Le totalitarisme “mou”


par  B. VAUDOUR-FAGUET
Mise en ligne : 30 avril 2008

On connaît presque par cœur – hélas ! - le faciès glauque du totalitarisme “dur” : c’est une terrible oppression de masse (nazisme, stalinisme) qui a jeté le monde dans les plus sombres ténèbres, au milieu des pires épreuves, qui a fait naître des millions de victimes, qui a déchaîné l’horreur absolue des camps et qui a finalement déclenché un doute profond sur le sens et la notion même de civilisation.

On possède aujourd’hui assez bien la “mémoire” de cette dérive collective : les sources sur la question sont nombreuses, denses, implacables dans leurs retombées ultimes. Il convient de revisiter, régulièrement, le phénomène militaro-policier afin d’en inventorier les cruautés internes ... dans leur déroulement le plus abject. Ainsi on ne perdra pas de vue le danger qui existe du côté de ces funestes théories et de leurs prolongements sociologiques tragiques. Le XXème siècle a donc bien enveloppé l’univers d’un voile d’abominations aux contours indéfinissables. Nul n’a envie de trop voir se répéter le cauchemar dans une version partielle ou intégrale. On veut éviter, on va éviter, par tous les moyens utiles mis à notre disposition le retour maudit de ces péripéties dramatiques.

En réalité, il y a peu de chances d’assister à une réplique “en brut” de ces mécanismes. Une quelconque résurrection spontanée (ou planifiée) de pulsions racistes, dictatoriales, hystériques, accompagnée de remontées sauvages de cris rauques poussés par des populaces décérébrées ... tout cela relève d’une chronologie antérieure parfaitement datée. Ces pratiques ont abouti à un dévissage catastrophique dans les abîmes de l’humain, une dégringolade systématique dans les strates de l’archaïté (puisqu’il était question de définir des “êtres inférieurs” ou des “ennemis de classes”). Nous sommes avertis du contenu exact de ces marginalités mentales. Le frôlement avec ces corpus misérables est clos.

Cependant une interrogation lancinante demeure : le totalitarisme, entreprise d’humiliation - et de criminalité aveugle- a-t-il bien mis un terme à sa “carrière” ? La “bête immonde” a-t-elle plusieurs visages ? Lesquels ? C’est bien cette transition imperceptible qui nous fait peur ! Jadis la pantalonnade aux allures carnassières fut grandiloquente, gesticulante, verbeuse et démonstrative ... Est-elle capable d’opérer une conversion ? Si on cherche à présent des “chemises noires” ... on risque de chercher longtemps ! En revanche d’autres menaces, sournoises, subtiles, vicieuses, campent dans notre environnement. Ce sont ces nouveaux “modèles” d’agressions qui sont susceptibles de remplacer les vieilles névroses bottées et casquées d’autrefois. Notre regard se tourne justement vers ce type d’horizon en pleine surcharge ...

 On “tue” autrement

L’idée présente du moment est transparente : les totalitarismes de la modernité sont intégrés aux situations ordinaires du quotidien. Pas besoin d’uniformes , ni de slogans, ni de défilés païens sur les places officielles, ni de colonnes blindées alignées sur les boulevards : on “tue” autrement, les “crimes” sont lisses, loyaux, encadrés par des administrations ou par des circuits économiques conformes aux “normes” en vigueur. Voyons quelques particularités singulières de ce problème.

