Gouvernance supranationale, experts et démocratie
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Publication : janvier 2012
Mise en ligne : 9 mars 2012
Revenant sur la controverse climatique abordée dans un précédent article, Guy Evrard observe qu’en soutenant l’idée que seule une gouvernance mondiale peut résoudre des problèmes de dimension planétaire, les peuples n’ont plus la parole. Lorsque la gouvernance se réfugie derrière l’expertise et s’éloigne des peuples, elle remet en question la démocratie. La mise en scène théâtrale de la dette publique des pays européens le confirme.
On peut être citoyen du monde, mais la plupart des femmes et des hommes vivent sur un territoire limité. On peut être ouvert aux cultures des autres, mais celles-ci n’existent que tant que chacun reconnaît la sienne. C’est la critique que nous faisions à l’encontre du GIEC, l’absence de dialogue de l’institution avec les citoyens. Et ce n’est pas l’intervention en trompe-l’œil et tapageuse des grands médias qui a pu contribuer au rapprochement.
À propos du mouvement des indignés en Espagne, à la veille des élections législatives du dimanche 20 novembre 2011 : « Ce mouvement a mûri : du vote blanc ou nul, il demande aujourd’hui le vote pour un troisième parti, afin d’en finir avec le bipartisme ». Alberto Garzon, candidat d’Izquierda Unida à Malaga. Economiste, âgé de 26 ans, l’une des figures du mouvement des Indignés. Entretien avec l’Humanité, 18-20 novembre 2011, p.3. |
Les sciences, dans la diversité de leurs implications, et l’économie, pilotée sur des dogmes qui se veulent des lois naturelles, conduisent de plus en plus souvent les gouvernants à se réfugier derrière les experts et/ou à consentir des abandons de souveraineté au profit d’organisations internationales dépourvues de légitimité démocratique. Cette évolution se fait évidemment à la satisfaction de l’oligarchie, en dématérialisant progressivement la structure du pouvoir réel et en laissant les peuples face au vide politique, sans interlocuteur à qui faire valoir leurs propres revendications sur l’organisation du monde, sinon aux forces de police.
Déjà les élections ne sont plus, pour beaucoup, qu’un simulacre de démocratie, puisque les formations politiques dominantes, qui se disputent seulement l’alternance du pouvoir, n’envisagent pas autre chose que de servir le capitalisme. Si le mouvement des indignés réveille un peu les consciences, l’avenir nous dira s’il est autre chose qu’un avatar de l’alter mondialisme, aujourd’hui essoufflé, et si les révolutions arabes ne sont pas qu’une dramatique diversion, tolérée, puis manipulée par l’Occident néo libéral. En tout cas, il est sans doute temps de relire Aldous Huxley [1] et Georges Orwell [2], puis de trouver la voie d’un véritable renouveau de la démocratie, en dépassant l’impossible synthèse entre les anciens et les modernes [3].
Retour sur la controverse climatique
Dans la seconde partie de notre article sur la controverse climatique [4], le livre de Pascal Acot [5], Climat, un débat dévoyé ?, était brièvement cité pour rappeler que Barack Obama, fraichement élu Président des États-Unis, ne remettait nullement en question la stratégie prédatrice du capitalisme, bien que reconnaissant la nécessité d’agir contre le réchauffement climatique. Dans la conclusion de l’ouvrage, l’auteur dénonce encore l’hypocrisie d’un capitalisme moralisé, citant Yvon Quiniou [6] : « En pleine crise financière, face à la désinvolture des grandes banques, les dirigeants des pays capitalistes tapaient sur la table. Les plus audacieux en appelaient à une moralisation du capitalisme, par peur d’une mise en cause plus profonde du système. Depuis, les promesses ont disparu. Seule reste la mystification ». Deux exemples du double langage de la plupart des décideurs, parmi bien d’autres postures des élites analysées tout au long de l’ouvrage et justifiant le renvoi dos à dos des acteurs de la controverse climatique, tel qu’il nous semblait émerger de l’analyse de Pascal Acot. Ce dont peuvent aussi tirer argument ceux qui appellent à une gouvernance mondiale, la prétextant au-dessus des égoïsmes et des jeux politiques.
