Les kangourous au secours de l’UNEDIC


par  G.-H. BRISSÉ
Publication : février 2005
Mise en ligne : 4 novembre 2006

Le pouvoir actuel va bien au-delà des dispositions de “Bruxelles” pour s’engager dans le processus de démolition d’un service public et d’un système de protection sociale, patiemment élaborés depuis la Libération. Considérons un exemple entre cent : la politique de l’emploi. Pour la première fois dans l’histoire récente de ce pays, on démolit l’établissement public d’État créé en 1967 par M. Jacques Chirac, alors secrétaire d’État au travail, et qui a pour sigle ANPE (Agence Nationale Pour l’Emploi) pour lui substituer de fumeuses “Maisons de l’Emploi”, regroupant différents services : ASSEDIC, PAIO, Missions locales pour les jeunes, AFPA, etc. Comme si l’on avait attendu l’année 2004 pour engager ces organismes à signer des conventions en vue de réaliser un travail en commun !

C’est vers ces “Maisons de l’Emploi” que convergeront maintenant les enveloppes financières : depuis le 1er janvier 2005, l’ANPE n’a plus le monopole du placement. Désormais, l’Établissement public d’État peut être mis en concurrence avec n’importe quel “marchand de soupe” privé, qui tirera profit du reclassement des demandeurs d’emplois disponibles sur le marché du travail, au détriment d’un service public, qui était gratuit.

Nous nous doutions bien que sous le couvert d’une intégration dans le cadre général et flou des Maisons de l’Emploi, une entourloupe était en gestation. L’hebdomadaire Le Point en a donné quelques détails [1] sous le titre “ANPE : l’attaque du kangourou”. C’est en effet à une entreprise australienne de placement, appelée Ingeus, que l’UNEDIC vient de confier le suivi de 6.000 demandeurs d’emploi de Lille et de Rouen.

Il paraît que cette privatisation permettra de combler, au moins partiellement, le déficit financier de l’UNEDIC… qui devra verser à la société Ingeus 4.300 euros pour chaque personne qu’elle parviendra à reclasser soit en CDI soit en CDD d’au moins 10 mois. Le Point estime le coût total pour l’assurance à 27 millions d’euros, et qu’il ne s’agira d’une économie que si la durée d’indemnisation des chômeurs était réduite de 5 mois en moyenne.

L’hebdomadaire rappelle que l’UNEDIC avait pourtant fait un essai l’an dernier en passant un contrat avec une autre société de placement, néerlandaise celle-là, et que cet essai n’avait pas donné les résultats attendus. Qu’importe, on continue !

Le groupe de spécialistes en reclassement qu’a choisi cette fois l’UNEDIC a du métier : il suit 35.000 personnes en Australie et il a déjà pu installer quelques succursales en Grande- Bretagne (car cela fait deux ans que Tony Blair a privatisé ce secteur). Mais surtout, il sait y faire, la preuve : il a tout simplement débauché, tenezvous bien car c’est un comble, le propre directeur de l’ASSEDIC de Rouen pour en faire le directeur de sa filiale française ! Un homme d’autant mieux rôdé qu’il a passé huit ans à l’UNEDIC ! Il paraît qu’il a été séduit par “les valeurs” ( ??? ) de la société venue du pays des kangourous !

On aurait pu accorder à l’ANPE des moyens supplémentaires financiers et en personnel qualifié en matière de formation, moyennant quelques ajustements, de manière à mettre le service de l’emploi français au même niveau d’efficacité que les “job centers” britanniques ou leurs homologues allemands ou hollandais. On aurait pu ainsi leur allouer un rôle pilote dans l’élaboration et l’application d’une authentique politique de l’emploi. Au lieu de cela, on les place désormais en concurrence avec des organismes ou institutions privées dont le moins que l’on puisse dire est que le profit est leur préoccupation principale — alors que le service de l’ANPE, rappelons-le pour insister, est gratuit ! L’une des distorsions majeures constatées depuis longtemps à l’ANPE est qu’elle a l’obligation d’enregistrer les demandeurs d’emploi (ceux inscrits aux ASSEDIC et autres catégories) alors que rien ne contraint plus les employeurs à faire connaître leurs offres d’emplois, dont le recueil relève des prospections des conseillers de l’ANPE.

