas travailler, on a pourtant le droit de vivre ? C’est bien pour cela que des allocations ont été créées au cours de ce siècle. Certaines associations d’avant-garde vont même plus loin et revendiquent une allocation universelle inconditionnelle, c’est l’objectif du réseau européen BIEN (voir le lien vers le site officiel) fondé en 1986.
Mais dans ce cadre de la redistribution, et même en supprimant des allocations sociales existantes, le montant retenu pour cette allocation universelle, quoique différent d’une « école » à l’autre, reste très insuffisant pour vivre décemment. Et une campagne idéologique pousse l’opinion à admettre le démantèlement de l’état-Providence qui verse les allocations. Ainsi donc, depuis des décennies, tout a été essayé dans le cadre de l’économie redistributive. Mais quelle que soit l’imagination déployée pour, en fait, réorganiser une solidarité qui n’est pas dans la logique du système actuel, la redistribution ne peut pas être la solution parce qu’elle ne satisfait personne. Ni ceux qui se sentent lésés parce qu’on leur reprend par des impôts et des taxes ce qu’ils estiment avoir légitimement gagné (en devant faire preuve de plus en plus de zèle pour conserver leur emploi). Ni ceux qui se voient empêchés, faute d’emploi, de mettre en oeuvre leurs capacités, leurs talents et qui se sentent donc assistés, traités comme des parasites. Ni bien entendu les entreprises qui, si on leur fait valoir qu’ayant augmenté leurs bénéfices, elles peuvent se montrer « citoyennes » , préfèrent se délocaliser.
Alors même que les besoins en aides financières et sociales s’accroissent, la redistribution des richesses par l’intermédiaire de l’emploi n’apporte pas le moyen d’empêcher que le pouvoir d’achat d’une part croissante de la population diminue au profit des plus grosses fortunes. C’est donc qu’il faut remplacer cette redistribution par le travail par la distribution des richesses produites, dès lors qu’elles le sont avec de moins en moins de travail.
Cette remise en cause de la notion de salariat est également devenue nécessaire parce que la part de chacun dans la production est de plus en plus floue : ce n’est plus tant le travail présent qui compte que celui de la conception, de l’information, de l’organisation de la production ; et ces nouvelles méthodes sont le fruit d’un progrès général anonyme et commun, même sur plusieurs générations. Comment prétendre évaluer la part de chacun dans une production devenue aussi collective ?
En remettant en cause la redistribution, Duboin ne s’est pas borné à dénoncer l’absurdité et l’obsolescence du système économique qui conduit à tant d’injustices et de désastres, il a entrepris de poser les jalons de ce qui, au fil des ans, allait devenir « l’économie distributive » ou « l’économie des besoins », ces besoins n’étant pas uniquement matériels, mais aussi culturels, d’éducation, de formation et de santé, de participation à la vie de la cité et à la recherche fondamentale dans tous les domaines.
Il proposa un système économique et financier dans lequel l’argent est mis au service de l’homme et non plus l’inverse.
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Un fabuleux héritage
L’économie distributive, c’est d’abord la reconnaissance que chacun d’entre nous est co-héritier des fruits du travail des générations qui nous ont précédé.
Jacques Duboin l’expose dans un style lumineux :
« Viens m’aider ! Celui qui fit comprendre à son semblable le sens de ces mots est le fondateur inconnu de toutes les sociétés humaines. Peut-être s’agissait-il simplement de dégager l’entrée obstruée d’une caverne en déplaçant quelque arbre abattu par l’orage ; mais dès que le second homme eut répondu à l’appel du premier, ils réussirent à faire, à eux deux, ce qui était impossible à l’un comme à l’autre. Des efforts combinés fournissent donc un résultat supérieur qui est le fruit de l’association.
Or c’est l’association des hommes qui a fourni la civilisation puisque, sans elle, nous fussions restés des artisans héréditaires et pétrifiés. Qui dira la puissance incalculable de l’association, lorsqu’elle se transforme en coopération, c’est-à-dire dès qu’intervient la division du travail ? C’est elle qui libère l’intelligence, source de toutes les sciences ; c’est elle qui fournit un supplément de puissance donnant naissance au progrès social ; c’est elle qui dégage la bienfaisante technique grâce à laquelle l’effort humain, pour obtenir une même satisfaction, ira toujours en diminuant, ou, si l’on préfère, rendra le travail de plus en plus productif ; c’est elle qui est à l’origine du drame moderne dans lequel nous nous débattons, car le travail humain, en disparaissant, frappe de caducité la formule « à chacun selon ses oeuvres ».
