Le système bancaire aux abois
par
Publication : juin 1985
Mise en ligne : 11 mars 2009
Vieux moraliste du bon Monde de l’Economie de notre bonne vieille France au style orné de double négations au parfum anglo-littéraire comme Sirius jadis, voici que M. Paul Fabra s’inquiète*. Au nom de la vraie bonne conscience, celle du réalisme, il entonne le chant désespéré des « Tous coupables » de la déroute financière du Tiers-Monde, où de pauvres banquiers se retrouvent tortionnaires économiques à leur corps défendant, pour le moindre pire des peuples pauvres.
A croire M. Fabra, c’est surtout la faute aux sensibilités
idéalistes de nos tiers-mondistes, qui auraient fait distribuer
en Afrique le lait, le blé et le miel, sans y développer
l’agriculture, entraînant la dépendance alimentaire après
la famine.
De grâce, restons réalistes jusqu’au bout, et observons
honnêtement le passé avant de disserter sur les aspects
« financiers » de la catastrophe.
Les « expériences en Guinée » ont été
systématiquement sabordées dès l’exclusion de ce
pays du bloc C.F.A. Celà ne justifie en rien les politiques désastreuses
de Sékou Touré vieillissant des années 75-84.
Il faudrait faire parler des experts britanniques pour bien décrire
les processus qui ont ruiné le Sud et l’Est de l’Afrique, du
Cap à l’Erythrée (où le recours des staliniens
n’est même plus espéré). René Dumont a bien
montré la diversité des situations qui exige des remèdes
divers, comme le demandent les apôtres du libéralisme,
et à juste titre. Mais l’exemple de l’Afrique Occidentale est
plus proche de nous. Dans le Sahel, la famine existait depuis des siècles,
ponctuellement et de façon sporadique dans de nombreux secteurs,
et l’industrialisation belliqueuse de la période 1850-1950 l’a
sérieusement aggravée. Pour les cinquante dernières
années, l’irresponsabilité des « pouvoirs »,
blanc et noir, colonisés par le pouvoir bancaire, a retardé
de façon catastrophique les actions décisives qu’il faut
mener pour sauver l’eau, le sol et le climat.
De crises économiques en guerres mondiales, les blancs ont «
aidé » les noirs en les armant comme troupes d’assaut,
puis comme clients d’un fructueux commerce où les armes, en échange
de produits de survie, ont pris une part croissante. Contrairement aux
allégations de M. Fabra, les « tiers- mondistes »
ont presque partout inversé le processus d’appauvrissement pendant
des phases de répit où la colonisation, puis la coopération,
ont fonctionné normalement ; et celà sans trop altérer
les traditions culturelles, encore protégées par les obstacles
géoclimatiques africains à la pénétration
des sociétés de profit.
On retrouve ici un problème de fond : la progression insuffisante
du tiers-monde résulte du manque de recherche et de développements
techniques sur le terrain. Pour la base essentielle des cultures vivrières,
le contact entre les paysans noirs et de véritables laboratoires
liant les expériences d’agrométéorologie à
des recherches socio-économiques (demandées par les syndicalistes
africains depuis les années 1950) n’a été pris
que tard, et de façon trop éphémère ; les
structures d’oppression coloniale et financière ont mis les coopérants
les plus énergiques et les plus compétents en extrême
minorité, avec la suicidaire complicité de politiciens
noirs déjà désespérés par des chantres
« réalistes » du style Fabra.
Au point que de jeunes paysans autodidactes sont maintenant présentés
comme les meilleurs défenseurs des paysans noirs. Au cours des
sept dernières années, cette situation accablante a laissé
le terrain à quelques grandes entreprises pirates qui saisissent
les marchés internationaux de la F.A.O., ce qui fait se dégrader
complètement les termes de l’aide.
Aujourd’hui l’urgence des mesures de survie a dépassé
le cadre des régions de famine. Le salut économique et
social de l’ensemble Europe- Afrique ne peut venir que des pays actuellement
riches, bien que la nouvelle pauvreté épuise déjà
nos entreprises de charité individuelle...
Un libéralisme réel exige qu’on lève les masques
et qu’on débusque les faux-fuyants qui entretiennent un mystère
autour de la formation du crédit et du pouvoir bancaire, imposés
de l’extérieur à notre société économique.
Les monétaristes ont raison dans leur description du couplage
entre les circuits de crédit et les circuits économiques,
à cela près qu’il faut remettre pour l’essentiel le pouvoir
du crédit aux véritables acteurs de l’économie
que sont les producteurs et les consommateurs, en démocratie
lucide.
Le pouvoir bancaire est reste le dernier et le plus insaisissable repaire
de l’impérialisme. C’est le seul qu’il nous faille socialiser
pour le bien commun. Depuis Napoléon, successivement vainqueur
et défait par le soutien puis l’abandon d’un gros banquier, en
passant par l’adolescente démocratie américaine et par
la commune de Paris préservant l’or impérial convoité
par M. Thiers, l’histoire est émaillée de méprises
tragiques sur la valeur du crédit réel pour chaque pays.
Cette valeur s’établit tout naturellement si on chiffre correctement
les transferts du crédit investi et si on détruit au fur
et à mesure la quantité de monnaie correspondant à
la consommation. Cette révolution enfin réaliste du crédit
comme représentation des actes économiques permettra d’encourager
l’initiative et la création réelles au lieu de privilégier
la spéculation sur « l’argent » comme valeur en soi.
Du même coup, il deviendra possible de fournir à chaque
être vivant un dividende du nécessaire vital, qui mettra
les individus à l’abri de la pression maladive pour l’emploi-survie,
qui n’a ni réalité, ni justification ; une nation est
un ensemble où tous ne peuvent être productifs en même
temps !
Une telle révolution est-elle concevable sur un grand ensemble
? Le caractère national des habitudes culturelles de relations
et de consommation la rend plus facilement réalisable à
l’échelle des nations, où les hommes sont rapprochés
par la langue, l’histoire et l’échange quotidien.
Avec ses institutions d’études économiques et de gestion,
la France d’aujourd’hui pourrait par une telle transformation devenir
le pays pionnier d’Europe, beaucoup plus durablement qu’elle ne l’a
été après sa sortie du F.M.I., inspirée
par Pinay et obtenue par de Gaulle.
Ce n’est pas la mémoire des atrocités nazies qui pèse
réellement sur le débat entre chefs des nations riches,
mais l’horrible abîme entre les exigences des banquiers et les
réalités des hommes économiques, telles que les
a formulées l’O.N.U.
Le système bancaire est-il aux abois ? Son remplacement est-il
prêt dans les esprits et dans les outils sociaux ? Là est
le réel problème de notre suivie, M. Fabra.
* Dans son article « La dette du Tiers-Monde et l’insuline, Le Monde du 16 avril 1985.