Après la réélection « triomphale
» (60% des voix) (1) de Ronald Reagan, ce n’est évidemment
pas avec l’enthousiasme du jeune héros du film d’Elia Kazan que
nous poussons ce cri. L’Amérique de Reagan, il est vrai, n’a
pas grand chose à voir avec celle de 1896, époque à
laquelle Kazan situe son histoire.
Il nous a semblé important, à l’aube de ce nouveau quadriennat
du plus que septuagénaire Président-cowboy, de faire le
point sur « son » Amérique. Elle est en effet le
plus puissant pays de la planète : son PNB représente
le quart du PNB mondial et elle consomme le tiers de l’énergie
mondiale. Politiquement et économiquement, socialement, militairement,
où en sont les USA ?
" A tout seigneur, tout honneur : Reagan - « Vous n’avez
encore rien vu » : C’est par ces mots qu’il terminait son allocution
à ses partisans au soir de son élection. Ceux-ci l’avaient
accueilli aux cris de « quatre ans de plus ». Notre travail
n’est pas fini ; il reste encore beaucoup à faire... La reprise
économique sera pour tout le monde », avait dit Reagan.
" Sur Antenne 2, le lendemain, Delors, ne semblait pas lui faire
écho en répondant aux questions de Christine Ockrent.
Il disait en substance que la « reprise » américaine
ne l’épatait pas, qu’elle était basée sur une politique
financière discutable, sinon douteuse, que la France ne pouvait
se permettre, comme les USA, de combler son déficit commercial
par la « planche à billets », bref, que nombre de
Français seraient moins enthousiastes s’ils étaient mieux
éclairés sur l’économie américaine...
" Le même soir, l’éditorialiste du Monde écrivait
: « Le complexe militaro- industriel, dont le poids dans la reprise
américaine est considérable, ne jouera certainement pas
dans le sens d’une reprise des négociations sur la limitation
des armements... Le Président paraît de plus en plus convaincu
de la nécessité de mettre en place un réseau d’antimissiles,
le programme dit de « la guerre des étoiles »...
Les Américains ont consacré le pouvoir d’un homme pour
qui l’égoïsme sacré est un élément
constitutif du patriotisme - l’Europe n’a donc a en attendre aucune
espèce de cadeau ou d’attention particulière. Demain,
comme hier, elle sera entendue à la seule mesure de sa force
et de sa résolution ».
" Enfin - c’est le plus important - Reagan à peine confirmé
dans son fauteuil présidentiel, les chiffres se mettent à
parler, confirmant un ralentissement marqué de l’économie
américaine : le taux de croissance du PNB, qui était de
10,1 au 1er trimestre 1984, tombe à 7,1 au 2e trimestre et chute
à 1,9 au 3e. Passager ? Voire...
Essayons d’analyser. Pendant sa campagne électorale de 1980,
Reagan, entouré de « monétaristes », avait
promis d’éliminer le déficit budgétaire, de réduire
les impôts, de limiter au strict minimum l’intervention de l’Etat.
Or pendant les deux premières années, sa politique économique
a plongé l’Amérique dans la pire récession qu’elle
ait connue depuis la guerre : chute (2) de la production, augmentation
du chômage. On a alors voulu faire croire que c’était l’étape
nécessaire pour qu’apparaissent enfin le ciel bleu et la prospérité
; à preuve un élément significatif la réduction
de l’inflation (à quel prix !). Le marasme persistant - sans
le crier sur les toits, bien sûr - changement radical de politique
: on passe du monétarisme et de l’ultra-libéralisme à
un keynésianisme non avoué, à une intervention
de l’Etat. Essentiellement :
1) les crédits militaires connaissent une progression fantastique,
passant de 5,2 à 8,5 % du PNB : cela représente un nombre
considérable de milliards qui relancent la machine économique ;
2) l’Etat intervient massivement par des subventions qui jouent le même
rôle et contribuent à créer un déficit budgétaire
colossal. C’est qu’en effet, le Président américain ne
bénéficiant pas de la durée d’un septennat, il
fallait tout faire pour assurer un deuxième mandat ; après
on verrait. (Puisqu’on « n’a encore rien vu » !).
Nous, qui sommes moins optimistes que Reagan, que « voyons-nous
» ? (avec de nombreux économistes, du reste)
" Le déficit budgétaire - qui devait
être résorbé en 1984 - atteint des chiffres jamais
vus : 195 milliards de dollars en 1983 ; 200 ou plus en 1984. 6 % du
PNB (que sont nos malheureux 3 % qui déclenchent les lazzi de
la droite béate devant Reagan ?). La dette fédérale
atteint 1 500 milliards de dollars presque la moitié du PNB US)
; le service de la dette 150 milliards (17,5 % du budget). Pour mémoire,
1980, sous Carter, le déficit était de... 60 milliards
de dollars.
