Le grand fléau
par
Publication : février 1981
Mise en ligne : 15 octobre 2008
BIEN que n’ayant guère le temps de regarder la télévision,
j’ai tenu, il y a quelques mois à ne pas manquer une émission
qui annonçait une vedette bien connue de nos lecteurs : Alfred
Sauvy, parlant de son dernier livre « La machine et le chômage
».
Une telle autorité a pu ainsi diffuser sur l’antenne sa théorie
rassurante « du déversement ». Théorie très
simple : toutes les fois qu’une entreprise, en se modernisant, augmente
sa productivité en licenciant du personnel, quelqu’un réalise
un profit. Comme ce profit est forcément réutilisé,
Sauvy analyse dans son livre tous les cas possibles de son reversement
: du patron qui, empochant tout, va embaucher un domestique supplémentaire,
à l’ouvrier promu à un niveau plus qualifié qui
voit grossir son salaire et donc va contribuer à augmenter le
nombre des emplois dans l’agriculture en ajoutant du beurre dans ses
épinards. (Pardon, l’expression n’est pas de Sauvy). Et la conclusion
est que dans tous les cas ce profit « crée des emplois
ailleurs » mais... « c’est l’affectation à une personne
titulaire d’un revenu élevé qui est la plus favorable
à l’emploi... il y a donc intérêt, du point de vue
de l’emploi, à pourvoir le riche, plutôt que le pauvre
».
Voilà comment un économiste, soucieux, comme dit encore
Sauvy, de « combattre le grand fléau contemporain, l’élimination
des hommes hors de l’économie nourricière », va
devoir « se placer dans l’optique de Martiens ou autres êtres
extérieurs qui, avec leurs instruments, verraient les divers
actes des hommes et leurs résultats physiques, sans pouvoir apprécier
les mobiles qui les poussent à agir comme ils le font »."
Après quoi il déplore le rôle défavorable
de l’allocation chômage !
Rien d’étonnant, avec des raisonnements pareils, à ce
que sévisse « la loi du plus gros »* économistes
et plein emploi obligent !
*
Pourtant, ce sacrifice des « canards boiteux », contrairement à ce qu’affirme Sauvy, n’est pas la panacée ; d’après un autre économiste, Pascal Salin, qui affirme au contraire que « si l’on considère non pas les évolutions conjoncturelles du court terme, mais les tendances couvrant plusieurs années » on constate « que le taux de chômage dans les pays industriels est d’autant plus élevé que le pays considéré est plus riche ». Alors, Messieurs les économistes, que valent vos méticuleuses analyses ?
*
La vérité, la voici : le chômage a progressé
de 11,1 % en un an le nombre de « demandes d’emploi non satisfaites
» est passé à 1 632 000 en décembre, mois
au cours duquel 248 000 personnes se sont inscrites au chômage
(il y en avait 210 700 en décembre 1979). En un an, le nombre
de licenciements pour motif économique a augmenté de plus
de 59 %, passant de 28 100 en décembre 1979 à 44 800 en
décembre 1980. On observe en même temps une forte augmentation
des « fins de contrat à durée limitée ».
Et ces statistiques dissimulent la multiplication des emplois précaires.
Ajoutons à ces quelques chiffres, pour dépeindre la belle
situation où nous sommes, que nombreux sont les chômeurs
qui ont épuisé leurs droits à l’allocation chômage
(15 000 personnes selon la C.G.T. vont perdre prochainement toute ressource)
et que nombreux aussi sont les jeunes de moins de 20 ans qui non seulement
ne reçoivent pas d’indemnisation mais qui de plus perdent ainsi
le droit aux allocations familiales quand ils appartiennent à
une famille nombreuse.
Les prévisions de l’OCDE n’ajoutent aucune lueur d’espoir à
ce tableau : aux Etats-Unis le chômage exprimé en pourcentage
de la population active, doit passer de 6,1 en moyenne pour les années
1970-1980, à 8 en 1981, au Japon de 1,7 à 2, en République
Fédérale de 2,6 à 4, en GrandeBretagne de 4,6 à
10, en Italie de 6,4 à 8,3 et en France de 4 à 7,5.
*
Dans tout son livre, on sent que Sauvy n’a pas pris conscience de l’accélération
du progrès qui caractérise notre époque. Ayant
consacré beaucoup de temps à analyser les données
du siècle dernier, pour en tirer des conclusions périmées,
il n’a pas vu ce que le Père Noël nous apporte pour la décennie
à venir. Même si, lorsqu’on lui rappelle que l’imprimerie
a créé une foule d’emplois nouveaux, il a l’honnêteté
de répondre que cela ne prouve pas que ce sera pareil aujourd’hui.
Il y a pourtant quelque chose d’intéressant dans son livre. C’est
sa méthode de comptabilité établie en temps de
travail humain. Quand elle est utilisée pour en déduire
le taux de rémunération des travailleurs, en oubliant
tout le travail accompli par les machines pour pourvoir aux besoins
de consommation des hommes, cela ne mène pas à grand’chose.
Mais quand il s’agira, en économie distributive, d’en déduire
la durée de service social obligatoire pour réaliser toute
la production nécessaire, alors sa méthode pourra servir.
Ce jour-là on ne cherchera plus à lutter contre «
le grand fléau ». On saura mettre les machines au service
des hommes, en adaptant les lois économiques, comme l’a proposé
J. Duboin à qui Sauvy reproche d’avoir inspiré (en 1934)
« la confiance générale dans la réduction
à 40 heures de la semaine de travail » et d’avoir «
confirmé le mythe du robot ».
Ce mythe est aujourd’hui réalisé, Monsieur Sauvy !
* Voir « Grande Relève » n° 784.