En est-on réellement arrivé là ?Bruno Latour*, dans un éditorial intitulé « Où trouver les passions à l’échelle des enjeux ? », cite Fredric Jameson** : « il est plus facile aujourd’hui d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme ». Le propos de Bruno Latour, centré sur la crise écologique, ne laisse aucun doute sur son analyse politique d’une situation extrêmement périlleuse lorsqu’il ajoute : « Une forme historique et très particulière d’organisation des marchés paraît naturelle et éternelle, alors qu’on envisage froidement que la nature elle-même, en tout cas la Terre (et les humains avec elle), puisse disparaître ». * Bruno Latour, philosophe et sociologue des sciences, est directeur scientifique de Sciences-Po Paris. L’éditorial est celui du rapport d’activité 2010 de l’Iddri (Institut du développement durable et des relations internationales) Sciences-Po . ** Fredric Jameson est un critique littéraire et théoricien politique américain. La phrase « it is easier to imagine the end of the world than to imagine the end of capitalism » est citée par l’auteur dans l’article « Future City », paru en 2003 dans New Left Review. |
Pourtant, en poursuivant la lecture du livre jusqu’à la postface de Pierre Lévy, on comprend que le lecteur est également mis en garde contre la genèse et les dangers d’une telle option, sur laquelle “réchauffistes” et “climatosceptiques” se retrouvent pour culpabiliser les peuples, en référence au contentieux mythologique Homme -Nature : « Depuis qu’un sauvageon nommé Prométhée s’est permis de chiper le feu aux dieux de l’Olympe, le contentieux perdure. Que les humains se mêlent d’inventer, de conquérir, d’imaginer, de bouleverser, de changer sans fin l’inconcevable en concevable, puis l’impossible en possible - bref, de “créer” le monde, voilà bien une usurpation inexpiable », les premiers pour regretter les débordements de notre espèce, les seconds pour fustiger toute velléité “réactionnaire” de maîtriser le progrès. P. Lévy évoque encore à sa façon cette convergence improbable : « Des alter-cabris prônant l’avènement des “citoyens du monde” jusqu’aux discrètes personnalités du groupe de Bilderberg [*], on est fasciné par la chatoyante diversité des apôtres de la gouvernance planétaire. Au “saint” de cette cohorte bariolée, on compte l’actuel locataire du Vatican : “pour gouverner l’économie mondiale, assainir les économies frappées par la crise, prévenir son aggravation et de plus grands déséquilibres, il est urgent que soit mise en place une véritable autorité politique mondiale”, proclame (...) l’encyclique publiée en juillet 2009, (...) qui entend manifestement mesurer aux peuples leur souveraineté. Autrement dit leur légitimité et leur capacité à “faire de la politique” - ce qui est leur raison d’être ». Et, plus près de nous, du côté de l’Élysée : « Son hôte actuel exprime (...) ce que nombre de ses collègues ont en tête : “face à la menace terroriste, face aux menaces de grandes pandémies et même face au temps long du changement climatique, nous ne pouvons pas attendre des décennies que se mette en place une gouvernance digne de ce nom” (Nicolas Sarkozy, 22 janvier 2010) ».
Derrière la controverse climatique, nos auteurs ont donc débusqué « culpabilisation visant notamment à promouvoir l’austérité ; demi-tour littéralement réactionnaire quant à la conception même de l’humanité et de ses rapports avec la nature ; promotion de la gouvernance mondiale visant à abolir peuples, nations et politique », sans parler de « quelques considérations géostratégiques » liées à la manne pétrolière. Sans nier, toutefois, la réalité du changement climatique. Décidément, cette controverse n’est pas facile à démêler, mais pas seulement à cause des compétences scientifiques à mobiliser. Aussi parce qu’elle a besoin de l’intervention citoyenne pour dialoguer avec les experts et promouvoir l’intérêt général, y compris à l’échelle de la planète.
Quelle déconstruction de la mondialisation capitaliste ?
P. Lévy, dans la même postface discutée précédemment, cite encore un certain James Paul Warbourg qui, en 1953, alors président de la Chase Manhattan Bank, affirmait devant le Sénat des États-Unis : « De gré ou de force, nous aurons un gouvernement mondial. Est-ce que ce sera par la conquête ou bien par le consentement ? La supranationalité d’une élite intellectuelle et des banquiers internationaux est certainement préférable aux décisions nationales qui ont été pratiquées depuis un siècle ». En juin 1991, David Rockefeller reprenait à son compte cette affirmation qu’il complétait en affirmant que « Le monde est préparé à marcher vers un gouvernement mondial » [7]. Pour ceux qui doutaient encore de la volonté d’une oligarchie, enracinée de longue date dans la finance, de dominer le monde, les choses doivent s’éclairer. Mais cette évidence ne clôt pas pour autant le débat sur le sens que nous pouvons donner à une certaine déconstruction de la mondialisation, d’abord en précisant qu’il s’agit de la mondialisation capitaliste.