Des milliers d’innocents ont été sacrifiés dans l’affaire du sang contaminé ; des centaines de gens ont été sur-irradiés avec des doses mortelles de radiothérapie ; des multitudes d’individus subissent les pires souffrances à cause des particules d’amiante tandis que d’autres sont martyrisés par des hormones de croissance mal évaluées ; les empoisonnements aux fibres sont suivis d’empoisonnements au benzène, aux métaux lourds ou font suite à des conséquences fâcheuses d’essais nucléaires entrepris sans trop de précaution ; à ces listes de victimes il convient d’ajouter les différentes catégories professionnelles (chimie, agriculture ...) touchées par des manipulations de produits qui développent des troubles fonctionnels ou organiques ; et puis enfin retenons celles et ceux qui commencent à connaître de graves ennuis pulmonaires, les plus jeunes, consécutivement aux inhalations de gaz d’échappement souvent combinés aux périodes marquées par les pics d’ozone... Il n’y a jamais de “coupable” quand on se penche (juridiquement) sur ces dérives collectives de santé. Rien n’est clairement identifiable, rien n’est vraiment repérable. Les répercussions pénales sont désespérément vides. “Vides” mais très parlantes : enfants ou adolescents sont cloués sur un lit d’hôpital et il n’y a aucun moyen de savoir où se trouvent les “volontés” capables de déclencher le drame. Les “faits” d’assassinat existent en dehors de toute criminalité discernable. Impossible de mettre un visage, un nom, un acteur quelconque, un complice, sur la nature de ces agissements aux conséquences sérieuses.

 Une violence sans visage

Au-dessus, au-delà de ces péripéties ignobles, on se heurte (dans l’hypothèse la plus favorable) à une bureaucratie aux allures irréprochables : il va s’agir d’un ou de plusieurs laboratoires, d’une industrie (associée à d’autres), d’un État-major peu loquace, ou encore d’un ministère, d’une agglomération urbaine (avec ses rejets polluants) et chacun de ces organismes incarne une honorable administration, un centre de recherche intègre, une usine hors de tout soupçon. Chacun, à leur manière ils interviennent pour le bien de tous ... avec à leur tête des dirigeants ou des chercheurs équipés de diplômes, harnachés dans des idéaux riches d’humanisme ou de progressisme. Quand le procès a lieu, ministres, cadres, ingénieurs “tombent de haut” : ils sont absolument étrangers au désastre humain qu’on leur présente ... Des “crimes” affectent bien des portions entières de population, se déroulent bien dans une chronologie précise, frappent au hasard des malheureux égarés sur une mauvaise route et tous les discours entendus aujourd’hui sont (médiatiquement) généreux, ouverts, sensibles au Droit et à la Justice. On va qualifier de totalitarisme “mou” cette violence sans visage, qui arrive de multiples horizons à la fois, qui surgit à l’improviste, qui offre, en apparence, toutes les garanties morales et philosophiques ... tout en provoquant, dans les rangs des citoyens, d’odieuses tortures physiques ou psychologiques.

Dans les totalitarismes de jadis la démence des chefs, des organes dirigeants, des manipulateurs dans l’embrigadement, se mesurait à la nature des concepts martelés, concepts ségrégationnistes, sectaires, discriminatoires. Très vite les actions engagées se superposaient au verbe utilisé et on voyait alors des corridors de la mort, des sévices, des persécutions qui indiquaient, en vrai, la profondeur du “mal” affectant cette pensée.

Nos sociétés sont dépourvues d’aspérités aussi grossières ; elles sont de velours, plutôt libertaires, permissives. Elles consomment , à haute dose, des Droits de l’Homme, de la légalité, du juridisme et se disent prêtes à écouter le plus modeste sujet soumis à la plus minuscule trace d’iniquité. Nos sociétés ont des intentions pures. Elles s’imaginent proches d’une perfection idéalisée... en fabriquant tout de même des successions massives de victimes qui ne comprennent rien aux “erreurs” criminelles contenues dans un aliment, un produit industriel, une technique de soin, un élément biologique indispensable à la vie.

L’épouvante est précédée de l’utile et du bienfaisant.

Nous n’avons plus de bourreaux faisant office de bourreau, portant la casquette ou les galons du bourreau. Nous avons mieux et plus discret. Nous avons des “condamnés” qui ne peuvent désigner le bras armé qui les persécute. Ce sont de simples “accidentés” de la complication technicienne, environnementale ou administrative. Dans la spirale de nos agressions il n’y a nulle part des intentions “mauvaises” ou “tueuses”. Au contraire ! Votre enfant veut-il grandir ? On va lui fournir des hormones adaptées ! Votre verger est traversé de ravageurs ? On va l’arroser de pesticides ! Faut-il isoler un bâtiment ? On va l’inonder d’amiante ! L’épouvante est toujours précédée de l’utile et du bienfaisant. Les molécules déstabilisatrices sont appréciées après usage. D’interventions aveugles en interventions aveugles, de traitements en traitements, de résidus malsains en résidus malsains, on allonge la liste des tueries (réelles ou potentielles) sans jamais manifester la moindre démarche négative.

