Soyons abondancistes, que diable !
par
Publication : août 1986
Mise en ligne : 24 juin 2009
J’ai toujours les mêmes critiques et suggestions
à faire : tant en ce qui concerne le bulletin qu’en ce qui touche
à l’action des abondancistes. Je ne crois pas que les théories
« distributives » avancent beaucoup même si des experts,
au sommet, au moment où ils perdent pratiquement toute efficacité
politique, se rallient aux thèses de « La Grande Relève
». Si des socialistes, quand ils ne sont plus au gouvernement,
parlent d’un salaire minimum accordé à tous, vu ce qu’a
fait leur parti quand il possédait des responsabilités
effectives, cela relève plus de la démagogie électoraliste
que du sérieux ; tout le monde en est convaincu, même les
intéressés. De toute façon, sans l’abondancisme,
le distributisme n’est que de l’économie planifiée et
on voit ce que ça donne partout où ça se pratique
sans le correctif du marché ; c’est-à-dire de la pagaille,
et de l’intérêt individuel « mal compris »
ce constat a de quoi faire réfléchir ! L’événement
majeur du XXe siècle, dont nous ne finissons pas de savourer
les fruits amers, c’est la faillite du communisme marxiste. Certes,
cette faillite est toute relative : pour répartir, pour «
distribuer », les communistes sont champions comme les chrétiens,
comme tous les partageurs de la terre, comme tous ceux qui ont besoin
de la pénitence ici-bas, ils ont même réinventé,
une fois au pouvoir, la hiérarchie et les privilèges,
non pas parce qu’ils sont corrompus (ils ne le sont pas plus que tous
les chrétiens quand ils se mêlent de responsabilités
sociales) mais parce que la société est intenable parce
que c’est le léviathan, la secte Moon, le couvent laïque,
la caserne, sans cela ! Donc les communistes savent distribuer ; s’il
s’agit de pénurie, ils font mieux que le libéralisme,
c’est incontestable : et je n’ironise pas ! la pénurie est malheureusement
le lot d’une écrasante proportion de l’espèce humaine,
pour laquelle, hélas ! le communisme serait un mieux ! En revanche,
il est viscéralement, congénitalement, essentiellement,
allergique, hostile à l’abondance ; il ne peut survivre que par
le manque, il n’y a en effet que la gêne pour rapprocher les individus,
les souder ; il n’y a que la peur pour les rassembler et il n’y a que
le troupeau pour satisfaire les vocations impérieuses de législateur,
de distributeur, de répartiteur, de Juste, de Dieu ! Oh ! le
législateur est toujours très modeste, très au-service-de-la-communauté,
au- service-du-peuple ; mais il est le seul à faire vraiment
trembler car il détient les canons morphologiques de l’homme,
il satisfait ou il interdit, il pose les barrières, il regroupe
dans les fumeuses « assemblées démocratiques »,
où l’on se serre les coudes, où l’on a chaud, où
l’on médite la parole divine : « Dès que vous serez
réunis. Je serai au milieu de vous », c’est un élément
fondamental du Credo démocratique que cette descente de l’Esprit
sur les assemblées, surtout si elles sont strictement égalitaires.
Et aucun empirisme n’a prévalu contre ce primat théologique
de la pensée, de la délivrance, et de la décision
collective. Malheureusement, la réalité des faits est
là : les pays de l’Est ont autant d’hommes, autant de ressources
naturelles que les pays de l’Ouest, et ils ne connaissent pas l’abondance
contraire aux dogmes de leur religion, il y a d’abord chez eux une critique
de la consommation, de l’égoïsme, de l’accaparement, c’est
la mascarade altruiste : je donne ma part au voisin, lequel me donne
la sienne.
Or, l’humanité, c’est vrai, est au seuil de l’abondance grâce
à la science, et l’abondance c’est la consommation individuelle
; la consommation collective, c’est la fête archaïque, dont
le point culminant ne peut être que le formidable gaspillage de
la GUERRE, sommet de l’organisation, exaltation du dévouement,
du sacrifice, holocauste ! Mais dois-je rappeler que le mot a un sens
favorable ? Si je persiste à m’abonner à votre revue,
c’est à cause de son admirable titre, qui demeure un acte de
foi : « La Grande Relève des hommes par la Science ».
Vous êtes les seuls à oser encore le dire, dans une période
où l’obscurantisme, le scepticisme, le mysticisme reviennent
à la mode. Je n’affirme guère que vous soyez « distributistes
», j’espère n’avoir jamais à distribuer quoi que
soit, quand on distribue, ce sont des rations ! En revanche, J. Duboin
était abondanciste, et vous êtes tout de même ses
continuateurs.
Je suis d’un mouvement un peu semblable au Saint Simonnisme qui ne se
contenterait pas de militer dans l’abstrait pour une abondance comptabilisée,
mais qui la réaliserait. C’est vraiment malheureux de voir dans
nos sociétés « riches » s’installer doucement,
insidieusement, des comportements de pénurie (obligatoirement
doublés de gaspillage). Père de famille, professeur, je
suis désolé de constater que notre société
n’a pas besoin du travail des jeunes, pour rien de sérieux, l’école
s’est effectivement arrangée, grâce aux « conquêtes
de Mai 68 » pour en faire, majoritairement, des baratineurs, des
bavards impénitents, parfois des agités ; elle a inventé
la créativité brouillonne pour qu’il n’y ait plus de création.
Or, il y a chez ces jeunes des possibilités fabuleuses, des êtres
qui rêvent de vie, de consommation, d’abondance, de prise directe
par les choses, pour le vrai mais en dehors des parlottes et des comités.
Ils n’ont rien à faire ; rien à chercher ; rien à
créer : c’est la pénurie officialisée, l’éternelle
pénurie libérale !
J’attends de votre mouvement qu’il montre ces possibilités fabuleuses
d’abondance ; J. Duboin le faisait dans les livres de lui que j’ai lus,
il ne l’a pas fait définitivement, il faut, me semble- t-il,
le refaire. Et puis, aujourd’hui du moins, si l’abondance théorique
est un phénomène considérable, la pénurie,
les conduites de pénurie le sont également, il faudrait
donc révéler au grand public ces conduites, les destructions
gratuites de biens, non pas réellement, mais sous la forme de
malthusianisme de la production et surtout sous forme de destruction
de capital. Les manipulations boursières et bancaires d’aujourd’hui
me paraissent être souvent de gigantesques fours crématoires
de capital, qui obligent l’industrie, en bas, non plus à produire
seulement, mais à dégager des dividendes, du « profit
», à tort et à travers. Je souhaiterais que vous
soyez « abondancistes » et non pas « distributistes
», que vous répandiez le rêve incroyable de l’Abondance,
celui qui, au cours des âges a fait délirer tant d’hommes,
surtout lorsqu’ils souffraient atrocement de la disette. Peut-être
le rappel de ce rêve susciterait-il des vocations concrètes
d’abondancistes c’est-à-dire d’individus qui produisent des biens
matériels de consommation, et qui les donnent, qui les mettent
à la disposition de qui les veut ; cette fabuleuse Abondance,
non pas des guichets, des tourniquets, où l’on distribue, mais
des foires et des marchés, où l’on étale la marchandise,
où l’on excite les appétits !...
Voilà ma suggestion et ma critique.