Feu d’artifice
par
Publication : août 1986
Mise en ligne : 24 juin 2009
Bien que nous soyons le 14 juillet, ce n’est pas des
feux d’artifice de la Fête Nationale que je veux parler, mais
plutôt de la dernière conférence du premier cycle
organisé par le Centre d’Etudes des Systèmes et des Technologies
Avancées (CESTA), sous le titre général «
Lectures de notre temps ».
Intitulé « Complexité, systèmes et entreprises
», ce premier cycle annuel, à l’initiative de Jacques Robin
et de René Passet, avait un double objectif d’une part tenter
de décrire la nature de la véritable mutation que l’humanité
aborde en ce XXe siècle, et d’autre part, en examiner les conséquences,
prévoir, sinon préparer, les bouleversements que cette
mutation implique pour la société, en particulier en matière
économique.
Chacune des huit séances de ce cycle était organisée
autour d’un thème central et, à chaque fois, deux aspects
complémentaires étaient abordés par deux conférenciers
différents (1), le premier se plaçant au plan général,
théorique, le second abordant l’aspect pratique, souvent en prenant
pour exemple le domaine de sa propre entreprise et se servant de son
expérience personnelle.
Or cette expérience était en général très
vaste car le CESTA avait trié ses conférenciers sur le
volet. Les organisateurs de ce cycle avaient, en effet, choisi des «
décideurs), , des « battants », des gens qui sont
« au fait » pour leur demander de décrire cette mutation
dont notre société est témoin, et de montrer quelles
sont leurs réactions face aux bouleversements déjà
commencés.
Hélas, j’ai eu souvent le sentiment, sauf à la dernière
séance, d’un dialogue de sourds entre les initiateurs de «
Lectures de notre temps » et les P.D.G., les professeurs, les
directeurs, et autres responsables ministériels qu’ils avaient
invités. Jacques Robin eut beau à plusieurs reprises répéter
que « ce qu’on appelle la crise » (2) n’en est pas une,
qu’il s’agit de beaucoup plus que cela, d’une véritable mutation...
tout s’est le plus souvent passé comme si ce mot de mutation,
souvent repris aujourd’hui. s’était émoussé, les
décideurs restant convaincus qu’au prix de quelques innovations,
du type de celles qu’ils ont décrites, ils seront toujours en
mesure de faire face, quoi qu’il arrive, sans qu’ils aient besoin d’imaginer
d’autres circuits économiques. Et quand Jacques Robin a demandé
si on pouvait imaginer une innovation financière qui ne satisfasse
pas seulement une infime partie de la population, les décideursinnovateurs
et autres « battants » n’ont pas eu de réponse. Mais
cela ne les a pas troublés.
LA COMPLEXITE
Sur le plan théorique, Edgar Morin a magistralement
décrit la complexité d’un système, montrant la
nécessité d’un changement dans nos structures mentales
pour saisir la complexité de la société, comme
celle d’une entreprise. S’ils peuvent entendre cette conférence
(3), nos lecteurs retrouveront ce que nous avons souligné dans
le livre de F. Capra (4) montrant qu’on ne décrit pas un système,
et l’homme en particulier, en le simplifiant pour le réduire
à une série de mécanismes. E. Morin conclut que
dans un système, quel qu’il soit, la société par
exemple, un programme clair, bien défini, est indispensable...
quant tout va bien. Mais quand survient une cassure, il faut savoir
abandonner le programme et faire appel à une stratégie
adaptée.
Cette cassure du XXe siècle, dans nos technologies, les décideurs
la ressentent bien. Depuis Thierry Gaudin (5) qui la décrit en
ces termes : « les configurations structurelles changent au point
qu’on ne peut plus prolonger le passé récent pour prévoir
l’avenir ». Il s’aperçoit que « les grandes batailles
sont maintenant celles des normes ; ce ne sont plus des batailles de
capitaux ! » Les deux domaines déterminants dans cette
cassure, l’informationnel et les biotechnologies ont été
décrits par des spécialistes.