Dans la GR, É. Leymarie [8] nous invitait à débattre de l’idée de « démondialisation » à partir des ouvrages d’A. Montebourg et de J. Sapir. Les deux auteurs proposent principalement de contrer le dumping écologique ou social, et de relocaliser autant que possible les productions, via le retour de barrières douanières. Ils préconisent la mise en place d’une monnaie commune à côté des monnaies nationales, au lieu d’une monnaie unique, pensant limiter ainsi la spéculation. Ils considèrent également que la démocratie reste aujourd’hui mieux garantie dans l’État-nation qu’à une plus grande échelle. Pour un groupe d’Attac, emmené par J.-M. Harribey, ces propositions sont jugées peu crédibles, face à cette oligarchie qui a déjà déployé le néolibéralisme à l’échelle planétaire, et surtout sans l’ambition d’un projet altermondialiste. Point de vue que partage É. Leymarie.
En fait, cette controverse naissante pourrait avoir le mérite d’obliger à préciser les projets dans un vrai débat politique citoyen dont on peut attendre une synthèse de la part d’acteurs qui ne confondent pas une économie organisée en partie autour d’un marché régulé au service du bien commun, et le capitalisme en tant qu’organisation au service d’une classe sociale privilégiée. Alain Godard [9] semble adopter cette approche mesurée : « La mondialisation ne date pas de 20 ou 30 ans : elle est le résultat de l’évolution culturelle et technologique de l’humanité, qui a vu le stade de la cueillette évoluer vers le commerce local (marché), régional (foires), national puis international (expositions universelles). […] Les règles actuelles de la mondialisation sont le résultat de la primauté de la financiarisation[…] Finalement, […] Arnaud Montebourg propose tout simplement des règles permettant la mise en œuvre d’un libre-échange intra-communautaire raisonnablement protégé des agressions extérieures ». Ce à quoi rétorque un lecteur : « La question est donc celle de la taille de la zone protégée : la nation, un ensemble de nations... ». C’est bien là que nous devons discuter de la portée de la légitimité démocratique aujourd’hui. Même pas au niveau de la nation, nous montre Éloi Leymarie [10] dans un autre article de la GR, où il dénonce la mise en place de gouvernements de technocrates financiers imposés à la Grèce et à l’Italie par la Commission européenne, la BCE, le FMI et... Goldman Sachs [11], pour contraindre ces pays à réduire leur dette publique, que les banques ont elles-mêmes creusée ! Après avoir rappelé ce qu’il est advenu du rejet en France en 2005 du projet de constitution européenne. On ne peut donc dissocier la réflexion sur la gouvernance économique de celle sur la manière d’imposer la légitimité démocratique et donc les règles, ce qu’oublie de souligner Alain Godard.
« Les Etats ont abandonné leur souveraineté aux marchés qui ont désormais le pouvoir de renverser des gouvernements démocratiques ». Alberto Garzon. |
J.-M. Harribey [12] apporte davantage d’éléments au débat. À F. Lordon, autre défenseur de l’idée de « démondialisation », qui affirme « Quoi qu’on en pense, la solution de la reconstitution nationale de souveraineté impose son évidence parce qu’elle a sur toutes les autres l’immense mérite pratique « d’être là », immédiatement disponible —moyennant évidemment les transformations structurelles qui la rendent économiquement viable : protectionnisme sélectif, contrôle des capitaux, arraisonnement politique des banques », il fait observer que « l’extrême difficulté que les peuples ont à surmonter aujourd’hui est précisément de reconstruire totalement leur souveraineté ». Pour J.-M. Haribey, la mondialisation est d’abord celle du capital avant d’être la libéralisation des marchés (le plus grand nombre de marchés possible, sur une échelle internationale la plus large possible) et il précise, pour tenter d’aller aux fondements de son analyse, en faisant entrer la dimension écologique de la crise mondiale : « la cause profonde de la crise écologique n’est pas l’absence de prix du marché pour l’environnement, comme le stipule la version orthodoxe libérale. Elle réside dans la dynamique intrinsèque de l’accumulation [du capital] dont l’extension à une échelle toujours plus grande se heurte aux limites de la planète. […] [Une] accumulation du capital indissociable de la violence de classe de ceux qui possèdent ce capital ». J.-M. Harribey définit la seconde vague de mondialisation, celle que nous connaissons depuis la fin du XXème siècle, comme « le résultat des grandes manœuvres de la bourgeoisie financière et de ses bras armés politiques pour restaurer une rentabilité du capital en chute libre à la fin des années 1960 […] dans les pays capitalistes développés. Cette restauration […] prit les voies de la circulation sans entrave des capitaux, de la rupture de l’évolution parallèle de la productivité et des salaires et de la marchandisation accélérée de pans entiers des sociétés ».
