Le revenu inconditionnel : un pas vers le socialisme ?

Actualité du revenu garanti
par  E.O. WRIGHT
Mise en ligne : 5 mars 2006

Nos fidèles lecteurs se souviennent que nous avons contribué, en 1986 à Louvain-la-Neuve, à fonder l’association BIEN, pour un revenu inconditionnel garanti. L’idée s’étant répandue, ce réseau est devenu mondial à Barcelone en 2004, sous le nom de Basic Income Earth Network.

En décembre 1999, c’est l’US-BIG, réseau informel pour promouvoir la discussion sur le “Basic Income Guarantee”, qui était créé aux États-Unis. Peut-être encore plus qu’ici, de telles propositions y vont évidemment contre vents et marées idéologiques dominants. L’une des interventions qui furent faites à son congrés de New-York, en mars 2005, apporte une réflexion et des arguments qui peuvent servir à ceux qui, en France, osent présenter nos propositions, ou seulement parler d’un revenu garanti “de gauche”. Il s’agit de celle de Erik Olin Wright, de l’Université du Wisconsin.

Pour en rapporter ci-dessous l’essentiel, nous en avons traduit de nombreux extraits :

Le titre du cinquième congrès de l’US-BIG se traduit par “Le droit à la sécurité économique”, et sa présentation débutait sans ambages par : « Plus de 35 millions d’Américains, dont 13 millions d’enfants, vivent dans la pauvreté. De nombreux adultes pauvres sont employés à plein temps ... et plusieurs dizaines de millions savent qu’ils courent le risque permanent, sans qu’aucune sécurité les en protège, de perdre brutalement leur revenu. On prétend souvent que la croissance économique va mettre fin à la pauvreté, mais c’est la pauvreté qui a augmenté dans les statistiques du boum économique des années 1990 et c’est elle qui fut la première à empirer sous la dynastie Bush. Il y a eu une saine croissance économique au cours des soixante années après que Roosevelt ait placé “la liberté par la demande” parmi les quatre critères qui caractérisent une société libre, mais depuis, il y a bien peu de sécurité économique aux États-Unis. Existe-t-il un droit moral à la sécurité économique ? Comment peut-on établir un droit légal à la sécurité économique ? Ce sont ces questions qui vont être discutées à ce congrès ».

La plupart des débats sur le revenu de base, estima E.O.Wright en commençant son intervention, posent deux types de problèmes : ses implications normatives dans diverses conceptions de justice sociale et des questions pragmatiques de ”durabilité”dans le système économique dominant (taux d’impositions, emploi, marchés, etc.). Ce sont des problèmes importants. On peut cependant les dépasser et se demander comment l’instauration d’un revenu de base peut contribuer à une profonde remise en cause socialiste du capitalisme.

E.O.Wright se montre alors sensible au fait que le mot socialisme peut paraître déplacé dans son pays, où ce concept n’attire ni les intellectuels ni les politiques, et où imaginer qu’il puisse exister une alternative au systéme capitaliste, que ce soit sous la forme d’économies alternatives, ou de projet politique, semble hors de portée, même par ceux qui partagent encore la critique socialiste traditionnelle du capitalisme.

Cependant, même en l’absence d’un modèle bien défini de structures socialistes, il ne lui paraît pas insensé d’imaginer comment défier le capitalisme. Nous pouvons essayer, dit-il, de définir un ensemble de principes socialistes et de nous en servir pour marquer les étapes du passage du capitalisme au socialisme, même si nous ne savons pas clairement où nous allons. Certes, cela comporte bien des risques, on peut rencontrer des abîmes infranchissables, des obstacles imprévus, qui obligent à modifier la trajectoire. Mais si nous voulons changer cette société dans laquelle nous vivons, il n’y a peut-être pas d’autre moyen que de se donner ainsi la direction où on veut aller, plutôt que se fixer d’avance le point d’arrivée. Cette façon de concevoir le socialisme rejette la conception dichotomique qui oppose capitalisme et socialisme.