LA CASSURE EN ELECTRONIQUE
Les technologies informationnelles modifient jusqu’à notre vision personnelle du monde. L’écriture linéaire appartient au passé ; elle est remplacée par l’image et le son. Et l’impact en est déjà sensible sur notre structure mentale, faite d’images dont la moitié, naguère, étaient inventées. La télévision et les industries « hallucinogènes (terme employé par T. Gaudin) ont déjà modifié ce rapport au point qu’on estime aujourd’hui à près de 90 % la part des images reçues ! M. Richonnier (6) compare l’évolution de la vitesse des trains (passée en un siècle de 100 à 300 km/h) à celle de la vitesse des calculs (multipliée par 10 000 en seulement 25 ans) et, pour montrer la triple évolution de l’électronique, en vitesse, en volume et en consommation d’énergie, il reprit un exemple classique : si l’aviation avait évolué au même rythme, un Boeing 747 pourrait faire le tour du monde en vingt minutes ; en volume, il tiendrait dans un dé à coudre ; en énergie, il lui faudrait vingt litres de pétrole. Et notre ami Albert Ducrocq montre que le développement ne s’arrêtera pas là, puisqu’on utilise encore un million d’électrons pour faire passer un message alors qu’un seul de ces messagers est théoriquement nécessaire !
L’IRRUPTION DES BIOTECHNOLOGIES
La révolution des biotechnoligies, d’après
R. Sautier (7) apporte encore plus d’espoirs de nouvelles productions
que n’en a apporté la révolution industrielle ! Au point
que les grands groupes actuels, essouflés, sont, dit-il, des
dynosaures... Et J. Robin insiste sur la concentration capitalistique
qui est à prévoir dans l’agro-alimentaire : 50% à
la Montedison.
« Il ne s’agit pas d’une nouvelle industrie, précise R.
Sautier, l’arrivée éruptive des biotechnologies va transformer
TOUT le paysage industriel, réorientant les groupes les plus
puissants ». Il n’y a pas >Je domaines réservés,
il s’agit d’un recentrage sur de nouveaux axes et avec de nouveaux modes
de pensée. Et, ajoute M. Richonnier, ces bio-industries ne sont
pas un rêve : aux Etats-Unis, 1/5 du cuivre est déjà
produit par des bactéries, des ingénieries génétiques
fabriquent les produits sucrants de Coca, d’autres des médicaments
(tels que l’insuline). En Europe, les premières récoltes
dues au génie génétique sont prévues pour
1988 et 1989...
Apparemment, ces récoltes extraordinaires s’ajoutant aux actuelles
« surproductions » de l’Europe ne troublent pas le P.-D.G.
de la SANOFI, car lorsque la question lui a été posée
de savoir si les biotechnologies allaient aider à résoudre,
par exemple, le problème que posent les excédents de lait,
il a répondu qu’effectivement nous avons un milliard de litres
de lait et que nous allions très bientôt pouvoir produire
plus avec moins de vaches laitières. Mais nous allons recevoir
une aide des biotechnologies : la recherche vient en effet de «
démythifier le cholestérol circulant », elle va
donc « nous aider à accroitre la consommation » puisque
les consommateurs n’auront plus peur, pour leur santé, de consommer
des graisses animales...
Voilà, effectivement une belle solution au problème de
la faim pour les consommateurs insolvables : il suffit que les autres
mangent deux fois plus !
UNE GENE CERTAINE
Malgré ces belles assurances, on sent l’inquiétude
chez nos responsables devant des faits dont ils commencent à
s’apercevoir... que la maîtrise leur échappe. J.R. Fourtou
(8) constate que le métier d’ingénieur-conseil a bien
évolué ces dernières années, il montre qu’il
existe aujourd’hui trois manières de gouverner une entreprise
l’imposition, la transaction (d’ordre collectif, c’est-à-dire
les compromis passés après concertation) et l’animation
« menant à l’exaltation d’un projet collectif ressenti
comme légitime ».
H. Syrieyx (9) place même ce « management participatif »
(10) au rang des « voies nouvelles de réponse » aux
problèmes de notre temps : les entreprises, certes, seront à
effectifs réduits, car les emplois de production vont disparaître.
Mais il y aura développement du côté des services
car les cadres seront des animateurs et non des officiers, et «
on recrutera les dirigeants non plus comme des préfets sur leurs
opinions politiques, ou comme on privilégie aujourd’hui, les
rejetons des P.-D.G. ou des grandes écoles » car il n’y
aura pas d’évolution sinon. H. Syrieyx, avec un humour certain,
a compris qu’il lui faut éviter le stress, car le « polar
est un danger public : il ne voit pas ce qui se passe, donc ce qui vient
».
