L’utilité économique des fléaux sociaux
par
Publication : janvier 1977
Mise en ligne : 14 mars 2008
Si la société du gain ne s’est pas encore
effondrée, c’est parce que les gens se sont toujours débrouillés
tant bien que mal pour gagner ou se procurer de l’argent, provoquant
ainsi l’immense activité inutile ou nuisible.
Ainsi, la délinquance, dont l’accélération de la
croissance est « préoccupante » (synonyme d’alarmante)
dans les pays hautement industrialisés, a une qualité
économiquement positive : les trentetrois mille pensionnaires
des prisons et ceux qui devraient y séjourner n’encombrent pas
le marché du travail, ni les statistiques du chômage, puisqu’ils
ont créé leurs propres « emplois ».
De plus, la croissance de la délinquance provoque, en réaction,
une croissance parallèle de sa répression et la création
de nouveaux emplois dans ce secteur professionnel.
Merci, messieurs les délinquants, au nom de la police de la magistrature,
du barreau, du personnel pénitentiaire et du ministère
de la Justice. Sans vous, que deviendraient-ils ?
Merci au nom du secteur du bâtiment : on construit des prisons.
Merci encore au nom du Président de la République et du
gouvernement, dont le souci majeur est de créer de l’emploi,
pour votre collaboration efficace. Les escrocs, proxénètes,
cambrioleurs et autres tueurs au secours des économistes et des
ministres, n’est-ce pas merveilleux ? Nous avons tous les jours sous
les yeux ce spectacle sensationnel de l’oeuvre de salut public du sauvetage
de l’emploi par la pègre, mais nous ne le remarquons pas, nous
ne l’apprécions pas, nous n’en tirons pas de conclusions, comme
si nous étions des inconscients... c’est à douter de nous-mêmes.
Merci enfin, messieurs les délinquants, pour la société
du gain à bout de souffle, que vous contribuez à maintenir
en vie. Cette société ne peut plus se passer de vous,
car vous procurez de l’emploi à trois ou quatre cent mille personnes,
y compris vous-mêmes bien entendu.
Si la délinquance disparaissait comme sous l’effet d’un coup
de baguette magique, il faudrait la recréer. Ce ne sont pas ceux
qui en vivent qui me contrediront. Ces derniers savent d’ailleurs que
leur avenir est assuré : avec le progrès technique qui
tue l’emploi, la délinquance ne peut que croître et prospérer,
à l’exemple de l’Amérique.
S’il n’y avait que la délinquance pour voler au secours de la
société du gain, ce ne serait pas trop grave. Mais un
million de personnes en France, dont quatre cent cinquante mille patrons
cafetiers, tirent leurs ressources de l’alcool. Plus elles en vendent,
plus leurs gains sont élevés, et plus l’alcoolisme, l’enfance
handicapée et sa protection s’épanouissent. Cette protection
: trente mille emplois.
Les handicapés, un million cinq cent mille consommateurs sans
besoin d’emplois, hélas !, pour eux, mais quelle aubaine pour
les forcenés de l’économie du gain !
Si la maladie, ce grand fléau humain et social, était
vaincue par la science, il faudrait la ressusciter, car elle assure
des centaines de milliers d’emplois thérapeutiques ou connexes.
Rappelons que l’humanité est condamnée à préparer
son supplice par la « civilisation » du gain, sinon cent
millions de militaires, d’arsenalistes et de fournisseurs d’équipements
dans le monde seraient transformés en autant de chômeurs,
puisque les services et la production utiles n’ont pas besoin d’eux.
L’économie ne pourrait le supporter et sombrerait dans le chaos.
Nous pourrions citer une trentaine d’autres fléaux sociaux, tous
créateurs d’emplois et, par conséquent, tous bienfaits
économiques. Ce serait fastidieux. Et puis, tout cela sent le
cadavre social en état de décomposition avancé,
en dépit des apparences qui peuvent encore illusionner les personnes
non averties.
Pour survivre aux coups impitoyables que lui assène sans arrêt
le progrès technique, la société du gain développe
les fléaux sociaux. Les individus s’y emploient de toute leur
énergie sous l’aiguillon de la nécessité de gagner
de l’argent pour vivre. De plus en plus gravement, cette société
accentue donc sans interruption son caractère de société
de voyous et de policiers, de pourvoyeurs d’alcool et d’alcooliques,
d’handicapés et de fous, de malades et de thérapeutes,
de travailleurs de l’armement et de soldats, d’affairistes, de publicitaires
et de créateurs de faux-besoins, de pollueurs et de pornos, d’empoisonneurs
et d’empoisonnés, de spéculateurs, de bureaucrates, de
bavards éloquents mais impuissants, de vandales de l’environnement,
etc... Bref, huit personnes actives sur dix sont des bâtisseurs
de l’inutile et du nuisible.
Il nous faut à tout prix sortir du piège dans lequel nous
sommes tous enfermés par notre salaire, notre bénéfice
ou nos honoraires, par l’obligation faite à tout le monde de
se procurer de l’argent, en un mot par le gain. Nous sommes comme des
crabes enfermés dans un panier par notre gain et qui se battent
entre eux. La lutte économique, sociale et politique approche
de son paroxysme.
Cependant, nous restons confiants.
La révolution matérielle est pratiquement terminée...
La production et le travail automatiques règnent en souverains
tout-puissants. L’emploi et le gain, expulsés de leur empire,
se réfugient dans les sombres cavernes de l’inutile et du nuisible,
répudiés par le coeur et la raison.
Pourtant cela n’empêche pas le chômage de grandir.
Il importe maintenant de compléter la révolution accomplie
par le progrès du machinisme, en remplaçant le gain, frappé
à mort, par un revenu social.
Matériellement, rien n’est plus facile. L’appareil est en place,
nous le verrons, tant il est vrai que les institutions nécessaires
à un ordre nouveau prennent naissance et se développent
dans l’ancien. La difficulté réside dans le retard de
la pensée sur l’évolution du monde. L’obstacle est d’ordre
psychique. Il est loin d’être insurmontable.
C’est une question d’information.
Là est le problème. Il faut coûte que coûte
lui donner une solution. Et alors, nos contemporains comprendront où
est l’intérêt général et la satisfaction
de leur égoïsme bien compris.
(Extraits d’un ouvrage en préparation).