Une stratégie de déconstruction de la mondialisation capitaliste ne se limite donc pas à des mesures protectionnistes, dont la nécessité est reconnue par les uns et les autres, mais repose davantage sur « la manière d’ouvrir une brèche dans la muraille néolibérale », et n’est donc pas en contradiction avec cette autre approche générale de J.Nikonoff [13] : « La “démondialisation” […] c’est l’ensemble des initiatives, des luttes sociales, des processus électoraux qui visent à s’émanciper de l’ordre mondial néolibéral ».
L’expert et le citoyen
L’économiste et le scientifique sont peut-être aujourd’hui ces experts dont à la fois on se défie dans notre vie quotidienne et on attend des solutions pour sécuriser notre devenir. L’un et l’autre sont alors plus ou moins instrumentalisés par le pouvoir politique. Certains (plutôt chez les économistes), qui se croient détenteurs de lois universelles, plastronnent dans les médias ; d’autres (plutôt chez les scientifiques) s’enferment dans leur spécialité et ignorent toute interaction avec la société ; d’autres enfin, que l’on espère de plus en plus nombreux, ne se reconnaissent aucune légitimité dans les grands choix de société et en appellent au débat avec les citoyens, c’est-à-dire à la démocratie.
Ce devrait être le rôle noble des médias que de contribuer à l’information consistante et à la formation des citoyens sur les sujets difficiles. Malheureusement, on sait que la plupart des grands moyens de communication sont d’abord les relais de l’oligarchie et cultivent plutôt une pensée unique et consumériste, que des esprits critiques, éclairés et constructifs. C’est donc en fait à des “experts citoyens” que l’on doit cette ouverture et cette alerte à la démocratie en danger.
Ainsi peut-on lire, en introduction du Manifeste d’économistes atterrés [14] : « Les économistes doivent assumer leurs responsabilités vis à vis de la société. La plupart des “experts” qui interviennent dans le débat public le font pour justifier l’actuelle soumission des politiques économiques aux exigences des marchés financiers. Car les hypothèses majeures qui sous-tendent ces politiques sont celles de l’efficience des marchés financiers et du poids excessif de l’Etat. Cette double hypothèse s’est définitivement effondrée avec la crise bancaire et financière.[…] Si la science économique commence à remettre en questions ses hypothèses et ses méthodes, elle doit aussi se rappeler qu’il appartient aux citoyens, pas aux experts, de déterminer ensemble par la délibération démocratique les objectifs de l’activité économique, les critères de son efficacité et les moyens de s’en approcher ».
De même chez les scientifiques, on trouve en présentation d’un ouvrage de la Fondation sciences citoyennes [15] : « L’humanité intervient désormais de façon majeure sur sa nature propre, sur son évolution et sur l’ensemble de la biosphère. Cette situation interroge la recherche scientifique et technique. Pour autant, les acteurs de la techno science n’ont aucune légitimité à définir seuls les programmes. […] C’est pourquoi les orientations scientifiques comme les développements technologiques ne peuvent plus être laissés entre les mains de quelques spécialistes, ni pilotés par les seuls désirs de profit ou de puissance. […] L’heure est à une mobilisation des consciences et un dialogue renouvelé entre scientifiques et citoyens ».
Et lorsque J. Gadrey [16] plaide pour « l’économie comme “science citoyenne” », précisant qu’« il s’agit d’ouverture et de pluralisme. Ouverture [pour l’économie] sur les savoirs d’autres disciplines et sur leur croisement. Ouverture [pour la science citoyenne] sur la cité, sur les savoirs qui y naissent, sur le dialogue avec la “société civile” », il rencontre, bien sûr, l’approbation lucide de J. Testart : « Certainement, dans ce domaine [l’économie] comme dans la techno science, on devrait retrouver les conflits d’intérêts, les fraudes aux résultats, la manipulation de l’expertise, l’étouffement des lanceurs d’alerte... Et, comme dans beaucoup d’innovations, le potentiel catastrophique de pratiques imposées. Mettre la science économique en démocratie est une belle idée à laquelle souscrit la Fondation sciences citoyennes ». Mais, sans doute davantage que les sciences dures, l’économie est aujourd’hui « un instrument d’impérialisme politique », dans les mains néolibérales.