Et justement, il est vital d’être vigilant. Car avec la mondialisation
du marché, « tout marchand de cravates de la Roche-sur-Yon
doit savoir qu’à tout instant quelqu’un dans le monde prépare
sa mort » (commerciale), dit H. Syrieyx. « Les contraintes
ont toujours existé, note le professeur C. de Boissieu, mais
l’évolution des conjonctures a fait que ces contraintes, en particulier
les contraintes de la compétitivité externe, sont devenues
insupportables. »
E. Morin avait montré la complexité du marché,
R. Sautier explique qu’un P.-D.G. doit, pour prendre une décision,
avoir une vue à dix ans... c’est-àdire qu’il est amené
à gérer l’imprévisible... et savoir qu’en entreprenant
de construire une usine, il faudra la réorienter cinq ans après.
Plusieurs orateurs ont montré que l’Europe avait toujours su
être à la pointe de la recherche. Mais certains d’entre
eux estiment qu’elle a « râté le train de la troisième
révolution industrielle (?) » (M. Richonnier) faute d’avoir
su « acclimater » ces techniques, c’est-à-dire les
transformer pour les commercialiser.
Alors, puisqu’on a des idées, puisqu’on est des battants, on
garde l’espoir qu’il existe des solutions sans tout changer : «
La rentabilité étant ce qu’elle est, dit J.-P. Raunaud
(11), il faut s’arranger pour préserver le long terme »
et on va chercher des innovations, car une innovation, « c’est
perturbateur, mais ça ne détruit pas ; ça permet
de rééquilibrer un système qui faiblit. »
L’un de ces espoirs, c’est l’Europe.
ESPOIR EN EUROPE
« N’oublions pas l’importance de la taille du
marché, rappelle R. Sautier. Les Etats-Unis et le Japon ont réussi
parce qu’ils avaient un énorme marché à leur disposition.
Nos difficultés viennent des mentalités « cloisonnées
» des Européens et leurs échecs (l’ordinateur européen,
les magnétoscopes) sont dus à des réflexes d’une
étonnante émotivité, explique M. Richonnier. Il
faut jouer la carte « taille du marché », car, précise
A. Danzin (12) « les coûts s’abaissent de 30 %, et maintenant
de 40 %, chaque fois qu’on double la production ».
« Sans l’Europe, nous ne pouvons rien », dit R. Sautier,
mais avec elle nous allons « rattraper le train » car «
rien n’est jamais joué, tout va très vite et les technologies
d’aujourd’hui seront dépassées dans une dizaine d’années
».
Mais, ajoute A. Danzin, ce qu’il nous faut, ce sont des clients pionniers
; il faut que les consommateurs européens aient envie de jouer
le jeu. Il y a donc un problème de formation car en Europe il
y a des cloisons : le marché est « antirésonnant
» alors qu’aux Etats-Unis, le marché est résonnant.
Alors c’est dans le programme ESPRIT et son effet catalytique que j’espère.
Effectivement, dit R. Sautier, on n’a pas assez insisté sur le
problème de la formation. Il nous faut pour décideurs
des hommes qui aient à la fois l’expérience de l’industrie,
celle de la recherche et celle de l’enseignement. N’oublions pas que
les entreprises européennes ont vécu et vivent l’ancienne
industrie, où le temps de réponse était l’investissement,
alors qu’aujourd’hui le temps de réponse est celui de la recherche.
« Un P.D.G. aujourd’hui, poursuit R. Sautier, doit prendre des
engagements de recherche, c’est-à-dire dans des domaines où
la rentabilité n’est pas assurée : non seulement les marchés
n’existent pas, mais on ne sait même pas quel marché existera.
Une étude de marché est donc impossible.
Nous devons gérer le risque. Alors, nous, responsables industriels,
n’avons nous pas droit à une certaine protection ? »
LES DEREGLEMENTATIONS AU SECOURS
Les industriels sont conscients que l’Europe n’est
pas facile à faire. La compétition commerciale y oppose
les nations depuis si longtemps ! La formation des décideurs
est un travail de longue haleine, alors que tout change si vite...
Il reste que nous sommes tous commandés par le marché,
note R. Sautier, c’est lui qui a toujours le dernier mot. Or, le partage
des marges entre production et distribution est le problème essentiel.
D’autant plus, qu’il va « encore être aggravé par
le fait que les biotechnologies vont aider à produire plus et
mieux ». Alors le P.D.G. de la SANOFI conclut à la nécessité
de dérégulations.
Qu’une mutation du système financier soit souhaitable et inévitable,
comme l’a dit C. de Boissieu, nous sommes bien d’accord. Mais les innovations
financières qu’il nous a décrites sous ce titre ne constituent
pas une telle mutation, elles sont plutôt l’adaptation du système...
à ces « besoins » des seules grosses entreprises.
