Au fil des jours
par
Publication : octobre 1992
Mise en ligne : 19 avril 2008
Dans le cochon, tout est bon
C’est vrai, pour notre plus grand plaisir : boudin, andouille... sans oublier le pied de cochon : un délice pour certains, au point qu’un restaurant des anciennes halles n’a pas hésité à en faire son enseigne et sa renommée.
Mais la grande nouvelle, c’est l’annonce, lors du colloque international qui a réuni cet été les spécialistes de la greffe, que, devant le manque d’organes humains, le cochon sera probablement dans l’avenir le principal pourvoyeur pour les xénogreffes.
On a pu être surpris, par contre, face à un tel progrès potentiel, des nombreuses voix qui se sont aussitôt élevées pour soulever des problèmes d’éthique, de morale. Interrogations, états d’âme d’un autre âge, quand, au même moment, des humains en parfaite santé s’étripent, tuent femmes et enfants dans des guerres fraticides, vraiment, elles, d’un autre âge.
Il faudrait peut-être aussi s’interroger sérieusement sur les révélations très précises rapportées par Maïté Pinero dans Le Monde Diplomatique d’août : Enquête sur une abomination : enlèvement d’enfants et trafics d’organes.
Les progrès de la médecine, comme les progrès technologiques devaient - devraient - apporter aux hommes plus de bonheur. Mais les mentalités, même chez les spécialistes, sont souvent en retard sur les capacités de la science. Boyer, ex-chirurgien de l’Empereur Napoléon, écrivait, en 1827 : « La chirurgie est arrivée à un tel sommet qu’elle ne progressera plus ». A comparer, sur le plan socio-économique, avec Fukuyama, prétendant que le monde était maintenant fini. [1]
C’est l’éternelle difficulté, la principale, à laquelle nous nous heurtons depuis soixante ans, faire comprendre que « les utopies d’hier sont la réalité d’aujourd’hui et les utopies d’aujourd’hui les réalités de demain.
Alors que … le monde a faim.
Tandis que les édiles bruxellois de l’Europe confrontés aux révoltes estivales paysannes contre la PAC (politique agricole commune) s’efforçaient de décrire les bienfaits à attendre de cette PAC (car selon eux, l’Europe produit trop), on pouvait lire dans Le Monde du 21 août ce qu’hélas nous ne savons que trop : « L’OMS et la FAO appellent à une mobilisation mondiale contre la sous-alimentation ». Près de 60 % de la population mondiale est sous-alimentée ; 123 millions d’Africains subsahariens sont les plus gravement frappés, surtout avec la sécheresse de cette année. Dans le même temps, dans nos pays riches, on stocke pour “assainir les marchés”, on détruit, on paie pour geler les terres productrices, abattre des vaches, etc...
« 40.000 enfants meurent de faim chaque jour » sous-titre Le Monde, en précisant : « La réunion de Genève, le 24 août, met clairement en lumière “le paradoxe de l’abondance” (sic)... Plus de deux milliards d’êtres humains souffrent de carence en vitamines et en minéraux essentiels, ce qui peut être à l’origine d’infirmités graves (cécité, arriération mentale, etc...) ou entrainer la mort ».
“Sages” et “experts” se réuniront à Rome en décembre prochain. Le Monde conclut : « Ils marqueront la détermination des cent cinquante pays participants à éliminer les formes extrêmes de la faim et de la malnutrition et l’engagement à agir pour que le droit fondamental qu’a toute personne d’être à l’abri de la faim ne reste pas une élaboration vague, mais devienne une réalité dans l’avenir prévisible. Ils soulignent aussi que les vivres ne doivent pas être utilisés comme instrument politique de coercition. Malheureusement, interrogés sur ce dernier point, les représentants de l’OMS et de laFAO à Genève n’ont fourni aucun détail quant à la manière dont ils espèrent pouvoir traduire cet engagement dans les faits ».
et le chômage
Fléau de la faim, mais aussi fléau du chômage. Jean Kaspar, secrétaire général de la CFDT [2], livre ses réflexions [3], souvent intéressantes.« Chaque mois, avec une régularité implacable, le nombre de chômeurs augmente. Comme si nous étions devant un mouvement irréversible. La caractéristique première de cette situation est de produire un sentiment de fatalité qui brouille à la fois le diagnostic, les perspectives et les solutions. Sans prétendre à une vérité révélée, l’emploi exige aujourd’hui un effort de clarification et un sursaut d’initiatives, tant il est vrai que le pire est de s’habituer à l’intolérable.
