Toujours la monnaie…

Editorial
par  J.-P. MON, M.-L. DUBOIN
Publication : octobre 1992
Mise en ligne : 19 avril 2008

Quelle affaire ! Affolés par l’initiative des spéculateurs contre le Franc, le chancelier de l’Allemagne Fédérale, H.Kohl,et le Président de la République Française, F. Mitterrand, ont dù se rencontrer précipitamment le 22 septembre pour chercher ensemble les moyens de faire face. On ne pouvait espérer plus magistrale démonstration du pouvoir des spéculateurs ! Un communiqué signé en commun par le président de la Banque Fédérale d’Allemagne, H. Schlesinger et par le gouverneur de la Banque de France a eu beau affirmer solennellement qu’aucun changement des cours centraux n’était justifié, que le niveau du Franc doit être maintenu parce que l’économie française est jugée en pleine forme selon les critères reconnus, il n’empêche qu’au moment où j’écris, les commentateurs ne sont pas sûrs que les efforts conjugués des deux Banques Centrales seront suffisants, et ce, malgré les milliards qu’elles ont été obligées de mettre sur les marchés des changes ! Le pouvoir des spéculateurs serait-il plus grand que celui des chefs politiques et des gouverneurs des Banques Centrales réunis ?

Belle démonstration en particulier pour nos amis de l’Association Européenne pour l’Allocation Universelle (en anglais, BIEN : Basic Income European Network), qui vient de tenir son quatrième Congrès Annuel. Sur un ton péremptoire, l’un des fondateurs de l’Association, à l’origine-même de l’idée d’allocation universelle, inconditionnelle, a osé affirmer solennellement qu’il est parfaitement possible de verser à tout le monde un revenu substantiel (donc pas de l’ordre de 1.000 F par mois comme certains l’ont estimé) sans changer la monnaie (ou les règles monétaires) donc sous forme de REdistribution. Malheureusement pour lui, la discussion qui eut lieu ensuite sur le montant de l’allocation et son financement a fait la preuve du contraire… C’est encore lui qui, comme A. Lipietz, affirma sur le même ton qu’il n’y a pas d’abondance ! Un distributiste dans la salle fit remarquer qu’il y a bien abondance là où l’argent ne lui a jamais mis un frein : celui des armements !

Nous avons cependant pu constater que nos idées ont pourtant progressé. C’est ainsi, par exemple, que l’idée qu’un revenu est dù à tous parce que chacune de nous hérite aujourd’hui des fruits des recherches et du travail de toutes les générations précédentes, est maintenant largement adoptée par les membres de BIEN alors qu’elle avait été accueillie avec scepticisme lors du Congrès constitutif de septembre 1986, où j’avais intitulé mon intervention “Basic Income as an inheritance” (L’allocation universelle, considérée comme un héritage). On peut donc espèrer que l’évidence amènera l’Association à évoluer de même à propos de l’importance des règles monétaires face à toute politique sociale.

Car sa bonne foi ne fait pas de doute pour nous. Et elle se donne les moyens d’évoluer. Par exemple en écoutant, comme elle l’a fait, les conclusions tirées par Patrick Viveret [1] d’un rapport établi sur les deux premières années du RMI en France : le RMI a été institué en urgence parce qu’il fallait tenter d’enrayer l’augmentation du nombre des exclus. Mais il a fait la preuve qu’il n’était plus possible de se contenter de verser un peu d’argent contre un engagement à chercher du travail. Le problème à résoudre est bien plus vaste, d’abord parce qu’on ne peut plus raisonner autour de l’emploi. Il faut maintenant admettre que pour être “inséré”, reconnu, identifié, il faut pouvoir agir en citoyen, c’est-à-dire en avoir les moyens. Et une telle reconnaissance d’un droit fondamental est dù à tous.