Reste la question difficile de la nécessaire compétence des citoyens. J. Gadrey reprochait déjà [17] à “La démocratie écologique” de D. Bourg [18] : « une partie de ces thèses où est affirmée une sorte d’impuissance des citoyens à prendre en charge les grands enjeux écologiques à long terme, enjeux qui ne pourraient être défendus que par l’alliance des scientifiques et d’ONG environnementales ». Il y revient maintenant [16] en affirmant que « L’expertise des “non experts” peut venir enrichir celle des experts de profession et modifier non seulement leur vision du monde mais aussi les concepts et méthodes qu’ils privilégient, leur définition de l’économie comme discipline et de ses objectifs ». Dans le concept de “sciences citoyennes”, « il ne s’agit pas seulement de “mettre la science au service de la société” […], il s’agit de réinstaller la société au cœur de l’activité scientifique, non pas pour que les “profanes” fassent le travail des chercheurs, mais en vue d’un dialogue permanent, incluant des controverses sur les orientations, les thèmes prioritaires, les conditions d’avancement, les résultats, leur diffusion et leur usage ».
Alors, comment faire ?
L’Histoire est aussi celle de la lutte des peuples pour se libérer de leur aliénation et aller vers plus de démocratie, dont les fondements sont toujours à redéfinir. Avec des avancées et des reculs. Ces temps-ci, en Europe, la démocratie fait le gros dos. Pourtant, les citations précédentes, parmi beaucoup d’autres, montrent que des résistances existent. L’évidence, c’est que la forme représentative, même si elle reste précieuse car chèrement acquise, ne suffit plus, d’autant moins qu’elle est manipulée, sinon bafouée. Le citoyen n’est plus seulement celui qui glisse son bulletin dans l’urne, il doit aussi pouvoir contribuer à la construction des idées, des choix de société et des rapports de force.
Un exemple étonnant de la conjugaison d’avis d’experts et d’opinions citoyennes nous est donné par B. Latour dans un récent numéro de La Recherche [19]. Pour aider les citoyens à se forger une opinion face aux controverses scientifiques et techniques, le philosophe travaille depuis une quinzaine d’années avec des élèves de l’École des mines de Paris, au moyen d’outils numériques, à l’établissement de cartes sur lesquelles sont positionnés les avis des uns et des autres, acteurs d’une controverse, en identifiant leurs compétences propres, leur position dans la société, leur communauté de pensée, leur histoire, leurs arguments, leur vulnérabilité potentielle aux pressions diverses..., bref un ensemble complexe de données d’où doit émerger une représentation des degrés de confiance que l’on peut accorder aux différents points de vue. « Il s’agit donc de remplacer la certitude par de la confiance envers la communauté scientifique ».
La Fondation sciences citoyennes travaille, de son côté, sur un projet de loi visant à la mise en place de conventions de citoyens, ouvrant les conditions qui permettent à ces derniers d’exercer un jugement éclairé sur des sujets scientifiques et techniques qui ne sont pas, a priori, de leur compétence professionnelle.
Dans le domaine de l’environnement, rappelons notre proposition [20] dans la GR d’inscrire dans un projet politique la mise en place d’une structure chargée d’étudier et de suivre en permanence les équilibres de notre biosphère, afin d’observer et de contribuer à la régulation des activités humaines, d’abord au plan local. S’inspirant de l’organisation du GIEC, elle serait dotée de la dimension démocratique qui fait défaut à l’organisme international, en assurant un échange permanent avec les citoyens et une mission de formation, irrigant les régions via les universités, en même temps qu’elle ferait vivre le débat en ligne.
Patrick Viveret [21] , lui, ne désespère pas de la démocratie dans un espace plus grand : « L’émergence d’un mouvement des droits civiques mondiaux, avec le printemps arabe, le printemps espagnol et le mouvement Occupy, dont l’alter mondialisme avait posé les prémices, est le socle d’une citoyenneté terrienne et à terme, d’une gouvernance démocratique mondiale ».
