Croissance et décroissance


par  R. POQUET
Publication : juillet 2005
Mise en ligne : 17 janvier 2006

  Sommaire  

Les écrits de Jacques Duboin étant pratiquement tous épuisés (à quand leur réédition ?), il arrive que des économistes, des sociologues, des journalistes ... citent, de son œuvre, des extraits prélevés dans d’autres publications que les siennes. Plus grave, des esprits très éclairés réagissent parfois sur un seul mot pour condamner définitivement son message ; c’est ainsi que la philosophe Isabelle Stengers, interpellée à l’issue d’un colloque organisé par nos amis belges, a estimé que les thèses de Jacques Duboin avaient perdu de leur intérêt en raison d’une production devenue abondante [1] !

Si celui-ci a mis l’accent sur le rôle prédominant du processus de production, il ne s’est jamais contenté d’annoncer le proche avènement d’une ère de l’abondance. À la suite de Karl Marx qui déclarait que « la production, la distribution, l’échange, la consommation... sont les éléments d’un tout, des diversités au sein d’une unité » mais que « c’est à partir de la production que le processus recommence et se renouvelle chaque fois ... par conséquent, telle production détermine telle consommation, telle distribution, tel échange » [2], Jacques Duboin s’est attaché, en fonction des nouvelles données de son siècle, à rechercher une parade au dysfonctionnement de ces quatre éléments et, la production des biens et des services devenant potentiellement abondante, à accorder le rôle majeur à la distribution des richesses. S’il était encore en vie, à coup sûr ses analyses prendraient en compte le développement inconsidéré de la production, son effet néfaste sur les ressources énergétiques limitées de notre planète et sur les écosystèmes, mais il verrait confirmées ses vues prémonitoires sur l’impossibilité de faire fonctionner harmonieusement une économie dont les rouages, valables pour une production rare, se grippent dès que s’engorge tel ou tel secteur de la production, que s’amplifie une concurrence acharnée et que se profile, de ci, de là, le spectre de la gratuité.

Le résultat du référendum du 29 mai dernier a révélé le désarroi des couches les plus modestes de la population, mais nous pouvons être assurés que, passée la “vague de froid”, nos analystes reprendront leur examen du sexe des anges avec le même sérieux imperturbable qu’autrefois. Au risque de se tromper de cible. Et de se fourvoyer, une fois de plus.

 

Depuis quelques années, le débat ne porte plus sur les moyens de développer la production, mais sur l’opportunité de juguler la croissance, voire d’imposer une décroissance, alors que le mot d’ordre quasi général est la croissance à tout prix.

