Les banquiers du terrorisme
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Publication : mars 2015
Mise en ligne : 6 juin 2015
La collusion sans cesse croissante entre pouvoir financier, pouvoir politique, grand banditisme et terrorisme vient d’être encore si clairement démontrée par les révélations concernant la banque HSBC que Bernard Blavette complète ici son article de janvier 2015 (GR 1160) intitulé « L’organisation de la corruption : le jeu dangereux de l’oligarchie dominante » :
(Sauf mention contraire les informations contenues dans ce texte proviennent d’une synthèse des sources données en référence dans la note [1]).
Au début de 2002, six mois à peine après les attentats du World Trade Center, des unités spéciales de la police bosniaque de Sarajevo prennent d’assaut les bureaux d’une fondation fortement soupçonnée d’avoir des liens étroits avec la mouvance de l’islamisme radical. Outre des armes et des explosifs, elle y découvre un disque dur dont le contenu allait s’avérer potentiellement plus explosif encore que les bombes des terroristes. À côté de plusieurs textes rédigés de la main de Ben Laden se trouve une liste d’une vingtaine de noms qui, après enquête, se révèleront être ceux des principaux financiers d’Al-Qaida, un petit cercle surnommé par Ben Laden la Golden Chain (la chaîne en or). Très rapidement les enquêteurs réalisent que la plupart de ces noms, de nationalité saoudienne, correspondent à des comptes ouverts à la banque britannique HSBC. Au moment où G.W.Bush lance sa guerre totale contre le terrorisme, alors que l’armée étasunienne envahit l’Afghanistan, on aurait pu imaginer que couper les ressources financières d’Al-Qaida faisait partie des priorités. Mais il ne se passe rien. Les quelques informations qui filtrent dans la presse en 2003 (un an après !) sont accueillies dans l’indifférence générale, le Sénat étasunien fait quelques remontrances au secteur bancaire dont plusieurs représentants, y compris ceux d’HSBC, se réunissent pour s’engager mollement à prendre « des mesures » contre les financiers du terrorisme. Et puis le silence retombe comme une chape de plomb.
Il n’était pourtant pas difficile, dès cette époque, de prévoir que l’abolition, dans les années 80 et 90, de la plupart des règles de contrôle de la finance internationale, la montée en puissance des paradis fiscaux, les nouvelles technologies de la communication et de l’information (NTCI) qui permettent de transférer toute somme d’argent en une fraction de seconde, allaient largement profiter aux activités mafieuses et terroristes. Car l’hyper terrorisme, comme le pratique notamment Al-Qaida, demande une logistique sophistiquée et donc des moyens financiers importants. Et comme le remarqua l’économiste René Passet « le développement fulgurant de l’argent sale dans les transactions planétaires ne peut s’effectuer que grâce à la connivence de l’économie légale » [2].
Mais un évènement totalement inattendu allait intervenir. En avril 2008, Hervé Falciani, un informaticien de haut niveau travaillant pour HSBC prend contact avec plusieurs gouvernements occidentaux (Royaume-Uni, Espagne, France…) et se déclare prêt à livrer un fichier comportant plus de 100.000 comptes de “réfugiés fiscaux” dans la filiale suisse de HSBC. En France, le dossier arrive sur le bureau de Roland Veillepeau, le patron de la Direction Nationale des Enquêtes Fiscales (DNEF), un dur en fin de carrière et à la réputation d’incorruptible. Il réalise immédiatement l’énormité de l’affaire et entame le dialogue. Pendant plusieurs mois, des négociations secrètes (sous le nom de code “opération chocolat”) vont se dérouler entre les deux hommes. Falciani ne demande aucune contrepartie financière et déclare agir seulement dans le cadre de l’éthique ; il exige cependant la garantie de l’asile politique en France pour lui et sa famille, ainsi qu’une importante protection policière.
Finalement, harcelé par la police suisse, Falciani s’enfuit en France dans la nuit du 23 au 24 décembre 2008, et le 26 décembre, à l’aéroport de Nice, la DNEF entre en possession de trois DVD. Jusqu’au bout, les Suisses vont s’efforcer de récupérer les documents et le gouvernement français de l’époque fera tout pour leur donner satisfaction, notamment par l’intermédiaire de Mme Alliot-Marie, la Garde des Sceaux. Mais le procureur de Nice refuse de céder et confie rapidement l’enquête aux juges Renaud Van Ruymbeke et Eric de Montgolfier, deux personnalités peu sensibles aux pressions.
En remerciement de ses services, Roland Veillepeau sera bientôt démis de ses fonctions, muté dans un poste obscur à Toulouse, et on ne le retiendra pas à l’heure de la retraite….
Cependant, les informations les plus importantes sont codées et le décryptage est un travail de fourmi auquel Falciani apportera une aide décisive. La difficulté de la tâche, et probablement aussi le peu d’empressement des États à faire la lumière sur les activités de la banque, expliquent que les identités des détenteurs de compte ne seront connues des services fiscaux que ces derniers mois. Il n’était, bien sûr, nullement question de rendre publiques ces révélations. Pourtant, en janvier dernier, une personne, dont l’identité est soigneusement tenue secrète par le quotidien, se présente dans les locaux du journal Le Monde et remet à la direction une clef USB contenant l’intégralité des dossiers rassemblés par Falciani. Devant l’énormité des révélations, le journal, membre de l’International Consortium of Investigation Journalists (ICIJ), décide de partager les informations avec 54 autres grands organes de presse. Cette affaire, colossale, porte sur environ 180 milliards d’euros, et l’identité des détenteurs de comptes constitue un véritable inventaire à la Prévert : la presque totalité des grands diamantaires d’Anvers, des vedettes du spectacle, des marchands d’armes, des barons de la drogue, et, bien entendu, des financiers de Ben Laden ; ce qui permet au Monde (daté du 11/2/2015) de titrer en première page « HSBC abritait (et abrite peut-être toujours) des parrains d’Al-Qaida ».