Selon une vieille expression de “droite”, poursuit-il, les sociétés capitalistes contiennent dans leurs institutions divers “degrés de socialisme” ; et pour ceux qui sont attachés aux valeurs et aspirations émancipatrices socialistes, il vaut mieux vivre dans une société capitaliste comportant des dispositions socialistes plus ou moins étendues, que vivre dans une société capitaliste qui en est dépourvue. Il faut donc estimer l’étroitesse de la marge de manœuvre laissée par le capitalisme pour voir jusqu’à quel point on peut faire progresser les mesures sociales et se demander si, à un certain point, une rupture nette avec les institutions capitalistes sera nécessaire pour continuer à avancer. Et il pose la question : Est-ce qu’une longue succession d’avancées socialistes dans l’espace institutionnel concédé par le capitalisme, peut conduire à une métamorphose du capitalisme lui-même, ou bien est-ce qu’en définitive un tel processus se heurterait à des limites infranchissables ?

On ne peut pas répondre à ces questions, mais on peut faire la liste des avancées sociales qui peuvent conduire à un changement progressif du système actuel. Et pour suivre cette démarche de remise en cause du capitalisme, il faut chercher quels sont les “marqueurs” qui diront si nous allons dans le bon sens.

 Trois “marqueurs”

C’est dans cette optique que notre auteur se demande dans quelles conditions l’instauration d’un revenu de base peut y contribuer. Et il passe en revue trois des principes que met en jeu une “boussole” socialiste :

• Marqueur N°1 : le renforcement du pouvoir du travail par rapport à celui du capital.

C’est un des thèmes centraux de la pensée socialiste, notamment dans sa version marxiste pour laquelle la classe laborieuse est la classe dominante. Alors que dans le système capitaliste, c’est la classe capitaliste qui est dominante.

Donc les conquêtes sociales qui renforcent le pouvoir du monde du travail dans le capitalisme, peuvent être considérées comme allant dans le sens du socialisme, même si elles ne menacent pas immédiatement la suprématie du capital en tant que tel.

• Marqueur N°2 : la “démarchandisation” de la force de travail.

Une des caractéristiques du capitalisme est que les gens qui ne possèdent pas de moyens de production doivent, pour acquérir de quoi vivre, vendre leur force de travail à un employeur sur un “marché du travail”. C’est ce qu’on appelle quelquefois la marchandisation du travail (ou plus précisément de la force de travail), puisque la capacité de travail des gens est traitée comme une marchandise. De sorte que si, grâce à certaines mesures sociales, les travailleurs peuvent subvenir à leurs besoins en dehors de ce marché, leur force de travail se trouve “démarchandisée”.

La marchandisation est donc une variable, et on peut parler de degré de marchandisation et de démarchandisation de la force de travail.

Le socialisme étant défini comme une économie directement orientée vers la satisfaction des besoins, plutôt que vers la maximisation des profits, la démarchandisation de la force de travail peut être considérée comme un pas vers le socialisme.

• Marqueur N°3 : le renforcement du pouvoir de la société civile dans la détermination des priorités de l’activité économique. Estimant que ce troisième point est moins familier, et peut-être plus controversé, E.O.Wright ouvre une sorte de parenthèse et prend le temps de bien insister sur les termes qu’il emploie. Il montre qu’il est important de faire la différence entre étatisme et socialisme, les deux formes d’organisation non capitaliste de la société. Pour préciser que dans ce qu’il appelle l’étatisme, les pouvoirs de l’État jouent le rôle principal dans l’orientation du processus de production et dans l’affectation de la plus-value ; alors qu’au contraire, dans le socialisme, c’est ce que l’on peut appeler, au sens large, le “pouvoir social” qui joue ce rôle. Il ajoute que les exemples les plus clairs d’étatisme sont les systèmes bureaucratiques hautement centralisés mis en place par exemple en Union soviétique, c’est donc ce que nous désignons souvent par capitalisme d’État. Il insiste, et il faut faire comme lui, sur le fait que le concept de socialisme, moins bien défini que celui d’étatisme, est souvent utilisé, donc confondu à tort avec étatisme, ou capitalisme d’État.