Les partisans de la croissance ne manquent pas d’arguments. Elle augmente le volume des richesses et élève ainsi le niveau de vie. Si elle est suffisamment forte (plus de 3 %), elle permet à l’emploi de repartir, ce qui augmente la masse salariale et favorise la reprise de la consommation. Elle crée un climat psychologique favorable à l’innovation, à l’investissement et, de façon moins avouée, à la spéculation pour les uns et au surendettement pour les autres. Les adeptes d’une décroissance attirent l’attention sur les dangers d’une croissance non maîtrisée, sur une surindustrialisation à l’échelle de la planète qui augmente la pollution (en tenant compte d’une croissance mondiale moyenne de 2,8 %, la croissance cumulée sera de 60 % en 2020 et les émissions de CO2 auront augmenté de 52 % aux Etats-Unis et de 27 % en Chine), sur le pillage et le gaspillage des ressources (bois, pétrole, aluminium, cuivre) : 30 % des richesses de la planète ont disparu ces vingt dernières années, et nous ajouterons sur le gaspillage de temps et de travail humain dans des productions inutiles, voire nuisibles (multiplication d’un même produit sous des appellations différentes, publicité délirante, fabrication d’armements). Et pourtant les inégalités se creusent : les pays riches augmentent leur potentiel productif au détriment des pays pauvres, accablés par la dépréciation de leurs productions, par le poids de leur dette (l’annulation de celle-ci pour 18 pays pose déjà problème) et par une aide en réduction de la part des “pays du nord” (cette aide, qui s’élevait en 1970 à 0,7 % du PIB de ces pays riches est tombée à 0,24 % en 2000 !). Face à ces menaces bien réelles, certains économistes en viennent à réclamer une remise en question de la croissance. Pour Alain Gras, « il s’agit de privilégier les liens plutôt que les biens ». Jean-Marie Harribey joue de la subtilité : « Plutôt qu’une décroissance, il faudrait une décélération de la croissance dans les pays riches » [3]. Quant à Serge Latouche, après avoir déclaré : « Pour survivre ou durer, il est donc urgent d’organiser la décroissance » [4], il émet dans une autre publication l’avis contraire : « Dans notre société de croissance, le moindre ralentissement est une catastrophe : le chômage augmente, il n’y a plus d’argent pour la culture et l’environnement ... Il n’y a rien de pire qu’une société de croissance sans croissance » [5]. À ces déclarations pour le moins incantatoires (« il s’agit de », « il faudrait », « il est donc urgent »), nous préférons la mise au point de René Passet qui, dans l’un de ses articles, opère une distinction salutaire entre croissance et développement. On y lit notamment : « la croissance matérielle débouche sur le déchirement du tissu social et la dégradation des milieux naturels ; à l’opposé, le développement est une croissance qui respecte les valeurs humaines fondamentales et les mécanismes reproducteurs de la biosphère » [6]. Dès lors, que le développement soit affublé des adjectifs durable ou soutenable, peu importe. « Ce n’est pas le concept de développement qui est en cause », ajoute René Passet, « c’est la course productiviste engendrée par le système » [6] et, dans l’un de ses nombreux articles : « La logique de l’économie néo-libérale s’oppose aux impératifs d’un authentique développement » [7]. Cette précision est d’autant plus importante que la notion de croissance trouve appui sur celle de PIB (produit intérieur brut) qui, on le sait, additionne les éléments chiffrés de la richesse matérielle et néglige notamment la prise en compte d’une grande partie des richesses humaines. Ce qui amène certains philosophes comme Dominique Méda [8] ou Patrick Viveret [9] à interroger, à juste titre, la notion de richesse.

 

Croissance, décroissance, développement, richesse. « Words, Words, Words », faisait dire Shakespeare à l’un de ses personnages. Bien sûr, les mots ont de l’importance et nous avons tenté de rappeler leur sens exact, grâce aux contributions de quelques spécialistes. Mais cette querelle de mots révèle chez certains une réelle difficulté à faire parler la réalité et à imaginer les solutions qui s’imposent.

S’il est vrai que « la logique de l’économie néo-libérale s’oppose aux impératifs d’un authentique développement » et que, selon l’économiste Olivier Passet, le processus de destruction créatrice, qui constitue la donnée fondamentale du capitalisme selon Joseph Schumpeter, évolue de telle sorte qu’il détruit plus qu’il ne crée [10], alors laissons aux médecins de Molière le soin de débattre, à perte d’articles, des ratés de la croissance et des fumées de la décroissance. Et répétons après George Bush senior : « notre niveau de vie n’est pas négociable », après Bill Clinton : « je ne signerai rien qui puisse nuire à notre économie » et après un industriel américain : « nous voulons que survivent à la fois la couche d’ozone et l’industrie américaine ». Puis mettons-nous un oreiller sur la tête et attendons le déluge.

Au fait, qui a dit que notre système économique et financier était éternel ?

 

Dernière minute : Un certain Thierry Breton, Ministre de l’économie, encourage les Français à (déclaration du mardi 21 juin 2005). En tant que retraité encore valide, je suis tout disposé à reprendre un travail. Mais lequel ?


[1Rappelons que Jacques Duboin avait créé, en période de rareté, le Mouvement Français pour l’Abondance (MFA ).

[2Karl Marx, Introduction générale à la Critique de l’économie politique.

[3Jean Marie Harribey, “La croissance, à quoi bon ? ” Libération, 26/09/03.

[4Serge Latouche,“À bas le développement durable. Vive la décroissance conviviale”.

[5Serge Latouche, “La planète est au bout du rouleau ”, Libération, 26/09/03. .

[6Serge Latouche, René Passet, “Décroissance ou développement durable ?” Politis, 11/2/3.

[7René Passet “Néolibéralisme ou développement durable ? ” 29/06 /02.

[8Dominique Méda, “Qu’est ce que la richesse ? ” Flammarion, 2000 (réédition).

[9Patrick Viveret, Rapporteur de la mission “Nouveaux facteurs de richesse”.

[10Olivier Passet, Alternatives économiques, Juin 2005.


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