L’affairisme
par
Publication : avril 1989
Mise en ligne : 15 mai 2009
Après les milliers d’articles de journaux et les centaines d’heures de radio ou de télévision consacrés aux "affaires", il peut paraitre assez présomptueux de notre part d’ajouter cette chronique au flot qui se déverse. D’autant plus que les choses sont loin d’être terminées au moment où nous écrivons. Pourtant nous essaierons ici de mettre l’accent sur des idées qui ont été peu développées ou qui ont pu échapper, au milieu de cette surabondance qui confine à la désinformation.
Définitions
Il nous semble de bonne méthode de commencer
en rappelant quelques définitions du Larousse :
"...Affaire ; Tout ce qui est l’objet d’une occupation, qui
concerne quelqu’un, qui lui convient ou lui cause des difficultés ;
affaire importante, affaire d’argent. Entreprise commerciale ou industrielle :
lancer, gérer une affaire.
Pluriel : activité commerciale, industrielle, financière ;
être dans les affaires... homme, femme d’affaires.
Affairisme : tendance à tout subordonner aux affaires d’argent.
Affairiste : homme ou femme d’affaires peu scrupuleux.."
Notons seulement pour l’instant qu’en bon français, affaire désigne des activités, honorables ou non, et que ses dérivés tendent vers le péjoratif.
"..Initiation ; action de donner à
quelqu’un la connaissance de certaines choses qu’il ignorait. Dans les
sociétés non industrielles, ensemble de rites, de sélection
ou de recrutement de privilégiés en vue de les introduire
dans un groupe fermé comme une classe d’âge, une catégorie
sociale, etc... aujourd’hui ensemble de cérémonies introduisant
une personne dans des sociétés secrètes.
Initié : qui a reçu une initiation, instruit d’un
secret, d’un art..." Ainsi serait coupable de délit d’initié
celui qui aurait reçu une formation et serait détenteur
d’un secret qu’il utiliserait mal. Ce délinquant se servirait
donc par exemple d’informations non publiques pour acheter ou vendre
des valeurs boursières.
C’est à peu près la définition de la loi française.
Par contre, aux EtatsUnis, on semble privilégier la manière
délictueuse dont la nouvelle aurait été obtenue,
plutôt que son utilisation. C’est qu’en effet, le fonctionnement
même du marché suppose qu’il existe des opérateurs
mieux informés ou plus intelligents (?) ou plus intuitifs que
d’autres pour acheter à temps, c’est-à-dire au plus bas
et revendre au plus haut.
L’on voit bien déjà la menace se préciser : ce jeu
ne serait-il pas intrinsèquement pervers donc néfaste
et même parfois criminel, par nature ? Car enfin, dans la position
américaine, il y a une faille : et si les informations dont il
s’agit n’avaient été ni volées, ni extorquées ?
Où sont les affaires et les affairistes ?
Internationalisme
Les Français seraient-ils plus malhonnêtes
que d’autres ? Leurs institutions seraient-elles des passoires dont se
joueraient les délinquants en col blanc ? C’est ce qu’une certaine
politique voudrait accréditer. Pour de bonnes raisons. D’abord
beaucoup d’ultra libéraux, des deux côtés de la
Manche ou de l’ Océan qui n’ont jamais admis qu’un parti dit
socialiste, même mou, parvienne au pouvoir, aimeraient bien le
discréditer. Dans son éditorial des 20-21 janvier, le
"Wall Street Journal" s’inquiète que les "jeunes
radicaux de la SEC aiguillonnés par des hommes clés du
Congrès qui courent à travers le monde tout en déstabilisant
des gouvernements amis" aient mis en péril les relations
franco-américaines. L’on peut donc se demander si le coup ne
vient pas principalement des EtatsUnis. En ce cas, il aurait manqué
son objectif, car l’opinion publique ne semble pas faire porter sa désapprobation
sur un parti plutôt que sur un autre. D’autres, surtout en France,
essaient de nous faire croire que l’économie mixte, en fait pas
entièrement capitaliste, serait en cause. Personne n’en croit
rien. La seule différence entre la privatisation et le délit
d’initié qui atteint des personnes proches du P.S. est que dans
le premier cas, le cadeau est direct.
