L’état minimum*. Débrouillez-vous !
par
Publication : mars 1986
Mise en ligne : 22 juin 2009
Irrémédiablement marqué par l’école
d’Heyeck, Friedmann et consorts, lors de son stage à l’Université
de Stanford, Sorman vit un rêve éveillé, inconscient
des réalités, d’un quotidien dont il s’est isolé.
Lorsqu’il risque un oeil hors du bocal de sa théologie, c’est
en position du « cochon pendu ». Il voit toutes choses à
l’envers, prend l’effet pour la cause, accumulant les contre-vérités,
retournant l’échiquier, attribuant la victoire au vaincu, affichant
des certitudes articulées sur de faux postulats. D’où
un méli-mélo amalgamant les vieux clichés, les
redondances des propagandes reaganiennes et leur reniement, les lieux
communs repris des pires politiciens.
Le chômage devient la cause de la crise. Sorman voit des chômeurs
paresseux, timorés, lovés dans leurs indemnités.
Il les presse d’ouvrir des bars, des restaurants, de faire preuve d’initiative
en s’activant dans mille petits métiers que chacun peut exercer
à peu de frais dans la rue, sur les trottoirs. Vive les T.U.C.
à formule élargie, pactole pour les entreprises toujours
à la recherche d’une main-d’oeuvre au moindre coût, première
avancée vers la flexibilité des salaires et de l’emploi.
Comment survit un foyer à salaire unique, sous-rémunéré,
endetté, ployant sous une multitude de charges, en butte aux
imprévus, à mille aléas ?
Sorman plane au dessus de ces contingences. Illuminé par sa foi,
il poursuit sa marche à l’étoile, piétinant les
réalités, chevauchant l’utopie, interprétant l’histoire
pour en évacuer ce qui dérange sa démonstration.
Soucieux de compenser la perte de revenu associée à la
flexibilité des salaires, il préconise l’actionnariat
populaire, la participation ouvrière aux bénéfices
de l’entreprise, enfourchant cette vieille haridelle promenée
depuis 40 années sur les tréteaux électoraux. Une
abondante littérature en a fait pourtant le procès. Aux
néo-libéraux de s’y référer.
L’indéniable croissance économique en Union Soviétique,
les gigantesques réalisations accomplies sous l’égide
de l’Etat sont un pavé de taille dans la volière des néo-libéraux.
Quoi, d’autre part, de plus amoral que le système du profit quand
il prolifère à travers la fraude et les frustrations d’autrui,
dans les guerres, sur leurs charognes, ou encore grâce au jeu,
aux malversations, aux trafics, à l’exploitation du malheur,
du vice, aux spéculations monétaires. Pas de profits sans
débouchés. Les Etats Unis en sont à ne plus compter
que sur la guerre des étoiles pour soutenir leur croissance,
pour éviter le naufrage de leur économie ultra-libérale
encombrée de surplus.
Sorman ne paraît guère avoir discerné l’importance
d’un phénomène révélé lors de la
grande crise de 1929 la submersion durable des marchés par une
production d’ampleur de moins en moins maitrisable sous l’effet des
progrès technologiques. Sa référence à J.B.
Say en témoigne et l’enseignement qu’il en a retenu, tombé
en désuétude, ne lui offre aucune clé pour expliquer
l’inexplicable : la pauvreté, l’austérité dans
l’abondance, l’origine et la genèse des crises dans les nations
ayant atteint un certain seuil d’industrialisation.
Les crues de production, devenues quasi permanentes dans nombre de secteurs
industriels et agricoles, engendrent une série de conséquences
sur les prix et sur les profits, sur l’investissement, sur la fiscalité
aggravée de subventions aux exportations, sur le coût des
gaspillages, des stockages, des destructions, des armements et des guerres
indispensables à la création de débouchés.
Là où il a été pratiqué, le libéralisme
a sans doute enrichi considérablement un lot de familles, d’individus
qui, pour cette_ raison, usent de mille roueries pour le faire accepter,
fut-ce comme le moindre mal, par ses propres victimes dûment endoctrinées,
soumises au matraquage d’une propagande désinformatrice. Dans
le même temps, il a endetté l’Etat, rendu les monnaies
folles, déchaîné la spéculation, creusé
les injustices, engendré le chômage, multiplié les
faillites, plongé les populations dans de noires détresses,
substitué à la solidarité nationale, une lutte
féroce pour accéder au revenu, au profit. Faim et misère
se sont répandues dans une grande partie du monde, en dépit
d’approvisionnements pléthoriques que les exigences du profit
conduisent à stériliser, à détruire.
Pour Sorman, le rôle de l’Etat doit se borner à préserver
l’ordre social, à « donner aux Français la sécurité
de leur épargne, de leur revenu, de leur patrimoine »,
ce qui sous-entend qu’il s’agit avant tout de neutraliser les entreprises
subversives de ceux-là qui n’ont ni épargne, ni revenu,
ni patrimoine. D’où la nécessité d’établir
certaines limites à la démocratie, ce qui était
déjà l’un des voeux de cette Commission Trilatérale
où Sorman dispose sans doute d’ardents supporters.
Mais quelle sécurité pour les biens exposés à
la convoitise des chômeurs, des marginaux ? « Débrouillez-vous
», dit Sorman à ces derniers : d’aucuns le font déjà
en fracassant les vitrines. Escrocs, voleurs à la tire, cambrioleurs
tentent pareillement de se « débrouiller ». Bonnes
gens, calfeutrez-vous, blindez vos portes, grillagez vos ouvertures,
équipez-vous d’alarmes, le libéralisme vous agresse. Il
prépare ses longs couteaux. Il vous menace dans ce à quoi
vous tenez le plus : votre sécurité, votre liberté.
Le livre de Sorman, ardent plaidoyer pour une économie, de profits
libérée d’un maximum de contraintes fiscales et sociales,
devrait recueillir les faveurs des dirigeants des grandes entreprises
peu concurrencées, intéressées par l’abaissement
des coûts et par la liberté des prix. Il choquera par ses
outrances les salariés victimes du libre marché, de la
libre concurrence, peu séduits par la théorie participative,
miroir aux alouettes, et auxquels la flexibilité de l’emploi
ne dit rien que vaille. Il irritera surtout la masse des consommateurs
qui en ont plus qu’assez de se faire rouler dans la farine, de se voir,
jour après jour, dépouillés de leurs quatre sous.
(*) Albin Michel, éditeur.