L’illusion serait de compter sur le retour d’une croissance telle qu’elle permette à moyen terme de créer les emplois nécessaires. Or la croissance ne décolle nulle part dans le monde…En France, la stratégie de désinflation compétitive qui est l’alpha et l’oméga du gouvernement, pour nécessaire qu’elle soit, n’offre guère de marge pour sortir l’emploi de son marasme … On s’est jusqu’alors peu interrogé sur cette curieuse conjonction qui veut que l’entreprise soit réhabilitée aux yeux de l’opinion publique alors même que se développe une exclusion sociale et professionnelle dans laquelle la responsabilité des employeurs est singulièrement engagée” »
Il y a déphasage entre le progrès social et le progrès économique.
Jean Kaspar propose comme remède : “la gestion prévisionnelle de l’emploi”, évolution des métiers, formation, aménagement et réduction du temps de travail. Enfin ! En ce qui concerne les syndicats : « Le syndicalisme doit aujourd’hui se rassembler pour imposer une autre conception de la modernisation de l’appareil productif qui ne sacrifie pas les hommes au nom de la rationalité économique et qui refuse le parti pris dangereux de l’efficacité économique contre la cohésion sociale ».
Vous avez bien lu : « Le syndicalisme doit aujourd’hui se rassembler »…Il est temps d’y penser. Il y a peu, à l’occasion de manifestations comme le premier mai par exemple, c’était à qui ne rencontrerait pas l’autre. Les syndicats sont déjà affaiblis. S’ils continuent à agir en ordre dispersé, voire opposé, le patronat aura beau jeu de faire ce qu’il voudra : bas salaires, licenciements, délocalisation de la production ...
Mais où sont passées les promesses de Bérégovoy lors de son investiture : avant tout résoudre en quelques mois le problème des 900.000 chômeurs de longue durée et ne pas dépasser le cap des 3 millions de demandeurs d’emplois ? Foi de Bérégovoy ! Martine Aubry, sûrement pleine de bonne volonté, était partie en campagne tambour battant. Ses espoirs d’amélioration ont dû être de courte durée, elle tempête depuis deux ou trois mois contre les patrons qui ne cessent de débaucher. Le 4 septembre, un journaliste qui, suite à la prestation de F. Mitterrand sur Maastricht, interrogeait à Bruxelles Jacques Delors, père de Martine Aubry, soulignait que notre Ministre du Travail (il ne citait pas de nom, et pour cause !) commençait à douter que l’Europe fut sociale au point d’apporter une solution au problème du chômage. “L’Europe créera cinq millions d’emplois” avait lancé jadis notre Président. Cela rappelle étrangement le Mitterrand en campagne présidentielle en 1981 s’engageant à créer un million d’emplois. Sous son règne, si l’on tient compte de la retraite à 60 ans et de divers palliatifs, ce sont deux millions de chômeurs… qui sont apparus.
Pourquoi la concentration et la modernisation accrue des entreprises, générant encore et toujours plus de compétitivité, créeraient-elles des emplois, quand, de l’aveu même de la Direction d’Usinor-Sacilor, cette entreprise est passée, pour une même production, de 23.000 personnes en 1980 à 6.000 en 1992 ?
Il faudra, si l’Europe se structure, continuer la lutte - salariés, syndicats - qui a été menée jusque là dans chaque pays. Car l’Europe qu’on nous prépare - à supposer qu’elle soit incontournable pour faire face au Japon et aux Etats-Unis - est bien évidemment l’Europe des financiers et des marchands. A preuve, l’envolée de la Bourse (début septembre) dès que, dans les sondages, le oui a repris l’avantage sur le non ; à preuve encore l’appel au vote pour le oui du patron des patrons M. Périgot.
Comme par le passé, Europe ou non, rien ne sera “octroyé”. Il faudra arracher chaque progrès social et même sans doute, se battre pour défendre les acquis sociaux.
La Bourse et les changes
Quelques jours avant le 20 septembre 1992, les cours de la Bourse et les résultats du référendum étaient, d’après tous les observateurs, suspendus à l’évolution de la maladie du Président. La tempête sur les monnaies européennes en était elle-même la conséquence.
A quoi tiennent dans ce régime immonde l’existence de milliers d’entreprises et l’emploi, la vie de millions de personnes !
[1] Son livre est analysé dans ce numéro, dans notre rubrique Lectures, par R. Marlin.
[2] Nous lui avons envoyé il y a quelques mois, ainsi qu’aux Secrétaires de tous les syndicats, nos documents de base. Aucun n’a accusé réception.
[3] Le Monde , du 26 août.