Il faut aussi regarder ailleurs : au Japon, Recuit-Cosmos qui a entrainé
la démission du Ministre des finances, M. Miyazawa et a éclaboussé
toute la classe politique ; en Suisse, Shakarchi qui a provoqué
la démission du Ministre fédéral de la Justice,
Mme Kopp ; en Grèce, affaire Koskotas ; aux Etats-Unis mêmes
où les affaires se sont multipliées ces dernières
années : Boesky, Levine, Siegel, Wigton et où elles ont
mis en cause non seulement ces financiers, idoles de Wall Street, mais
aussi leurs firmes de courtage ellesmêmes : Drexel Burnham Lambert
et Kidder Peabody auparavant au-dessus de tout soupçon. Le mal
est donc profond et, comme le chômage, il atteint tous les pays
capitalistes. "lis ne mouraient pas tous mais tous étaient
frappés "(La Fontaine). Ceux qui essaient de démolir
le socialisme à travers certains hommes qui ont pu faillir, feraient
bien de se méfier. Et si l’opinion découvrait que c’est
aussi le système qui est en cause et se convainquait qu’il faut
en changer ?
Les fausses solutions
La sortie du système des prix-salaires-profits
étant impensable pour certains horrifiés par une telle
perspective qui leur est proprement inimaginable, il faut bien rechercher
des solutions boiteuses ou seulement retardatrices. ".. L’argent
avant même d’être corrupteur est l’instrument indispensable
de toute économie d’échange, c’est-à-dire de toute
économie capitaliste et progressive,.." écrit Paul
Fabra Sauf sur le dernier adjectif, nous sommes bien d’accord.
Le Président de la République trouve les mêmes accents
pour qualifier l’argent de poche, suspect, baladeur, corrupteur, spéculatif
. Il feint de nous faire croire à une découverte et essaie
de nous assurer qu’il n’est pas responsable des agissements de ses amis.
C’est vrai, mais ces derniers auraient-ils été impliqués
dans les affaires s’ils n’étaient connus comme des proches ? Les
relations ont toujours été à l’origine des bénéfices
en Bourse. Elles ne sont ni plus ni moins coupables venant de la droite
ou de la gauche. Le Président et les responsables du P.S. en
abandonnant leur promesse de rupture avec le capitalisme ont choisi
les turpitudes qui les assaillent maintenant.
La plupart des pays européens se sont dotés d’agences
gouvernementales ou bancaires en vue de contrôler les marchés.
Aux Etats-Unis, la Securities Exchange Commission (SEC) est un organisme
indépendant qui rend compte au Congrès. Le pouvoir de
sanction de ces institutions est faible et en général
les dossiers les plus brûlants sont mis dans les mains des autorités
de justice qui sont peu formées sur ces questions . Sur douze
affaires, dont six délits d’initiés, transmises au Parquet
par la Commission des Opérations de Bourse (COB) entre novembre
1983 et janvier 1988, deux ont été classées sans
suite et pour les autres, des enquêtes préliminaires ou
informations sont en cours . "..Personne, jusqu’à ce jour,
n’a été condamné devant une juridiction américaine
pour le seul délit d’initié proprement dit..". Les
preuves de délit s’évanouissent d’ailleurs dans les paradis
financiers lointains comme les îles Caïmans et Anguilla ou
proches comme le Luxembourg, le Lichtenstein et la Suisse.
Pierre Bérégovoy envisage d’accroitre les pouvoirs de
la COB en lui donnant notamment la possibilité d’ester en justice
directement. Mais le délit d’initié, punissable selon
une loi de décembre 1970, modifiée le 22 décembre
1988, n’entraine qu’une amende de 6.000 F. à 5 MF ou une peine
de prison de deux mois à deux ans. Encore que les sanctions maximales
n’aient, à notre connaissance , jamais été infligées,
elles sont trop faibles pour être dissuasives en face des possibilités
de gain. En fait , les opérations d’initiés sont commises
de manière permanente et ceux qui les commettent échappent
en général aux sanctions. Aggraver celles-ci n’y changerait
rien.