Voilà que les hommes, sans modifier complètement leurs rapports sociaux, ne peuvent plus consommer ce que l’association leur permet de produire, soit que le travail disparaisse pour une partie d’entre eux, soit qu’il n’habilite les autres qu’à consommer une part de plus en plus infime de la production. Qui ne voit le tragique du dilemme : ou le surplus de force, fourni par l’association, créera un surplus de produits qui fera le bonheur de tous les hommes ; ou l’association, en se brisant, les ramènera tous aux premiers âges dans la misère et par le sang !
Du moment que l’association, par la coopération des efforts, donne des fruits nouveaux que le travail individuel n’aurait jamais produits, nous demanderons-nous longtemps à qui appartiennent ces fruits ? Évidemment à la communauté puisqu’ils sont réellement son œuvre.
Au fur et à mesure que la coopération s’est développée, le surplus de puissance est devenu de plus en plus considérable pour constituer enfin un fonds commun de civilisation appartenant à tous ceux qui, en se pliant à la division du travail, ont accepté de vivre en société ».
« J’espère qu’on a compris que, dans les pays dotés d’un prodigieux potentiel de production, l’individualisme économique est définitivement périmé du jour où il se heurte à l’impossibilité d’échanger. Il faut que le lecteur comprenne encore que l’économie nouvelle n’est que l’aboutissement logique d’une longue évolution et même le couronnement des efforts conjugués de toutes les générations qui nous ont précédé sur la terre. »
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Elargir l’échange
Le système actuel, est basé sur un échange précis, l’échange marchand qui se décompose en vente et achat : la production crée la capacité de vente par les produits qu’elle fournit, et elle crée aussi la capacité d’achat par la distribution, directe ou indirecte, qu’elle fait des revenus. Or la production moderne donne naissance à une capacité de vente de plus en plus grande, tandis qu’elle crée une capacité d’achat qui va en s’amenuisant avec les suppressions d’emplois, le travail à temps partiel, etc. Cet échange-là, qui a déjà cessé pour tous les non actifs, tend donc à diminuer pour l’ensemble des actifs.
L’économie distributive propose d’élargir l’échange entre un individu et la société, en posant en principe que tout citoyen a, à la fois, le droit, toute sa vie, de recevoir de quoi vivre, et le devoir de participer, selon ses moyens, à la vie de la société qui l’entretient. Mais comment assurer la distribution du pouvoir d’achat si ce n’est plus par référence au travail ? La réponse est évidente : par référence à ce qui est offert à la vente, car la richesse à distribuer est celle qui est produite pour être consommée. Et si on décide de produire plus avec moins de main d’oeuvre, cela entrainera plus de revenus et plus de loisirs. A la monnaie capitaliste doit donc être substituée une monnaie créée au fur et à mesure que cette richesse est produite, proportionnellement à elle par l’intermédiaire de prix politiquement définis, et annulée au fur et à mesure qu’elle est vendue pour être consommée.
Cette monnaie de consommation n’est qu’un pouvoir d’achat qui ne sert qu’une fois : elle ne circule pas et ne peut pas produire d’intérêts. Mais elle reste le bulletin de vote du client sur la production à renouveler, puisqu’il garde sa pleine liberté pour choisir ses achats. Il n’y a aucun obstacle technique à sa mise en place : le montant de la masse monétaire émise pendant une période donnée est égal au prix total des biens mis en vente dans le même temps. Ainsi, à toute nouvelle production correspond l’émission d’une nouvelle quantité de monnaie. Une part de cette somme est affectée en priorité aux services publics, l’éducation, la santé, la recherche, etc., et le reste est réparti entre les citoyens, dont les revenus sont donc nets de tout impôt ou taxe. Tous ont un compte individuel qui est périodiquement réapprovisionné.
Ces comptes sont débités à chaque achat, la somme correspondante étant annulée, un organisme public étant seul habilité à alimenter chacun des comptes personnels. Pour les débits, la plupart des commerçants sont déjà équipés de machines qui utilisent, par exemple, une carte à puce.