On conçoit qu’une entreprise ait toute liberté de recruter qui elle veut, dans le respect du code du travail ; mais la connaissance de l’offre, de toutes les offres disponibles, est nécessaire à toute tentative d’adéquation dans la plus large transparence. L’ANPE n’est évidemment pas ellemême créatrice d’emplois (hormis dans ses propres services), mais ses conseillers peuvent susciter des vocations à l’embauche et à la formation, à travers une bonne connaissance des entreprises et de leurs besoins. Ils peuvent en outre anticiper les évolutions du marché du travail.

La vérité est qu’en un temps où les demandeurs d’emplois, plus communément dénommés “chômeurs”, voire “recalculés” (parce qu’ils se sont vu refuser les indemnités qu’on leur avait promises en laissant aux tribunaux le soin de les rétablir), sont soumis à des contrôles renforcés, on ne peut espérer pourvoir à leur reclassement ou à leur réinsertion sociale sur des bases équitables, dans un marché soumis à la flexibilité, à la précarité, aux réductions de salaires, à la remise en cause de la loi sur les 35 heures.

J’ajoute à ce malaise croissant les menaces qui pèsent sur l’avenir du secteur public de la formation professionnelle, et particulièrement de l’Association pour la Formation Professionnelle des Adultes (AFPA) qui emploie actuellement près de 1.200 salariés en France, dispose de 200 centres où 225.000 personnes suivent une formation. On contraint l’AFPA à réaliser 70 millions d’euros d’économies d’ici 2009, et à supprimer 615 emplois. Sont visés en premier lieu les personnels techniques et administratifs, déjà surchargés de travail, et dont une partie des tâches vont être transférées aux formateurs. La dégradation du service rendu, estiment les organisations syndicales, s’ensuivra inéluctablement … La casse de l’outil public de formation professionnelle, unanimement reconnu comme le plus compétent et le plus performant, n’est évidemment pas conforme à une politique de l’emploi digne de ce nom.

Un stage de formation générale ou professionnelle, qui est aujourd’hui un droit, est vu comme ayant des effets pervers par une partie du patronat, la plus rétrograde. Il doit déboucher sur un CDI, un contrat de travail en bonne et due forme. Mais la stabilité de l’emploi n’est plus dans l’air du temps. Place à la flexibilité, à la mobilité, à la précarité… !

Sans doute, des ajustements s’avèrent-ils, là aussi, nécessaires pour répondre aux exigences techniques de notre époque. Mais les mythes ont toujours la vie dure, tel celui des « chômeurs volontaires qui pointent à l’ANPE et qui ne veulent rien foutre ». Mais pour quelques rares personnes qui, pour des raisons diverses, se contentent d’une maigre indemnité, donc d’un mode d’existence précaire ou marginal, combien de victimes de licenciements individuels ou collectifs qui recherchent une réinsertion sociale ou professionnelle compatible avec leurs connaissances ou leur expérience ?

L’instauration du revenu social garanti lié à un contrat civique sont les deux mamelles d’une éradication globale du chômage. Ce dernier ne pourra qu’aller croissant si l’on continue à ne pas prêter à ces propositions l’attention qu’elles méritent. Ces deux mesures, depuis longtemps préconisées mais délibérément ignorées, allient la nécessité d’allouer un juste revenu à chaque citoyen, considéré comme une personne vivant en société, et, en contrepartie, le libre choix dùment déclaré d’une activité conforme aux besoins de la société. Nous avons là le mariage d’une stabilité matérielle tant recherchée, avec la perspective d’un accomplissement personnel à la mesure de ses capacités ou de sa vocation, de sa compétence, de ses talents (y compris par le biais d’une formation) dans un environnement social remis à l’endroit. Une société de personnes liées par un pacte de solidarité, et non plus un conglomérat d’individus mus par des critères d’agressivité, de rendement et de profit financier, dans une société atomisée.


[1dans son édition du 23 au 30 décembre 2004


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