Admettre ce que l’on ne peut empêcher
La question reste lancinante : est-ce que le mécanisme boursier
lui-même ne suppose pas des opérateurs plus ou moins bien
informés ? On peut en effet se demander si, dans ces conditions,
l’information privilégiée est bien un délit. Dans
un système ultra libéral, ce crime n’en serait plus un
et, au contraire, il pourrait être toléré, admis
et même encouragé. Ainsi, le nombre des OPA étant
appelé à augmenter en même temps que la restructuration
de l’industrie européenne, celles-ci pourraient continuer à
doper les valeurs mobilières. François Mitterand met "en
garde les Français contre la manie des OPA, le gangstérisme
et la loi du plus fort’ : On voit là réapparaitre le nationalisme
et le protectionnisme qui touchent tous les pays lorsque les entreprises
importantes sont menacées par des capitaux dits étrangers.
Même la Belgique et surtout la Grande-Bretagne soi-disant libérales,
réagissent ainsi. Si les opérations d’initiés étaient
peu ou pas réglementées, le marché serait plus
efficace et plus juste puisque les cours reflèteraient toutes
les informations publiques ou confidentielles, explique un professeur
d’économie. Certains pensent que ce serait aux sociétés
elles-mêmes de fixer le règle du jeu. Elles pourraient
même communiquer à leurs employés des éléments
plus ou moins secrets et leur permettre d’en profiter. Mais d’autres
affirment que cela réduirait la rentabilité exigée
par les actionnaires..
En fait, que ce soit pour les opérateurs ou pour ceux qui sont
ou seraient censés les surveiller, l’idéal serait la constitution
d’un logiciel informatique permettant de suivre "en temps réel"
toutes les données sur l’évolution des marchés.
Ce système est en cours de constitution à Wall Street.
Attention alors, n’a-t-on pas déjà accusé les ordinateurs
d’avoir contribué à amplifier le krach d’octobre 1987 ?
Financement de la politique
Toutes les manoeuvres plus ou moins frauduleuses n’ont
pas principalement pour objet, au moins en France, l’enrichissement
personnel des individus. Nous ne le répéterons jamais
assez, le financement des partis reste caché. Tous les grands
scandales, depuis le trafic des piastres jusqu’à l’affaire Luchaire,
de la mort de Boulin à celle de Fontanet, des diamants aux avions
renifleurs, pour ne parler que de l’après-guerre, sont liés
au coût de plus en plus élevé des partis. Au cours
de la dernière campagne présidentielle, il a été
dépensé plusieurs dizaines de milliards de francs. Où
ont-ils été pris ? Sans parler des élections législatives,
cantonales et municipales. Le fonctionnement normal des partis :
paie des permanents, organisation des congrès, des grandes réunions
publiques, administration, courrier, déplacements, etc.. coûte
très cher. Mais ce qui dépasse tout et pourrit tout, c’est
la publicité : affiches, émissions payées, tracts,
journaux de toutes sortes, sont ruineux. L’argent de la politique comme
celui de la télévision, se retrouve en grande partie dans
la poche des publicitaires et à l’actif des agences de publicité.
Voilà les vrais corrupteurs. La dernière loi sur le financement
des partis ne couvre que les législative et présidentielle.
Elle assure la transparence de certaines dépenses mais ne fixe
pas de plafond ! Quant aux dépenses des municipales, il faut bien
les payer par des fausses factures, voir celles du sud-est, ou les 5%
que les adjudicataires des travaux versent couramment aux édiles
de tous les partis comme dans une vulgaire contrée du tiers-monde.
Ces besoins d’argent obligent les hommes politiques à adopter
les méthodes et à fréquenter les spécialistes :
pas ceux du centre, mais ceux du milieu.
Bien entendu, une monnaie qui s’éteindrait au premier achat ne
pourrait être salie. En attendant, François Mitterand et
Pierre Bérégovoy s’échinent à sauver le
"capitalisme populaire" cher à Edouard Balladur et
à Guy Sorman. Nous commencerions à y croire si les vrais
délinquants étaient condamnés, en admettant qu’ils
soient découverts, à des peines aussi sévères
que celles infligées aux cambrioleurs de haut vol. En tenant
compte que ces derniers gagnent peut-être autant, mais risquent
souvent leur vie. Et maintenant, répétons avec Victor
Hugo, dans Ruy Blas :
"..Bon appétit, Messieurs ! ô ministres intègres
Conseillers vertueux ! Voilà votre façon
De servir, serviteurs qui pillez la maison.."
Il faut moraliser la Bourse, parait-il, celà ne vous rappelle-t-il
pas ceux qui prétendaient et prétendent encore moraliser
la guerre ?