Et il insiste, en précisant que le concept d’un socialisme enraciné dans le pouvoir social, (peut-être faut-il traduire par “civil” ou “citoyen” ?) fait intervenir deux notions fondamentales :

- La première est que c’est ce pouvoir social qui détermine l’utilisation de la plus-value. Ce qui signifie que les priorités d’investissement au niveau macro-économique sont établies, dans le socialisme, après d’intenses délibérations publiques dans le cadre d’une démocratie participative. Alors qu’elles le sont par un pouvoir économique privé dans l’économie de marché capitaliste, et par un ordre autoritaire et bureaucratique dans l’étatisme ou capitalisme d’État à la stalinienne.

- La seconde est que dans la société socialiste, au niveau micro-économique, les collectivités locales, les associations, etc,. s’engagent directement dans l’activité économique pour assurer la satisfaction des besoins. Ce ne sont ni les marchés ni des bureaucraties étatiques qui organisent la production orientée vers les besoins, mais une auto-organisation des acteurs de la collectivité. C’est ce qu’on appelle parfois, dit-il, “l’économie sociale”, celle qui inclut des services tels que la garde d’enfants, l’aide aux personnes âgées, les soins à domicile, les loisirs et une vaste gamme d’activités culturelles et artistiques. Il souligne que cette économie sociale est bâtie autour de la production publique de ces services par des associations ou des collectivités, et non pas par l’État ou par le marché. Le socialisme combine ainsi la délibération collective sur l’affectation des gros investissements et l’auto-gestion de l’activité économique.

Et il ferme la parenthèse pour conclure : oui, comme le renforcement du pouvoir du travail sur celui du capital, comme la “démarchandisation” de la force de travail, le renforcement pouvoir du social sur l’activité économique est une variable, et oui, on peut dire qu’on avance vers le socialisme quand ce pouvoir s’accroît.

 revenu de base et socialisme

Adoptant ces trois marqueurs du passage vers le socialisme, il s’agit de voir comment des propositions de réformes institutionnelles en régime capitaliste peuvent contribuer à renforcer l’un ou l’autre.

Qu’en est-il du revenu de base inconditionnel (RBI), sachant qu’évidemment, son efficacité dépend de son montant et de sa pérennité au point de vue économique ? Pour E.O.Wright, le RBI peut être regardé comme une réforme socialiste selon les trois critères à la fois, mais à deux conditions. La première est qu’il soit d’un montant suffisant pour permetre à chacun de vivre convenablement et non dans la précarité, donc assez élevé pour qu’on puisse se retirer du marché du travail si on le souhaite. La deuxième est que son montant ne soit démotivant ni pour les travailleurs ni pour les investisseurs, ce qui rendrait l’allocation insoutenable dans la durée.

Ces conditions étant supposées remplies, il confronte le RBI à ses trois marqueurs :

• Marqueur N°1. Un revenu de base généreux peut contribuer à long terme à renforcer le pouvoir du travail par rapport au capital pour trois raisons. D’abord, du fait que le nombre d’emplois devient, dans l’économie actuelle, de plus en plus restreint, un revenu de base confèrerait à l’individu-travailleur un plus grand pouvoir de négociation et la classe ouvrière dans son ensemble, une meilleure position pour négocier collectivement. De plus, le RBI permettrait un recours inconditionnel à la grève. Et même si à côté du RBI, il n’y avait pas de lois garantissant le fonctionnement des organisations syndicales, l’existence de ce revenu permettrait d’accroître la capacité des travailleurs à se battre syndicalement. On s’étonne donc qu’en de nombreux pays, des militants syndicaux se soient opposés à l’instauration d’un revenu de base, quelquefois avec les mêmes arguments qu’ils ont utilisés contre les prestations sociales : « c’est un dispositif qui oblige ceux qui travaillent dur à entretenir des fainéants ». La raison est à chercher dans la peur que s’ils disposent d’un revenu de base, les travailleurs n’aient plus besoin de syndicats. Cela ne pourrait constituer un vrai problème que si le seul rôle des syndicats était de garantir un niveau de vie minimal. Mais les syndicats sont aussi concernés par l’organisation du travail, les conditions de travail, la sécurité, la résolution équitable des conflits... Dans ces conditions, l’existence d’un RBI ne devrait donc pas affaiblir leur rôle, mais leur conférer une plus grande capacité de lutte.