Enfin, comment ne pas rappeler ici que la mise en œuvre progressive d’une économie distributive serait le meilleur témoignage d’une démocratie qui avance. Nous avons précédemment contribué à en éclairer la portée [22] et suggéré un scénario [23].
Gageons néanmoins que le chemin sera encore long, avec de nombreuses luttes et beaucoup d’imagination.
[1] A. Huxley, Le meilleur des mondes, 1932.
[2] G. Orwell, 1984, 1949.
[3] B. Constant, De la liberté des anciens comparée à celle des modernes, discours à l’Athénée royal de Paris, 1819.
[4] G. Evrard, Changement climatique : de la controverse au débat démocratique, GR 1118 et GR 1119 .
[5] P. Acot, Climat, un débat dévoyé ?, éd. A.Colin, 2010. Postface de P. Lévy. (P. Acot est philosophe et se consacre à l’histoire de l’écologie scientifique et des sciences environnementales (CNRS). P. Lévy est journaliste).
[6] Du philosophe Y. Quiniou, Imposture du capitalisme moral, Le Monde diplomatique, juillet 2010.
[*] Le groupe de Bilderberg est un rassemblement annuel et informel d’environ 130 membres, essentiellement américains et européens, et dont la plupart sont des personnalités de la diplomatie, des affaires, de la politique et des médias. Des représentants de l’oligarchie : http://www.syti.net/Organisations/Bilderberg.html
[7] L’observatoire de l’Europe, Le globalisme programmé dès les années 50, 19/04/2006.
[8] É. Leymarie, La démondialisation en question, GR 1122, pp.6-7.
[9] A. Godard (agronome) : La démondialisation et ses excès, Blog Archive, Alternatives économiques, 14/06/2011.
[10] É. Leymarie, Les marchés réussissent leurs coups d’état, GR 1126, pp.4-6.
[11] D. Naulin, Crise financière : faut-il craindre un putsch de Goldman Sachs sur l’Europe ?, cdurable.info, 17/11/2011.
[12] J.-M. Harribey, (université Bordeaux IV, conseiller scientifique d’Attac) La démondialisation heureuse ? Eléments de débats et de réponse à Frédéric Lordon et à quelques collègues, Blog Archive, Alternatives Économiques, 16/06/2011.
[13] Table ronde de la Fête de l’Humanité, Mondialiser autrement ou démondialiser ? avec A. Chassaigne, J.-M. Harribey, A. Montebourg, N. Mansouri-Guilani (économiste et syndicaliste), J. Nikonoff, L’Humanité des débats, 28-29-30 octobre 2011, pp.9-11.
[14] Manifeste d’économistes atterrés, éd.LLL, 2010.
[15] J. Testart, A. Sinaï et C. Bourgain, Labo planète - Ou comment 2030 se prépare sans les citoyens, éd. Mille et une nuits - éd. Fayard, 2010. (J.Testart est biologiste, Directeur de recherche honoraire à l’INSERM, et président de la Fondation sciences citoyennes).
[16] J. Gadrey, Occupy economics ! L’économie comme science citoyenne ! Blog Archives, Alternatives Économiques, 21/11/2011. (J. Gadrey est professeur émérite d’économie à l’université de Lille 1).
[17] J. Gadrey, La “démocratie écologique” de Dominique Bourg n’est pas la solution, Blog Archive, Alternatives Economiques, 18/01/2011.
[18] D. Bourg et K. Whiteside, Pour une démocratie écologique, La vie des idées, 01/09/2009.
D. Bourg et K. Whiteside, Vers une démocratie écologique - Le citoyen, le savant et le politique, éd. Seuil, La République des idées, octobre 2010.
D. Bourg, Pour une 6ème République écologique, éd. Odile Jacob, 2011.
Voir aussi GR 1106, G. Evrard, L’écologie, nouveau fondement de la démocratie ?
[19] B. Latour, Nous construisons des outils pour évaluer les controverses, La Recherche, n°456. Interview par N. Chevassus-au-Louis. B. Latour, voir encadré p.5.
[20] G. Evrard, Des sciences citoyennes pour un projet politique, GR 1122, pp.13-14.
[21] P. Viveret, texte communiqué par l’auteur, suite à une intervention sur France Inter, Le grand forum de la République des idées, d’A. Bensaïd, Grenoble, le 12 novembre 2011.
[22] G. Evrard, L’économie distributive au cœur des réponses à la crise, GR 1095, pp.3-6.
[23] G. Evrard, Économie distributive et marché, GR 1113, pp.12-15.