La gauche en décomposition
par
Publication : janvier 1985
Mise en ligne : 24 février 2009
On nous rendra cette justice l’échec du gouvernement
de la gauche, nous l’avions prévu et annoncé bien avant
les élections de 1981. En acceptant de gérer l’ordre établi,
la gauche avait du même coup lié son sort à celui
d’un système économique en train de s’effondrer.
Ce que nous n’avions pas prévu, c’est que cette gauche déconfite
et désemparée se verrait aujourd’hui bafouée et
répudiée par ceux-là mêmes qui s’en étaient
servis pour se hisser au pouvoir.
Dans cette course à l’ignominie, l’hebdomadaire de Jean Daniel
a une fois de plus une longueur d’avance. « La gauche a-t-elle
un avenir ? » titre « Le Nouvel Obs » du 26 octobre
84. « Oui à droite » répond en substance Jacques
Julliard dans un éditorial qui restera dans les annales de la
presse française comme un des sommets du cynisme et de la dégueulasserie
médiatiques.
Electeurs de 81, hommes qui aspiriez légitimement à changer
d’existence et qui aviez pris pour argent comptant les promesses du
candidat Mitterrand et les rodomontades de Chevènement sur la
rupture avec le capitalisme, voyez de quel ton méprisant on parle
aujourd’hui de vous dans les sphères du pouvoir « socialiste
». « Si la gauche a échoué, écrit Julliard,
c’est parce qu’elle s’appuie sur des classes sociales en perte de vitesse
et pourvues d’un faible dynamisme : ouvriers, employés, fonctionnaires.
» Il ne vous l’envoie pas dire le grand stratège de la
rue d’Aboukir. Des débiles et des minables juste bons à
défendre des avantages acquis et à réclamer des
sous, voilà ce que vous êtes, des ilotes irresponsables
qui manifestent leur mécontentement en désertant les urnes.
Quant au programme commun, si utile en 81 pour extorquer vos suffrages,
savez-vous ce qu’on en pense au Nouvel Obs : du bla-bla-bla, des calembredaines.
« Les uns après les autres, écrit Julliard, les
ingrédients traditionnels de la gauche ont démontré
leur inefficacité. Que reste-t-il aujourd’hui du fameux tryptique
socialiste ? La vérité oblige à dire que l’autogestion
est à la trappe, à la planification au placard et la nationalisation
au pain sec. Quant au Keynésianisme, sous les espèces
de la relance par la consommation, il a fait faillite ».
Les candidats de la droite aux législatives de 86 n’auront pas
besoin de se fouler pour fermer le bec aux candidats de la gauche. Il
leur suffira de ressortir le Nouvel Obs.
« Alors que faire ? » questionne notre censeur : «
C’est simple, la gauche doit changer. Elle doit se moderniser, retrouver
une philosophie de la production et une culture de gouvernement ».
Pour le cas où vous n’auriez pas bien saisi ce que signifient
ces sentences sybillines, notre oracle précise en pontifiant
: « Il s’agit que la gauche se pense et s’affirme de façon
permanente comme parti de gouvernement, non comme force d’opposition.
» Autrement dit que la gauche remise aux accessoires ses idéaux
et ses valeurs, qu’elle se pose en partenaire responsable de la Droite
pour la gestion du système et, bien entendu, pour le partage
de l’assiette au beurre. « Qu’elle ose paraître ce qu’elle
est » s’écrie Julliard en reprenant l’apostrophe de Bernstein,
le pape de la social- démocratie.
Ne croyez pas que le Diafoirus du « Nouvel Obs » ait trouvé
cela tout, seul. Il y a un répondant de marque en la personne
du Président Mitterrand et ne se fait pas faute de le citer.
« Est-il possible de bâtir un nouveau scénario avec
les mêmes acteurs ou avec d’autres ? » s’interrogeait le
Président le 12 octobre dernier à Agen devant un auditoire
médusé. Toute la filouterie et le
machiavélisme naïf du personnage sont dans cette phrase
. cauteleuse. Après nous avoir mené en bateau en 81 avec
le « scénario » euphorisant du programme commun,
voilà aujourd’hui alors qu’il coule à pic dans les sondages,
l’aimable suborneur nous en propose un autre, plus austère mais
tout aussi illusoire, dans lequel nous sommes invités à
jouer à nouveau les figurants. Il prend la peine de nous avertir :
si ce rôle de figurants ne nous convient pas, il ira les chercher
ailleurs. A droite par exemple comme l’y invitent de façon pressante
ses « conseillers » des multinationales et les savants experts
de la Nouvelle Gauche. Il ne manque pas d’air le Président Mitterrand
!