Marqueur N°2. La démarchandisation, même partielle, du travail constituerait l’effet le plus visible du RBI, « une vraie liberté pour tous », comme le proclame Ph. Van Parijs. En effet, s’il existait un revenu de base garanti dans le temps et assurant un niveau de vie culturellement acceptable, ceux qui le souhaiteraient pourraient exercer une activité (par exemple sociale ou culturelle, ce qu’il évoque ensuite), sans être obligés d’aller chercher sur le marché du travail les moyens de subvenir à leurs besoins fondamentaux.

Marqueur N°3. À première vue, le RBI semble ne pas avoir grand’chose à faire avec le principe socialiste d’accroissement du pouvoir social sur l’activité économique, puisque c’est un transfert individuel n’imposant aucune contrainte sur son utilisation. Mais le RBI a des implications bien plus importantes parce qu’il peut avoir un effet social en modifiant en faveur des travailleurs le rapport capital/travail.

Il peut aussi créer des conditions plus favorables au développement de l’économie sociale. Celle-ci constitue en effet une organisation alternative de l’activité économique, distincte à la fois des modes de production du marché capitaliste et de l’étatisme. C’est une production organisée directement par les collectivités pour assurer la satisfaction des besoins, sans s’occuper de la maximisation du profit ou de la rationalité technocratique de l’État.

Qui plus est, ce secteur dispense des services dont un grand nombre sont très créateurs d’emplois, qui doivent être convenablement rémunérés. C’est un problème que l’on rencontre fréquemment dans le domaine de la culture. L’instauration d’un RBI répondant aux critères précisés plus haut est la solution à ces questions de rémunération. Il serait un transfert massif de la plus-value du secteur marchand capitaliste vers l’économie sociale, un transfert de l’accumulation du capital vers ce qu’on pourrait appeler l’accumulation sociale - l’accumulation de la capacité d’une société à s’auto-organiser pour orienter son activité vers la satisfaction de ses besoins.

 en résumé

À lui seul, le RBI ne contribue qu’à résoudre un des problèmes rencontrés par une économie sociale renforcée - la rupture du lien entre l’obtention d’un revenu assurant un niveau de vie décent et la participation au marché du travail capitaliste. Il ne finance ni les infrastructures, ni les investissements non marchands de l’économie sociale. Tel quel, le renforcement de la production de l’économie sociale par le RBI doit vraisemblablement être limité aux services utilisant beaucoup de main-d’œuvre.

Enfin le RBI favorise indiscutablement l’engagement des gens dans les activités politiques, dans la gestion des collectivités, dans les activités sociales, et qui dépendent avant tout du temps et de l’énergie qu’on peut y consacrer.

Réciproquement, cette implication générale dans la vie de la cité peut accroître le champ des réformes allant vers le socialisme.

 en conclusion

E.O.Wright reconnaît que tout ce qui précède peut ressembler à des vœux pieux, car le socialisme dans tous les sens de ce terme paraît bien loin d’être mis à l’ordre du jour de la politique américaine aujourd’hui. Il ajoute même que si l’on a raison de penser qu’un RBI généreux contribuerait de manière significative à revitaliser le challenge socialiste au capitalisme en démarchandisant le travail, en donnant plus de pouvoir à la classe ouvrière et en élargissant l’économie sociale non marchande, le RBI est encore plus éloigné de l’ordre du jour de la politique des États-Unis !

Mais notre universitaire garde espoir parce que, dit-il « Nous ne vivrons pas toujours dans l’ombre de l’aile droite du capitalisme triomphant. Il y aura à nouveau, même en Amérique, des périodes de politique progressiste, égalitariste ». Il estime donc que le RBI devra alors constituer une des priorités de l’ordre du jour, pas simplement parce qu’il constitue un pas vers une plus grande justice sociale, mais surtout parce qu’il contribue à une plus grande transformation du capitalisme lui-même.

Ajoutons qu’il est permis d’espérer que d’autres pays sauront se montrer plus conscients que les États-Unis des dangers que le capitalisme représente pour les populations déshéritées, comme pour l’environnement, la diversité culturelle et tant d’autres domaines...


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