De nouveaux produits apparaissent ? De nouveaux marchés ? De
nouvelles technologies de paiement ? Alors l’important est que les grosses
entreprises puissent en profiter et on invente tous les moyens qui leur
sont nécessaires. Dans certains cas ces innovations sont introduites
spontanément, et les autorités les contrôlent (?)
après. D’autres sont à l’initiative des pouvoirs publics.
Mais qu’on sache bien que ces innovations doivent toujours s’interpréter
comme résultant de contraintes : banques et entreprises sont
bien obligées de desserrer les contraintes qui pèsent
sur elles et dont le coût est élevé. Et les contraintes
de la compétitivité externe : quand des innovations financières,
à l’étranger, favorisent un concurrent, il faut bien que
la France suive, sinon Paris ne serait plus une place financière !
Alors on innove. Des opérations à taux d’intérêts
variables par exemple. On crée de nouveaux marchés boursiers
(le MATIF). On développe un marché de créances
négociables. On invente de nouvelles procédures pour que
l’entreprise ait un meilleur accès aux capitaux empruntés.
On dérèglemente, on relève les seuils, on réforme
les modalités de financement à l’exportation, on lève
les contraintes qui pesaient sur les bénéfices non commerciaux.
Les conséquences ? Tout est fait surtout pour les ENBAAMM (lire
« les entreprises non bancaires ayant accès au marché
monétaire »). Mais les économistes y perdent leur
latin, la politique monétaire leur pose des problèmes
insolubles. « On n’arrive plus à baliser » dit C.
de Boissieu. On ne peut plus dégager des concepts traditionnels,
les agrégats monétaires par exemple. « On ne peut
plus distinguer la monnaie des autres actifs ». C’était
déjà un vrai casse-tête quand seules certaines banques
créaient de la monnaie, sous forme de crédits. Que dire
aujourd’hui que les entreprises émettent des billets de trésorerie
dont le montant atteint déjà 100 milliards de francs ?
que les créances négociables classées s’élevaient
à 108 milliards le 4 avril dernier ?
Bien sûr, les entreprises du même coup ont réussi
à parer en partie les risques monétaires : risques de
change et risques de taux d’intérêt, puisque, comme l’a
bien dit A. Madec (13), « la fonction financière est un
moyen de prélever des capitaux au moindre coût et de se
protéger contre les risques ». Mais le résultat
est clair : outre qu’il est désormais impossible aux autorités
monétaires de contrôler, donc impossible qu’il existe une
politique monétaire, outre que toutes les cartes sont brouillées,
les banques faisant des assurances tandis que les compagnies d’assurance
ont des activités bancaires et que les grands magasins font de
la publicité pour les services financiers qu’elles offrent, deux
autres conséquences ont été clairement mises en
évidence par C. de Boissieu : la fragilité du système
financier dans son ensemble (le risque n’a pas disparu, il a été
redistribué), « ce qui n’est pas neutre au niveau macro-économique
parce que les économistes sont incapables d’évaluer les
conséquences de ces risques » et un impact désastreux
sur l’investissement des entreprises. Sur ce point les choses sont très
claires et la Grande Relève l’a déjà souvent souligné
: il est plus rentable pour les grosses entreprises, pour qui ces innovations
sont faites, « de faire de l’investissement financier plutôt
que de l’investissement physiques ». Traduction : les entreprises
ont intérêt à spéculer, à «
jouer en bourse » avec leurs capitaux plutôt qu’à
investir pour produire mieux...
La conclusion optimiste d’A. Madec, sur l’air de « Tout va très
bien, Madame La Marquise » fut : « Cette mise en place de
nouveaux mécanismes, le nouveau gouvernement semble la poursuivre,
peut-être même en mieux. Il y a redécouverte de l’entreprise
et de ses valeurs. Cela me semble en soi les éléments
d’une sortie de crise. »
La mienne, partagée apparemment au moins par Jacques Robin est
que les économistes sont totalement désarmés devant
les mutations technologiques. Nous entrons « dans une ère
inconnue ou l’automatisation de la production est telle qu’il y a à
la fois, ce qui ne s’est jamais vu, économie de travail et de
capital ». Mais ni les économistes, en général,
ni les entrepreneurs, ni les décideurs, apparemment, n’en ont
conscience.
LE FEU D’ARTIFICE
Il fallut attendre la dernière séance
de l’année pour que les vraies questions de notre temps soient
posées.