L’économie distributive repose donc sur trois piliers :
le revenu social, versé à chacun, toute sa vie, pour vivre. C’est sa part d’usufruit d’un héritage commun ;
le service social, qui est la participation de chacun aux tâches qui restent à faire ;
la monnaie distributive, gagée sur les richesses produites, qui permet d’équilibrer production et consommation.
C’est ainsi que pourront être gérées les ressources de la planète, mais sans confondre, comme on le fait aujourd’hui, les ressources humaines avec les biens mesurables et consommables. Se posent alors inévitablement les questions de savoir quelles tâches devront être assurées pendant la durée d’un service social, et si le revenu social doit être égal pour tous.
Duboin penchait pour l’égalité des droits économiques « puisque le labeur humain, conjugué aujourd’hui avec l’outillage dont on dispose, fournit un rendement qui n’est plus proportionnel au labeur. Comment dans ces conditions, discriminer la part qui revient à chacun ? ». Mais « l’égalité économique absolue de tous n’est pas indispensable à l’économie de l’abondance. Il est possible de prévoir, surtout dans les débuts, tel ou tel mode de distribution avantageant, par exemple, l’ancienneté, les aptitudes, la responsabilité, la collaboration intellectuelle. En fait, je ne vois pas le critérium dont on pourra se servir, car l’idée d’abondance hurle d’être accouplée à celle d’une distribution variant avec les individus, l’abondance excluant de faire des portions ».
Nous pensons aujourd’hui que ces décisions doivent résulter d’un débat politique. Les propositions de Jacques Duboin étaient très en avance sur son temps, elles étaient alors moins faciles à réaliser que maintenant, avec l’informatique. Et les dysfonctionnement socio-économiques constatés les rendent chaque jour un peu plus pertinentes.
Mais de nouvelles exigences sont apparues : d’une part, la centralisation des décisions a montré ses limites, notamment avec l’expérience soviétique, d’autre part le développement de la bulle spéculative a mis en évidence l’impuissance des gouvernements, mêmes démocratiques, face à la finance internationale, et enfin la mondialisation de l’économie a suscité, par réaction, le développement d’économies locales, à une échelle plus humaine. Tout cela fait naître, ou révèle, le besoin d’organiser le débat démocratique à tous les niveaux économiques.
C’est ce qui m’a conduite à introduire dans l’économie distributive l’idée de contrat civique (développé dans l’article de la revue Silence) que je ne peux ici qu’évoquer.
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Du contrat d’embauche au contrat civique
Qui va faire quoi et avec quels moyens ?
C’est dans son contrat civique que sera défini, pour une période donnée, la participation de chacun à la vie de la société. En ayant l’initiative de cette définition il pourra donc organiser sa vie, selon ses aspirations et ses aptitudes et aussi les moyens disponibles et les besoins des autres. Car la décision d’accepter ou d’amender, de financer ou de rejeter une proposition de contrat civique est essentiellement politique, elle devra, par conséquent, faire l’objet d’un débat démocratique et public.
Il faut donc créer des conseils économiques et sociaux (CES) où se dérouleront ces débats pour orienter la production, décider de l’émission monétaire associée et de la distribution du pouvoir d’achat ainsi créé. Il n’est pas question de fixer ici la composition de ces CES ni leur mode de fonctionnement propre, qui peuvent être variables d’une collectivité à l’autre ; ce sont les citoyens concernés qui en décideront. Mais on peut bien imaginer que des instances démocratiquement élues fassent participer à leurs délibérations tous leurs administrés qui le souhaitent, comme cela se fait déjà à Porto Alegre dans le cadre du budget participatif.
L’initiative laissée au citoyen (ou à un groupe) va développer la créativité générale et le débat « politique » que l’établissement des contrats va susciter conduira à adapter démocratiquement notre civilisation à la complexité qui caractérise notre époque. Ce sont les rapports des contrats passés qui permettront de répartir aussi équitablement que possible années sabbatiques et années de "labeur" d’une vie et aussi, dans une période transitoire, de justifier des demandes de revenus supplémentaires.
Ce sont les évaluations et les estimations contenues dans les contrats qui permettront à chaque CES d’évaluer publiquement et en continu, les investissements et les ajustements nécessaires, les coûts de production et celui des richesses dont il engagera la production. En adaptant des logiciels analogues à ceux que la gestion boursière a mis au point, les CES peuvent fonctionner en réseau et selon le principe de subsidiarité, à l’échelon local, régional, etc.