Si l’accusation de machiavélisme vous choque, alors lisez le
superbe, l’éblouissant article de Claude Julien dans : «
Le Monde Diplomatique » de novembre dernier dont nous reparlerons
plus loin : « Le Corset Libéral ». Claude Julien
a placé en exergue de son article un extrait du « Prince
» de Machiavel manifestement destiné à éclairer
par analogie avec la Florence des Médicis, notre actualité
et la trahison de la gauche par les « socialistes » l’avertissement
qu’il lance au premier d’entre eux à la fin de son article (in
coda venenum), à travers la référence à
César Borgia, est dépourvue de toute ambiguïté
: « Le Prince, écrit Julien, peut ne pas, être fidèle
à ses engagements et cependant perdre à la fois sa réputation
et ses Etats ».
L’accusation reste cependant voilée. Il n’en va pas de même
avec le terrible réquisitoire dressé en Septembre dernier
par Paul Thibaud dans la revue « Esprit » dont il est le
directeur. P. Thibaud, héritier d’Emmanuel Mounier, est un des
hommes les plus pondérés et les plus respectés
de la presse française. Sa dénonciation précise
et circonstanciée de la politique du pouvoir actuel n’en a que
plus de poids. Ce à quoi nous assistons, c’est à «
un véritable changement d’identité politique » nous
dit Thibaud. Pour rester au pouvoir le nouveau Prince-Président
n’envisage ni plus ni moins que de changer d’image et de majorité,
de se « délester » (c’est le terme qu’emploie Thibaud)
« d’une gauche naïve dont il a encouragé les illusions
au temps où elles pouvaient sembler porteuses ». Le directeur
d’« Esprit » ne prononce pas les mots de forfaiture ou d’escroquerie,
mais le coeur y est. « François Mitterrand, constate Thibaud,
se donne les moyens d’utiliser les électeurs de droite pour assommer,
voire dissoudre sa propre majorité ». Comme dirait Roro
de Bab-el-Oued : « Plus dégueulasse, tu meurs ! »
Thibaud, relève « l’empirisme sans principes » du
chef de l’Etat et « la désinvolture cynique » de
ses lieutenants, Fabius et Chevènement en tête. Sa condamnation
finale est sans appel : « Le mitterrandisme a toujours eu de la
peine à prendre au sérieux les idées, il a toujours
cru qu’on pouvait à volonté s’en servir, les mobiliser
ou les congédier, les faire apparaître et disparaître
comme les thèmes musicaux au gré du compositeur. Il est
tenté aujourd’hui de les rejeter en bloc alors qu’il devrait
au contraire commencer à les respecter. En est-il capable ? »
C’est le portrait d’un Frégoli, d’un Arsène Lupin de la
politique que nous trace Thibaud. Image consternante que corrobore Louis
Colvert dans un article du « Canard Enchaîné »
du 31 octobre. Parlant d’André Rousselet, nouveau PDG de Canal-Plus
et grand ami du Président Mitterrand, Colvert écrit :
« Ce partenaire de golf du Président aime à dire
qu’il ne compte aucun socialiste parmi ses amis. Au delà du bon
mot que Tonton ne manque jamais d’apprécier, le constat est d’une
lucidité qu’il faut saluer ». Le sens de l’humour du Président
porte un nom, le cynisme. Le « bon mot » qu’il apprécie
tant et le sarcasme de Colvert qui dissimule son mépris écrasant
pour notre classe politique en disent long sur l’atmosphère faisandée
des milieux « socialistes ». (2) Le terme de socialisme
n’a pas seulement disparu de leurs discours. Ils se marrent quand on
le prononce devant eux, dans l’intimité de leurs bureaux. Peut-être
même, ces joyeux flibustiers se tapent-ils sur les cuisses ! Les
électeurs de 81 ont bonne mine. (3)
A travers ces palinodies et les manoeuvres du pouvoir, ce qui se dessine
c’est une restructuration du paysage politique français, la préparation
à pas feutrés d’un vaste compromis historique entre les
cliques dirigeantes de Gauche et de Droite. C’est le sens de la «
decrispation » et de la « cohabitation » tant prônées
par les édiles des deux bords. Devant l’aggravation de la crise
du système et la montée des périls, un consensus
entre les partis de « l’arc constitutionnel » est jugé
indispensable. Pour les cas où les politiciens ne le comprendraient
pas assez vite, leurs mentors des milieux d’affaires (nous avons failli
écrire leurs sponsors) le leur rappelleraient avec insistance.
Ce n’est pas pour rien que l’on trouve tant de représentants
du capitalisme international dans les coulisses du pouvoir « socialiste
». Il n’y a pas qu’en Allemagne que les banquiers arrosent avec
une égale sollicitude les paris conservateurs et les partis sociaux-
démocrates.