D’abord grâce à Albert Ducrocq. Nos anciens lecteurs se
rappellent encore avec émotion les nombreuses conférences
que fit autrefois A. Ducrocq aux côtés de J. Duboin. Le
premier exposait les faits scientifiques, le second en tirait alors
les conséquences logiques pour l’avenir de notre société.
Beaucoup « d’abondancistes » doivent leur compréhension
des événements actuels à la clarté de ces
brillantes conférences, qui enrichissaient ensuite nos colonnes
(14).
Albert Ducrocq, au CESTA, fut brillant comme à son habitude.
Et surtout, il dit les choses nettement : « un fait est certain,
notre période est sans précédent... Nous atteignons
la phase majeure de notre évolution : c’est la révolution
de l’intelligence, car c’est le cerveau de l’homme qu’on est capable
aujourd’hui d’assister, directement, en particulier avec le développement
des systèmes experts capables de raisonner selon les lois qu’on
leur aura implantées ». Et ceci n’est qu’une part de la
partie visible de l’iceberg. Il y a un mouvement considérable
en profondeur parce qu’on va pouvoir désormais définir
parfaitement, et fabriquer, le matériau nécessaire à
une condition posée, et cela en travaillant au niveau de l’atome.
Or toute l’aventure de la vie est une affaire de matériaux biologiques.
Imagine-t-on ce qu’on va pouvoir faire maintenant qu’on sait en créer
de nouveaux ? L’oeuvre de la nature était limitée, nous
savons maintenant la développer !
Tâche redoutable, qui demande réflexion.
Sur le plan économique, il va en résulter un énorme
déplacement professionnel, « car c’est au robot de faire
le travail d’un robot, pas à l’homme... Ce serait donc une erreur
de croire qu’on va gérer avec les moyens traditionnels... La
monnaie, par exemple, ne peut rester ce qu’elle est... Elle doit être
indexée et personnalisée. Elle doit être distributive
».
Et sans doute pour inciter une prise de conscience chez « les
décideurs » et « les battants » qui l’écoutaient,
Albert Ducrocq conclut : « l’avenir n’est pas déterminé,
et’ les acteurs, c’est nous ».
Jacques Robin renchérit ensuite en disant « nous sommes
en présence d’une rupture technologique : nous la vivons... Cette
rupture date du milieu de ce siècle ». Depuis le néolithique,
avait-il expliqué, l’homme n’a fait qu’organiser la matière
pour mettre en forme ses objets. Nous sommes brusquement en présence
des technologies informationnelles qui groupent à la fois l’information
et la commande, et l’interaction entre matière et commande crée
quelque chose de nouveau. L’homme agit maintenant par l’intermédiaire
des codes. Or c’est bien l’information contenue dans les gènes
qui est à l’origine de ces matériaux nouveaux en biologie.
Donc nous n’avons encore rien vu, par comparaison à ce que nous
allons voir !
Comment une telle mutation pourrait-elle ne pas interagir sur la macro-économie
? La productivité n’est plus la même, puisqu’elle est liée
maintenant à l’informel. Alors tous les relais et les ratios
de l’économie classique sautent les uns après les autres.
Les « tiques » (informatique, robotique, télécommunications,
et biotechnologies) bouleversent les règles de l’échange,
car nous entrons dans le monde de la production gratuite. Comment la
notion de productivité pourraitelle garder un sens quand elle
augmente de 30 % par an ? Ne comprendon pas que la fonction de la monnaie
a changé de nature quand on sait qu’on consacre cette année
près de 800 milliards pour les armements ?
Mais la résistance des mentalités est prodigieuse, déplore
Jacques Robin. Tout se passe lui semble-t-il « comme si les décideurs
cherchaient des alibis ». Les politiques parlent encore de crise,
de 3e révolution industrielle ! Et les économistes ne
voient rien, alors qu’il est urgent de redonner un sens à l’économie
!
C’est au professeur René Passet qu’incomba le lancer du «
bouquet » final.
Il nota des images pour décrire les grandes étapes technologiques
de l’homme :
- l’horloge de Descartes décrit la société agricole.
C’est un univers totalement déterministe où ce qui se
passe un jour découle de ce qui s’est fait la veille,
- la machine à vapeur décrit la société
industrielle. C’est un monde que l’homme dégrade. Le déterminisme
y est statistique : la loi de la moyenne y régit le monde, mais
la dégradation suit une direction inéluctable car l’homme
ni est pas plus acteur que dans la société agricole,
- l’ère dans laquelle nous entrons est caractérisée
par la possibilité que nous avons trouvée de pénétrer
dans l’intimité de la matière et de créer des formes
que la nature n’a pas inventée. Nous sommes acteurs maintenant.
