Au delà du service public


par  G. EVRARD
Publication : février 2012
Mise en ligne : 13 mars 2012

N’en concluons pas, comme on l’entend dire trop souvent, que l’homme est “naturellement” si égoïste qu’il est incapable de se préoccuper du sort de ses semblables. En fait, l’être humain est fort divers. En juillet dernier, Bernard nous ayant fait froid dans le dos avec une fiction cauchemardesque, dont on ne peut qu’espérer qu’elle n’est pas proche de devenir réalité, Guy EVRARD avait imaginé, de son côté, nous raconter une modeste anecdote, mais qui nous parle maintenant de solidarité.

L’anecdote débute en gare d’Arras, fin 1940 ou courant 1941 (les souvenirs ne sont plus assez précis) et concerne la liaison de chemin de fer entre Arras et Douai, environ 25 km, sur la ligne historique Paris-Lille. C’est, après l’armistice de la défaite, l’occupation allemande. La gare d’Arras a été sévèrement bombardée lors de l’offensive allemande en mai 1940. Après une accalmie pendant l’hiver 1940-41, les combats aériens vont s’intensifier au cours du printemps et de l’été 1941, à l’avantage des aviateurs anglais, qui multiplieront les bombardements dans cette zone, important nœud ferroviaire vers le bassin industriel et minier, contraint de travailler pour l’Allemagne, et avec la proximité de l’aérodrome de Vitry-en-Artois, l’une des gares desservies. Une zone qui connaitra très tôt des actes de résistance.

La gare de Biache-Saint-Vasst

Les trains sont à vapeur. Des express relient Paris à Lille via Arras et Douai. Des omnibus, entre Arras et Douai, desservent alors 6 ou 7 gares et sont empruntés quotidiennement par les villageois qui vont travailler à la ville ou dans les villages voisins, dont certains sont à la fois agricoles et industriels, comme Biache-Saint-Vaast, à mi-chemin entre Arras et Douai.

Un soir, dans la gare d’Arras, après sa journée de travail, une jeune femme, la vingtaine d’années, est effondrée : elle vient de rater son train de retour, le dernier pour Biache-Saint-Vaast ! À l’époque, pas de téléphone pour prévenir ses parents, chez qui elle habitait encore, ni son futur mari, avec lequel les projets étaient retardés par la guerre. Que faire ? Il n’est pas question de rentrer à pied, seule, la nuit, dans la campagne, en cette période aussi troublée, pour cette jeune femme : elle n’est alors guère allée plus loin que Lille, au nord, et à la limite du département de la Somme, au sud, dans l’immense pagaille de l’évacuation, avec toute la famille et de maigres provisions et des vêtements entassés dans un landau, quelques mois plus tôt, sous la mitraille des avions allemands dont on essayait de se protéger en se jetant dans les fossés à chaque alerte.

« Mais on était chouette,
en c’temps-là,
On n’sacrécoeurait pas sur la
Butte déserte...
 »
Extrait de la chanson « A Montmarte »,
d’Aristide Bruant (1851-1925),
écrite en 1895.
Le texte situe l’action vers 1870...

Un employé de la gare, voyant son désarroi, s’approche d’elle et lui demande :

— Que se passe-t-il mademoiselle ?

— Monsieur, je viens de rater mon train pour Biache-St-Vaast.

— Ne vous inquiétez-pas, venez avec moi, nous allons voir l’indicateur et vous en prendrez un autre !

Elle suit l’employé. Rappelez-vous les indicateurs muraux à grands feuillets métalliques mobiles, couverts de tableaux jaunes...

— Effectivement, vous n’avez plus d’omnibus aujourd’hui vers Douai, mais vous allez prendre le prochain express jusqu’à Douai, puis vous reprendrez un omnibus en sens inverse de Douai à Biache-St-Vaast ; il y en a encore un que vous pourrez attraper pour rentrer chez vous.

— Mais, Monsieur, c’est impossible, je n’ai pas d’argent pour l’express.

Les express, plus rapides, sont plus chers et, de toute façon, n’ayant pas suffisamment d’argent de poche, il lui était impossible de payer un trajet supplémentaire.

Alors, dans un simple réflexe de solidarité, l’employé sort son portefeuille :

— Ce n’est pas grave. Tenez, je vous avance le prix. Puisque vous travaillez à Arras, vous me rembourserez en déposant l’argent demain à la buvette de la gare.

Se confondant bien sûr en remerciements, elle fit comme l’employé lui avait dit et débarqua en gare de Biache-St-Vaast le soir, évidemment assez tard.

Ce retour, tel qu’il m’a été raconté, m’a immédiatement fait penser au Retour de don Camillo [1]. Certes, il n’y avait pas la fanfare ni le maire pour faire un discours, mais toute la famille était présente. Les plus habitués au chemin de fer, en ce temps-là, avaient imaginé le scénario, avec tout de même ce point d’interrogation sachant qu’elle n’avait pas suffisamment d’argent sur elle, mais refusant de s’inquiéter davantage avant l’arrivée du train. Le lendemain, la jeune femme rendit l’argent à la buvette, sans même rencontrer l’agent, dont elle ignorait le nom.

Bataille du RailMe remémorant cette “aventure”, je ne peux m’empêcher de l’associer à cet autre souvenir. Dans les années 1950, alors que j’étais “pensionnaire” au collège (à l’époque un “cours complémentaire”), dans une commune encore rurale du Pas-de-Calais, le directeur nous fit assister à la projection du film La Bataille du rail. D’autres cheminots avaient engagé le combat clandestin contre l’occupant. Rien de commun, bien sûr, sauf que c’était aussi au-delà du service public. Maintenant, je sais que la SNCF avait financé très largement le film à la Libération afin de faire oublier l’attitude collaboratrice de sa direction pendant la guerre [2].

J’ai toujours beaucoup voyagé en train et, aujourd’hui, dans les grandes gares, parmi les rangées de machines qui vendent et compostent les tickets à la place des hommes, les personnels de sécurité de toute sorte qui chassent les importuns, les patrouilles de police qui interrogent les faciès, les patrouilles militaires qui scrutent les terroristes potentiels et leurs paquets suspects, les haut-parleurs et la multitude de panneaux qui déversent sans discontinuer leurs flots d’annonces, je me demande qui viendrait en aide à une personne égarée, trop jeune ou trop vieille, trop pauvre ou trop timide, trop..., pour lui permettre de rejoindre son univers familier. Qui, à part un citoyen ordinaire attentif ce jour-là à cet autre citoyen égaré... En tout cas, probablement pas l’institution qui, loin de toute mission de solidarité, ne songera d’abord qu’à lui demander des papiers et l’interroger sur sa capacité à payer un service.

Et si c’était simplement cette belle idée de solidarité à reconquérir : des services publics accessibles à tous, qui aident les gens en difficulté au-delà de la charité, et forgent les consciences ?


[1Le retour de don Camillo, film franco-italien tiré du roman de Giovannino Gareschi et réalisé par Julien Duvivier, en 1953, après Le petit monde de don Camillo (1952).


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