Il va de soi que le compromis avec la Droite n’a de sens et n’est négociable
que si la gauche gestionnaire conserve une audience suffisante et le
contrôle d’une fraction appréciable du corps électoral.
La Gauche politicienne, comme n’importe quelle firme, doit défendre
ses parts de marché. D’où, parallèlement aux tractations
secrètes avec la Droite au niveau des états-majors, en
vue de partager du pouvoir (et du gâteau), un grand effort de
propagande pour retenir ou récupérer les électeurs
qui ont tendance à filer vers l’opposition ou à se réfugier
dans l’abstention. C’est à ce souci que correspondent les campagnes
menées depuis la rentrée par « le Nouvel Obs »
et les autres officines d’intoxication à la solde du pouvoir,
en prévision des prochaines échéances électorales.
Il faut en dire un mot.
Un débat ouvert dans « le Nouvel Obs » du 5 octobre
sur le thème » La folie du Libéralisme » nous
avait mis la puce à l’oreille. Les apprentis-sorciers de la «
Nouvelle Gauche », affolés par le glissement à droite
de l’opinion dont ils étaient les premiers responsables, essayaient
de redresser la barre. C’était la première manifestation
de ce « sursaut idéologique » que réclame aujourd’hui
ce triste bouffon de Poperen à la tribune du P.S. Tous les cracks
de l’écurie néo-libérale « de gauche »
avaient été convoqués sur le pont par le capitaine
en second du « Nouvel Obs » assisté de Michel Rocard
: F. de Closets, Alain Minc, Guy Sorman, Priouret. Il n’y manquait que
Michel Albert et J.J. le Turlupin qui, visiblement, avaient préféré
se planquer. Les efforts déployés par ces branquignols
pour tenter de sauver le bateau et d’arrimer la cargaison rappelaient
les meilleurs films comiques de Mack Sennett.
Il y a quand même de bons moments dans la vie. Entendre Jacques
Julliard qui faisait il n’y a pas longtemps l’apologie à peine
déguisée de Hayek, fustiger les « zozos du libéralisme
» dont le plus bel échantillon Guy Sorman s’agitait à
ses côtés, Alain Minc champion du capitalisme sauvage tenter
de se démarquer des ultra-libéraux de droite, Michel Rocard,
ministre d’un gouvernement totalement soumis aux impératifs de
l’économie marchande, dénoncer « ces libertés
qui nous enchaînent et affament le monde » et faire l’éloge
du protectionnisme, çà ne manquait pas de sel.
On avait vite compris que la consigne donnée à ces élégants
discoureurs était de rameuter et de regonfler une clientèle
électorale fortement traumatisée par les échecs
et les embardées du gouvernement « socialiste » et
qui s’égaillait dans tous les sens.
Les violons cependant avaient du mal à s’accorder. Comment en
aurait-il été autrement avec un chef d’orchestre attrape-tout
qui prétendait faire jouer deux partitions à la fois ?
Ceux qui étaient chargés de récupérer les
électeurs de gauche prônaient une certaine dose d’intervention
de l’Etat dans les affaires économiques, les autres qui avaient
la tâche délicate de retenir les électeurs centristes
attirés par l’opposition, multipliaient les ronds de jambe pour
les persuader de la supériorité de leurs produits sur
ceux de la concurrence qui n’étaient, selon eux, que de grossières
et dangereuses contrefaçons. Julliard, premier violon de l’orchestre
de chambre du Nouvel Obs arrivait à jouer sur les deux thèmes
à la fois. C’est un virtuose. Le plus désopilant de tous
ces clowns cependant était Guy Sorman, impayable dans le rôle
de tête à claques que lui avait confié l’organisateur
de cette pantalonade. (4).
Si çà marche si fort pour la Droite, disait Juliard dans
le rôle de M. Loyal, c’est parce qu’elle nous a volé nos
idées. Et Paillasse/Sorman de surenchérir : « C’est
un formidable malentendu, se lamentait Sorman. Je suis fasciné
par les facultés inouïes de récupération de
la classe politique qui en 3 ans a fait du libéralisme son discours
dominant ». Il a une belle santé notre marchand de sornettes
! Ce qui nous fascinait, nous, c’était son incroyable culot.
Comme si ce n’était pas lui, l’apologiste de l’idéologie
reaganienne, et ses acolytes du Nouvel Obs, les supporters les plus
insidieux du Libéralisme, les secteurs les plus actifs de cette
intoxication des masses qu’ils affectaient aujourd’hui de déplorer.
On nageait en pleine imposture. Toutes ces singeries et ces protestations
n’avaient d’autre but que de dissimuler une évidence grosse comme
une maison : ce ne sont pas les idées de gauche qui ont filé
à droite comme l’affirme Julliad avec une insigne mauvaise foi
; ce sont au contraire les idées et les valeurs de droite qui
ont envahi et intoxiqué la gauche. Parallèlement et subsidiairement,
pourrait-on dire, à l’infiltration du PS par les puissances d’argent.