Une telle prospective pour gérer les ressources est impossible dans le système économique actuel si bien que et le développement « soutenable » ou « durable » reste un voeu pieux. Au contraire dans ces CES, en économie distributive, les investissements et autres décisions économiques pourront être pris non plus sur le seul et unique critère de rentabilité financière, comme font les banques et organismes similaires qui en décident aujourd’hui, mais en prenant en compte dans les débats tous les aspects pertinents : depuis l’intérêt pratique du consommateur jusqu’au coût de production, en temps de travail et en matières premières, en passant par toute considération d’ordre éthique, écologique, moral, par des soucis de santé, de non pollution, de qualité de l’environnement, de préservation des ressources non renouvelables, etc.
Par exemple, les CES pourront définir des clauses d’échec et prévoir la reconversion éventuelle de gros investissements, on évitera ainsi les friches industrielles dont personne aujourd’hui ne se sent responsable ou n’en peut financer ni la reconversion, ni la destruction.
Remarque :
Si l’économie distributive est une économie planifée, sa planification est faite démocratiquement, avec l’aide d’experts certes mais avec la participation de représentants, de la population et après de large débats publics. Cela n’a rien à voir avec la planification centralisée, telle qu’elle était pratiquée dans les pays de l’Est.
Ne vous laissez donc pas berner par « les apôtres du marché » lorsqu’ils vous disent que c’est le marché qui oriente la production, comme si les entreprises attendaient de savoir ce que veulent les clients avant de le produire. Elles planifient ( mais elles appellent ça de la prévision) et orientent par la publicité la future demande du client.
En attendant que tout le monde soit d’accord pour l’égalité des droits économiques, c’est le contrat civique qui permettrait d’établir démocratiquement la plus grande équité possible. On peut décider de séparer en deux la masse de pouvoir d’achat à répartir. Qu’une partie en constitue le revenu social, égal pour tous, et que l’autre partie soit distribuée en revenus personnalisés, définis dans les contrats civiques. Le rapport entre ces deux parties sera fixé par le débat de politique général. Entre l’égalité économique, qui correspond à une valeur infinie pour ce rapport, et la valeur zéro qu’il a aujourd’hui pour les chômeurs déclarés « en fin de droits », on peut décider d’une valeur intermédiaire, à faire varier selon les besoins pour stimuler plus ou moins l’activité.
Le projet de société alternative initié par Jacques Duboin permet d’étendre la démocratie à l’économie. Cette façon très nouvelle de s’organiser pour mieux vivre ensemble, bouleverse, certes, les habitudes acquises dans un système où l’idéologie libérale s’est imposée par tous les moyens. Inculquée dès l’enfance, cette idéologie de la compétition est née à une époque où les biens produits étant rares, il fallait être le premier servi, parfois le seul. On est amené à penser et agir autrement selon qu’on est devant un buffet garni et regarni sur commande, ou qu’on doit lutter contre ses semblables pour survivre.
La « grande relève » qui a eu lieu dans les connaissances et les savoir-faire offre aujourd’hui la possibilité de vivre libérés de beaucoup de tâches matérielles, et d’avoir ainsi accès à d’autres activités. Inventons donc d’autres relations sociales. Que la production soit assurée en utilisant au maximum les technologies les plus performantes, et qu’elle soit équitablement distribuée.
Tout le monde a quelque chose à gagner dans ce changement de société.
Par la mise en place de conseils économiques et sociaux décentralisés, l’économie distributive instaure une démocratie participative dans la vie économique, en conciliant individualisme et responsabilité de chacun avec la prospérité de l’ensemble de la société. L’économie distributive ne supprime pas le marché.
Par la discussion publique des contrats, elle le remet à sa place : l’échelle humaine. Elle rend au marché son rôle essentiel : confronter les besoins des uns avec ceux des autres, comparer les demandes avec les moyens de les satisfaire. La course à une croissance mythique y fait place à la recherche permanente d’un optimum, respectueux de l’homme et des grands équilibres écologiques. Utopie bien sûr, mais solidement étayée sur la réalité, l’économie distributive est émancipatrice.
C’est un humanisme.
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