 Une mutation révolutionnaire

Ce rapport mène tout droit à notre proposition de Contrat Civique. Mais il faut aussi que tous les “distributistes” se mobilisent pour montrer qu’il est possible de changer la nature de la monnaie sans compromettre le développement raisonnable de la production des biens et des services, sans tuer l’initiative personnelle comme celà a été le cas dans l’ex-URSS. Ce n’est pas une tâche facile car la monnaie reste pour beaucoup quelque chose de quasi-religieux. Elle a pourtant beaucoup évolué, puisqu’elle n’est plus maintenant rien d’autre qu’une abstraction. A cause des mutations successives qu’elle a subies, les hommes en sont venus à considérer, comme l’explique Toffler, que « les signaux électroniques les plus ténus, les plus éphémères pouvaient s’échanger contre des biens ou des services » [2].

A l’époque où l’agriculture constituait l’activité principale des hommes, la “richesse” était un élément simple : c’était la terre, c’était quelque chose de palpable. On pouvait la toucher, la creuser, la faire couler entre ses doigts. C’était la plus importante de toutes les formes de capitaux. C’était aussi, et c’est important, une quantité finie, en ce sens que si quelqu’un l’utilisait, par exemple pour faire pousser du blé, personne d’autre ne pouvait s’en servir en même temps pour faire pousser des pommes de terre.

Vers la fin du XVIII ème siècle, avec le début de la révolution industrielle, la richesse se transforma : au lieu de la terre, ce furent les machines et les matières premières indispensables à la production industrielle qui devinrent les formes prépondérantes de capital. Cependant, comme le capital terre, le nouveau capital industriel restait lui aussi une quantité finie : quand un industriel utilisait un four pour produire des pièces données, personne d’autre ne pouvait l’utiliser en même temps pour fabriquer d’autres produits. On peut dire que ce capital restait tout aussi matériel que la terre. Il faut pourtant noter une différence importante : alors que les propriétaires terriens connaissaient intimement leurs champs, leurs arbres, etc, la plupart des investisseurs de l’ère industrielle n’ont jamais vu, et encore moins touché, les machines ou les minéraux sur lesquels ils ont bati leur richesse. A leur place, l’investisseur recevait un papier, obligation ou certificat d’action représentant une fraction de la valeur de la société qui utilisait le capital. Parodiant Marx, on pourrait parler de “l’aliénation de l’investisseur à l’égard de sa source de richesse”.

En cette fin de XX ème siècle, à mesure que les secteurs des services et de l’information prennent une part croissante dans les économies avancées et que les processus de production industrielle s’informatisent, la nature de la richesse se modifie à nouveau : « ce qui compte maintenant ce ne sont plus les batiments ou les machines, mais les contacts et la puissance que possèdent les forces de promotion et de vente, la capacité organisationnelle de la direction et les idées qui bouillonnent dans la tête des ingénieurs » [2] Ce qui bouleverse de fond en comble le capital, qui devient maintenant infini. En effet, contrairement à la terre ou aux machines qui ne peuvent servir en même temps qu’à une seulle personne ou à une seule entreprise à la fois, le même savoir peut être utilisé par plusieurs utilisateurs qui, s’ils savent l’exploiter, peuvent en tirer un savoir supplémentaire.

On voit que le capital devient ainsi de plus en plus immatériel.

Ainsi donc le capital, d’abord biens tangibles au cours de l’ère agricole (la terre), puis papier (obligations, actions) à l’ère industrielle, mais symbolisant des biens matériels (usines, minéraux, etc), est encore du papier (toujours obligations et actions) mais il représente maintenant des informations, du savoir, etc.