" Pour subventionner pareil déficit, l’épargne que
consacrent les Américains aux emprunts d’état est nettement
insuffisante. D’où une politique toute « bête »
pour attirer les capitaux étrangers : le dollar - recherché
par l’Etat - monte, donc les capitaux affluent. En 1984 près
de 100 milliards de dollars viendront de l’étranger alimenter
le pays le plus puissant du monde. N’est-ce pas... le monde à
l’envers ? Cette « razzia » est dramatique pour les investissements
dans le reste du monde : quoi de plus sûr, de plus facile, que
de se reposer sur le dollar ? C’est à tel point qu’un économiste
US a pu écrire : « En continuant à attirer les capitaux
étrangers pour financer nos déficits budgétaires,
les Etats-Unis sont engagés dans une forme « d’impérialisme
de l’épargne » - ». Mieux, pour éviter tout
ralentissement de cette « manne étrangère »,
surtout à la veille des élections, le congrès,
en juin 1984, a supprimé la taxe de 30 % sur les intérêts
versés aux investisseurs étrangers en obligations américaines.
On ne répètera jamais assez à tous ces braves gens
qui prennent la valeur du dollar pour un signe de bonne santé
de l’économie américaine, que c’est précisément
le contraire qui correspond à la réalité profonde.
Et que dire du déficit du commerce extérieur (première
conséquence en grande partie d’un « dollar fort »
?) De 28 milliards de dollars en 1981, il passera aux environs de 120
en 1984. Mais, comme le remarquait J. Delors, les Américains,
eux, peuvent faire fonctionner la « planche à billets »,
billets consacrés monnaie internationale à Bretton Woods
au lendemain de la guerre.
" Le libéralisme ? Parlons-en. Reagan
a battu tous les records : en 1983, les subventions à l’agriculture
ont atteint 53 milliards de dollars, soit près de deux fois le
revenu annuel des agriculteurs (en France, les subventions de l’Etat
ou de la Communauté Européenne représentent 75%
du revenu agricole). Electorat oblige... sans compter l’autorisation
de vendre du blé à l’URSS, « l’empire de Satan ».
On n’a pas non plus oublié la subvention - équivalent
à une nationalisation - de la 8e banque américaine, la
Continental Illinois : 4,5 milliards
pour éviter la banqueroute... et les réactions en chaîne.
On ne parle jamais dans la presse des nombreuses banques américaines
qui font faillite. Quant à la principale subvention - l’armement
- nous avons déjà vu de combien elle avait augmenté
en 4 ans. Elle atteint 300 milliards de dollars, soit le 1/3 du budget.
" La politique sociale. Il est de notoriété
publique que Reagan a diminué le budget social (nouvelle coupe
sombre de 9 milliards en 85 pour les allocations « bas revenus
») ; qu’en 1984, 35 millions d’Américains - 15 % de la
population - vit au dessous du seuil de pauvreté (contre 29 millions
en 1980) ; que les plus pauvres deviennent encore plus pauvres alors
que les plus riches sont de plus en plus riches (10 % de plus en moyenne).
Nous avions, dans la Grande Relève de mars 1984, dans un article
intitulé « Sortir de la crise : à gauche ou à
droite », essayé de montrer le danger de voir une société
duale émerger de la crise, dans la société capitaliste.
Cela se vérifie, hélas, aux USA ; et cela se propage dans
les autres pays capitalistes qui n’ont d’yeux que pour l’Amérique
de Reagan. (Voyez en France, la « découverte » des
« nouveaux pauvres »). Quelle conclusion apporter à
ce survol ?
Au risque de choquer, nous disons Reagan a été réélu
? Tant mieux. Pourquoi ? Nous sommes persuadés - compte tenu
des faits et des opinions relatés dans cet article - que la reprise
américaine est factice, fragile, vouée à l’échec
à court terme. Reagan, qui a menti, triché, va maintenant
devoir payer pour son premier quadriennat. Imaginons que Mondale ait
été élu. Il aurait hérité immédiatement
- rappelez-vous : 1,9% de croissance au 3e trimestre - des méfaits
des options Reagan et il aurait « porté le chapeau ».
Reagan va devoir assumer son échec. Seul. Et cet échec
aurait (« aura », espérons-nous), un formidable retentissement
dans les autres pays, chez ses admirateurs notamment ; chez nous, les
Chirac, Barre et consorts. C’est sans doute la seule chance de la vraie
gauche pour 1986, si l’édifice s’écroule d’ici là.
La « fausse sortie » de la crise d’une Amérique tant
admirée. encensée, montrerait clairement que la crise
du capitalisme est bien structurelle, incontournable, comme nous le
soutenons, et non conjoncturelle, liée aux grandes mutations
techniques en cours, comme on veut nous le prouver.
Mais il faut demeurer très attentif. Le capitalisme aux abois
peut toujours avoir recours au pire : la guerre, des « petites
guerres », civiles ou non (voir, dès le lendemain de l’élection
de Reagan, le « montage » du cargo de Migs 21 contre Managua)
ou, si nécessaire, la Guerre, la « grande ». C’est
faire preuve de légèreté - ou d’ignorance - que
de balayer le danger d’un revers de main en invoquant la dissuasion,
l’équilibre de la terreur. La « guerre des étoiles
» n’est pas un mythe : cette nouvelle stratégie repose
sur des études très sérieuses. Les médias
nous familiarisent avec cette idée. Le jour où l’un des
deux grands aurait trouvé la parade totale - ou presque - aux
engins nucléaires de toute sorte, qui sait s’il ne prendrait
pas le risque d’essayer d’en finir avec l’adversaire.
(1) : D’après un sondage SOFRES/LE MONDE, 38
% des Français auraient voté pour Reagan contre 25 pour
Mondale. Alors...
(2) : Chute et non baisse, comme chez nous, ce qui relativise les 7
% affichés lors de la reprise.