N’y a-t-il pas de quoi avoir le vertige, interroge R. Passet ?
Alors prenons du recul, dit-il. Demandons-nous où va ce monde.
Nous sommes condamnés à résoudre les questions
essentielles (par exemple, avec l’acharnement thérapeutique se
pose la question de l’attitude de l’homme (face à la mort), car
la puissance qui bouleverse le monde est la même que celle qui
permet à l’homme de pénétrer dans le secret de
la vie.
Et puisqu’il avait, modestement, défini son propos en disant
qu’il allait proposer des pistes, René Passet indique qu’il nous
faut retrouver - les finalités de la production (quand deux tonnes
de blé c’était deux fois plus d’aliments qu’une tonne,
faire de l’être c’était simplement faire de l’avoir...),
- la relation de l’être avec le monde et découvrir les
finalités de la répartition, car ce problème était
simple quand la notion de contrepartie pouvait intervenir. Or ce n’est
plus possible, précise R. Passet, car les investissements sont
faits avant (formation, recherches, développement), ensuite «
ils crachent tout seuls, que veulent dire alors « productivité
de l’homme » et « productivité de la machine »
? La notion de plus-value de Marx est dépassée. La productivité
d’un travail intellectuel n’a rien à voir avec la durée
de ce travail : les vieilles notions disparaissent : il faut se donner
des critères de distribution. La part croissante des revenues
distribués (37 % des revenus des familles) est la preuve qu’une
justice distributive est en marche.
Acceptons le défi du nouveau, conclut R. Passet, car il n’est
jamais trop tard pour commencer à réfléchir aux
problèmes difficiles.
Je me suis laissée emportée par mon élan, dans
mon enthousiasme d’avoir entendu dire au cours de cette dernière
séance - et si bien - ce que nous répétons dans
ces colonnes. C’est bon de penser que nous ne sommes plus seuls et qu’un
organisme comme le CESTA agit dans le même sens.
J’ai dit plus haut combien nous aimerions retrouver dans ces colonnes
la verve d’A. Ducrocq. Pour en donner une idée aux nouveaux lecteurs,
voici comment finit cette dernière séance :
« Je lance, dit-il, l’idée du référendum
suivant à proposer aux Français :
Un milliard d’Africains vont bientôt se retrouver
sans rien pour vivre.
Que préférez-vous :
- les ignorer ?
- les accepter tous en France ?
- leur donner les moyens de développer leur continent ?
(1) et non « conférencières »,
aucune femme n’ayant été conviée à participer
à ce cycle, et aucune n’est prévue à celui de l’an
prochain. Le CESTA est-il misogyne ou bien les femmes se désintéressent-elles
de ces questions ?
(2) Titre d’un livre de J. Duboin.
(3) Toutes les séances ont été intégralement
enregistrées et leur retransmission est envisagée par
Radio France. Les cassettes, d’autre part, sont en vente au CESTA.
(4) Voir G.R. n° 845.
(5) T. Gaudin, directeur du Centre de Prospective au Ministère
de la Recherche et de l’industrie.
(6) M. Richonnier, membre du Cabinet de M. Sutherland à la Commission
Européenne.
(7) R. Sautier, P.-D.G de la SANOFI.
(8) J.R. Fourtou, Président du groupe Bossard.
(9) H. Syrieyx, Conseiller Municipal du Vésinet, Directeur Délégué
du Groupe EUREQUIP.
(10) La langue employée par les décideurs devrait faire
l’objet d’un dictionnaire spécial ! Il existe bien des dictionnaires
d’argot.
(11) J.P. Raynaud, Directeur de l’innovation chez Roussel.
(12) A. Danzin, Conseiller Scientifique de la Com
mission des Communautés Européennes pour le
programme ESPRIT.
(13) A. Madec, Directeur Général de Roussel-UCLAF.
(14) Beaucoup d’entre eux m’ont souvent écrit leurs regrets de
ne plus trouver la signature d’Albert Ducrocq dans la Grande Relève.
Nous l’avions, en effet, perdu de vue. Les journaux envoyés à
son ancienne adresse se perdaient. La lecture de son dernier livre «
Le futur aujourd’hui », que nous avons commenté en son
temps, les avait rassurés sur ses convictions « Duboinistes
». Il reste maintenant à espérer que sa participation
à « Lecture de notre temps » le déterminera
à revenir nous épauler de sa verve inégalable.