 La monnaie : des 0 et des 1

Mieux, des signaux électroniques (des 0 et des 1) remplacent aujourd’hui le papier. Et ce n’est pas tout, les éléments échangés sur les marchés financiers deviennent eux-mêmes de plus en plus irréels. : « A Chicago, à Londres, à Sydney, à Singapour, à Osaka,... des milliards passent de main en main sous la forme d’instruments dits “dérivatifs” — par exemple, des valeurs fondées non pas sur les titres de telle ou telle société, mais sur divers indices du marché. En s’écartant d’un pas encore des “facteurs fondamentaux”, on en arrive à des options sur ces mêmes indices. Et, au-delà, dans une sorte de monde crépusculaire, on trouve les produits dits “synthétiques”, lesquels offrent aux investisseurs, à travers une suite d’opérations complexes, des résultats qui simulent ou reflètent ceux d’une obligation, d’une action, d’une option ou d’un indice existants.

Nous en viendrons bientôt à des investissements encore plus éthérés, basés sur des indices d’indices, des dérivatifs de dérivatifs, des synthétiques qui refléteront des synthétiques. Le capital est en passe de devenir rapidement “super symbolique” » [2].

Avec la généralisation de la carte à puce ou carte “intelligente”, l’appareil financier va bientôt pouvoir fonctionner en temps réel, c’est à dire de façon instantanée. Dans les nouvelles transactions rendues possibles par l’usage de la carte à puce, aucune monnaie au sens traditionnel ne change de main. Il n’y a transfert ni d’une seule pièce de monnaie, ni d’un seul billet. La monnaie ne constitue plus qu’une suite de 0 et de 1 transmis par les moyens usuels de télécommunication.

« Tout celà nous est devenu si coutumier, et nous faisons si bien confiance au système, qu’il nous arrive bien rarement d’éprouver des doutes. Au contraire, c’est quand nous voyons changer de mains de grosses sommes d’argent liquide que nous soupçonnons quelque chose de louche ; nous supposons a priori que le paiement en espèces a pour but de frauder le fisc ou bien qu’il y a là-dessous du trafic de drogue » [2].

Cette monnaie électronique remet en cause le rôle des banques dans le processus de paiement. Elles sont menacées par d’autres opérateurs n’exerçant pas les fonctions de banquiers. Par exemple, lorsque France Télécom encaisse de l’argent en échange d’une carte de prépaiement téléphonique, elle reçoit un dépôt, exactement comme une banque. Si on imagine, comme c’est déjà le cas en Corée, que les émetteurs de cartes de paiement sont libres d’ouvrir des crédits à leurs clients par contrat, sans s’occuper des limites et réserves réglementaires pour les banques, on voit que les Banques Centrales risquent de perdre tout contrôle sur la politique monétaire.

Il est cependant bien évident que la monnaie électronique va continuer à se développer et à remplacer la plupart des autres moyens de paiement parce qu’elle permet une comptabilité en temps réel et qu’elle supprime ainsi beaucoup d’opérations peu efficaces et coûteuses du système monétaire classique. Réduite de plus en plus à des trains d’impulsions électroniques, la monnaie devient simplement de l’information.

On voit qu’une telle monnaie présente toutes les caractéristiques que l’on attend de la monnaie distributive. Rien ne s’oppose matériellement à son adoption pour financer un revenu social optimum. Il faut cependant que nos concitoyens fassent leur révolution culturelle en matière monétaire en comprenant que la monnaie, ce n’est plus la terre.


[1L’intervention de Patrick Viveret nous a semblée tellement essentielle et elle apporte une telle preuve à nos convictions que nous avons demandé à son auteur de nous permettre de la publier. Il a très spontanément et très aimablement accepté. Mais nous n’avons pas encore pu obtenir, au moment d’imprimer, le contenu de sa conférence. Celle-ci a été enregistrée, mais la bande est entre les mains de Y.Bresson, qui recevait le Congrès de BIEN dans les locaux universitaires de La Varenne-Saint-Hilaire. Il nous a promis de nous en remettre le texte. Espèrons que nous l’aurons pour notre prochain numéro.

[2extraits de Les nouveaux pouvoirs, par Alvin Toffler, Fayard,1991.


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