Les agents de cette colonisation idéologique, ce sont ceux-là
même qui font mine à présent de la dénoncer,
les histrions du « Nouvel Imposteur ». La 5e colonne de
la Droite, le cheval de Troie du reaganisme en France, ce sont eux.
De cet aréopage de faux-jetons, un seul nous inspire jusqu’à
un certain point de l’indulgence. C’est ce pauvre Rocard dont l’interview
traduisait le cruel embarras, la tragique dichotomie de la gauche schizophrénique.
« Pour que la gauche trouve le salut, affirmait Rocard, il faut
d’abord qu’elle se souvienne qu’elle est la gauche. « Parce qu’elle
l’a oublié ? questionnait ironiquement son interlocuteur, F.O.
Giesbert. Vacherie à laquelle Rocard répondait par cette
savoureuse considération en forme d’aveu : « Aujourd’hui,
nous sommes dans une monstrueuse pagaille sémantique et idéologique.
Personne ne sait plus de quoi il parle. » Michel Rocard nous permettra
de lui demander : A qui la faute ? Sinon à lui et à François
Mitterrand, c’est d’abord au PS qu’on le doit.
Le désastre idéologique et politique de la gauche gestionnaire
que nous n’avons cessé d’annoncer se précise chaque jour
un peu plus. Un ouvrage récent « La Gauche en voie de disparition
» de Laurent Joffrin en dresse le constat en termes très
proches des nôtres qui prouvent que nous sommes lus à défaut
d’être cités . « La gauche au pouvoir, écrit
Joffrin devait rompre avec le capitalisme. Elle a rompu avec le socialisme
». Et de pronostiquer lui aussi la débâcle prochaine
des socialiste devenus sous la férule de François Mitterrand,
les syndicats de faillite du capitalisme français : « Ils
doubleront la défaite électorale d’une défaite
culturelle et sortiront de l’histoire pour une ou deux décennies.
» Nous sommes beaucoup plus catégorique que Joffrin. Cette
défaite, la gauche gestionnaire (communistes compris) ne s’en
relèvera pas. Elle est d’ores et déjà entrée
dans les poubelles de l’Histoire.
Il y a 10 ans Roger Garaudy prédisait que Georges Marchais serait
le fossoyeur du PCF. Il n’avait pas prévu que François
Mitterrand deviendrait symétriquement le fossoyeur du Parti Socialiste.
Rendons hommage aux fossoyeurs. Objectivement, sur la longue durée
historique ils jouent un rôle positif. En déconsidérant
et en enterrant l’idéologie et les organisations gestionnaires,
ils auront contribué à déblayer le terrain et a
préparer la renaissance de la gauche. Ils auront enterré
les illusions et les fausses solutions qui égarent et stérilise
depuis plus d’un siècle les forces de changement. Ils auront
aidé les hommes à prendre conscience des véritables
dimensions et des véritables données de leurs problèmes.
C’est ce que nous essayerons de montrer dans notre prochain article. Nous avions d’abord pensé l’intituler « Du bon usage des fossoyeurs ». A la réflexion et pour souligner notre indéracinable optimisme, nous avons finalement choisi ce titre : « Mort et Résurrection de la Gauche ». TODT UND VERKLARUNG.
(2) Cela nous rappelle la réflexion d’un de
nos amis : On se demande pourquoi les Présidents de la République
et leurs invités vont tirer les faisans à Rambouillet.
Il y en a beaucoup plus dans les couloirs de l’Elysée et des
ministères circumvoisins. Il est vrai, ajoutait-il, que dans
ce cas-là ils risqueraient de s’entretuer.
(3) Pourquoi pensons-nous tout à coup à Pierre Juquin
du PCF célébrant la victoire de la gauche à la
Bastille en Juillet 81 « Je suis heureux » s’écriait-il
en étreigant Michel Rocard. Depuis on ne l’appelle plus au Parti
que « l’imbécile heureux du Comité Central ».
Et à Allaize, candidat socialiste miraculeusement élu
en Ardèche en 81, auteur de cet impérissable slogan :
« Pour vivre à l’aise, votez Allaize. »
(4) Guy Sorman, propagandiste du reaganisme et auteur d’un ouvrage «
la Révolution libérale » qui a bénéficié
d’un battage éhonté, vient de se faire étriller
de main de maitre, ainsi que toute l’école néo-libérale,
par Claude Julien dans un article du « Monde Diplomatique »
que nous avons déjà évoqué : « le
Corset libéral ». Tous les Français devraient lire
cet article.