Les “circuits” dangereux paraissent encore timides dans leur capacité d’anéantissement. Qu’en sera-t-il des effets du pyralène qui contamine le Rhône et sa nappe phréatique ? Qui peut imaginer à l’heure présente les métastases diaboliques qui vont suivre cette contamination ? Quand il faudra remonter aux responsables éventuels du phénomène ce sera l’embarras le plus absolu qui tiendra lieu de dossier. Le croisement des implications est inextricable : capitaines d’industrie, ingénieurs, chercheurs, élus locaux, consommateurs, insouciants ou indifférents… Les responsabilités se diluent à la manière des particules vagabondes qui vont ensuite ronger et pulvériser les tissus du vivant.

 Un bloc cristallin transparent et imprenable

Le XXIème siècle inaugure un étrange système de société : il fait d’abord le vide complet sur toutes les théories puisées dans l’horreur politique (qui sont reléguées dans les arrières de nos archives). De l’Inquisition au KGB en passant par la Gestapo, les grands rouages prédateurs d’humanité - et de dignité - ont quitté les zones habitées de cette Terre. De sorte que dans les cerveaux d’aujourd’hui circulent uniquement des opinions qui varient du Juste au solidaire, du solidaire à l’altruisme militant. Au fond, la pensée occidentale, à force d’effectuer des efforts de dépollution sur elle-même s’est transformée en bloc cristallin, transparent, imprenable.

Et malgré cette belle percée, malgré ce bagage limpide, les menaces objectives qui pèsent sur ce monde n’ont jamais atteint un tel degré d’intensité. Notre proximité immédiate environnementale, gestionnaire, professionnelle, est cernée d’attaques impersonnelles mises sur le compte du “progrès qui avance”. Une imposture de moins en moins crédible. Nous vivons au cœur d’une sur-civilisation sophistiquée jalonnée en permanence par des sous-barbaries chimico-industrielles (dont les finalités sont obscures et les motivations opâques). Y aurait-il un poste de commandement en train de coordonner ces “accidents de parcours” ? Nullement ! Pas de leadership spécialisé ; pas de décideur nominatif, pas de guide inspirant la terreur souterraine. Toutes les calamités épidémiologiques sont quantifiables ... en dehors d’un instigateur centralisé. Le seul déclic amorçant le mécanisme serait peut-être la détermination matérialiste, base commune, lien de ralliement de tous ces désastres.

Vraiment, le paradoxe occidental devient extravagant. Les démocraties ont écrasé (par conviction) les monstruosités doctrinales issues du passé... et voilà que ces mêmes démocraties vacillent face à un adversaire (invisib1e) qui se dissimule tantôt dans l’air, tantôt dans l’eau ou dans les aliments, le plus souvent dans des procédures institutionnelles ou bureaucratiques absurdes. Dès qu’on tente de débusquer les coupables d’un dysfonctionnement notoire, les origines du phénomène se métamorphosent en spectre fantomatique insaisissable.

 Un déluge de dérèglements fondamentaux

Le bonheur basique, consumériste, égalitaire, reste, à ce jour, le seul message articulé de façon intelligible par l’establishment. Cette plateforme d’idées sur l’épanouissement des personnes est singulièrement écornée par un déluge de dérèglements fondamentaux touchant la biosphère et les équilibres sociaux. Le temps du modèle hédoniste de croissance est compté, sa pérennité est archiprécaire. Faut-il alors s’étourdir ensemble pour oublier la vulnérabilité du système en place ? Faut-il amorcer une problématique de substitution ? Laquelle ? Et de quelle façon ?


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