Bien sûr, l’oligarchie dominante n’apprécie pas de voir ses turpitudes et ses incohérences dévoilées au grand jour. Ainsi Pierre Bergé, copropriétaire du Monde avec Xavier Niel et Matthieu Pigasse, n’hésite pas à déclarer sur RTL « C’est de la délation ! Ce n’est pas pour cela que je leur ai permis d’acquérir leur indépendance ».
L’émission de télévision “C dans l’air” intitulée « l’argent sale du terrorisme », rassemblant plusieurs experts en finance internationale et en géopolitique, diffusée le 13/2/2015, illustre parfaitement l’embarras des dominants. Ce fut d’abord un chef d’œuvre d’euphémisation, nombre d’interventions débutant par « Tout ce que l’on a dit est un peu exagéré… » et l’évidence que la banque ne pouvait pas ne pas connaître la nature de ses clients devenant « Les systèmes de contrôle n’ont pas fonctionné… ». Ce fut aussi la tentative de convaincre, les informations de Falciani datant des années 2007/2008, que, depuis, la banque avait bien changé, qu’elle s’était rachetée en expulsant ses clients compromettants. Toutes affirmations totalement invérifiables. Ce fut enfin, et peut-être surtout, un pathétique constat d’impuissance, car en toute logique, les agissements constatés relevant de la justice pénale, la banque aurait dù se voir retirer son agrément, faire l’objet d’une nationalisation, un peu comme ce fut le cas de Renault pour sa coopération avec l’occupant nazi, et ses dirigeants traduits devant un tribunal. Mais chacun dut bien convenir que l’établissement est « too big to jail » (« trop important pour aller en prison »).
On connaissait déjà le « too big to fail » (trop gros pour faire faillite)…
Pour bien comprendre les enjeux, il faut connaître l’origine, la nature et l’importance du monstre. Au cours des deux “guerres de l’opium” (1839/1842 et 1856/1860) le Royaume-Uni impose à la Chine d’autoriser l’entrée de l’opium en provenance de l’Inde Britannique. Dans la foulée, en 1865, un commerçant écossais, spécialisé dans le commerce des drogues dures, fonde la Hong Kong et Shanghai Banking Corporation (HSBC) dont le rôle est de tirer parti d’énormes profits générés par ce commerce lucratif dont 70% transitent par l’enclave de Hong Kong. Dès son origine, HSBC est donc mêlée au capitalisme le plus prédateur et amoral qui soit. Aujourd’hui, le groupe mondial est présent dans 75 pays, emploie 260.000 personnes, et revendique 54 millions de clients. HSBC demeure incontournable à Hong Kong, dont elle émet 70% des billets de banques (le dollar de Hong Kong) ; elle est aussi un maillon majeur dans la chaîne de blanchiment de l’argent du crime et de la corruption accumulé par la nouvelle élite chinoise. Par ailleurs, poursuivant son activité d’origine, HSBC a largement collaboré au cours de ces dix dernières années avec les cartels de la drogue du Mexique et de la Colombie. En décembre 2012, la justice étasunienne a accepté de passer l’éponge sur ces peccadilles, moyennant une amende de 1,9 milliard de dollars, soit l’équivalent… d’une semaine de chiffre d’affaires de la banque !
Mais, à ce jour, HSBC n’a jamais été inquiétée pour héberger, ou avoir hébergé, les finances du terrorisme islamique… Pourtant, une grande banque n’est pas une entité désincarnée et nul ne saurait mieux représenter HSBC que celui qui fut son Directeur Général entre 2003 et 2006 et son Président entre 2006 et 2010 : Stephen Green. Lorsqu’en décembre 2010, Green démissionne de la présidence de la banque, sa situation est devenue un peu délicate car il vient de recevoir une deuxième admonestation (nullement contraignante) en provenance de la justice américaine de cesser ses relations avec les trafiquants de drogue sud-américains. Mais cela ne l’avait pas empêché le 16 novembre 2010 d’être anobli par la reine d’Angleterre, de devenir pair du royaume sous le nom de Stephen Green de Hurspierpoint du Comté du Sussex occidental, et, à ce titre, de siéger à la Chambre des Lords ! Et cette promotion fulgurante se poursuit : en février 2011, il intègre le gouvernement de David Cameron en tant que Ministre du Commerce et de l’Investissement. Enfin, portant le cynisme vers des sommets, notre homme, qui est aussi… pasteur de l’Église Anglicane, reçoit le titre de Docteur honoris causa de l’Université de Londres pour sa contribution, à travers plusieurs ouvrages, au débat sur la compatibilité de l’éthique et des affaires.
Ainsi, un homme qui, en toute justice, devrait être incarcéré dans l’attente d’un procès, se trouve en fait comblé d’honneurs…
Depuis plus d’une douzaine d’années, les différents pouvoirs en place s’efforcent donc d’étouffer et de minimiser les errements de HSBC.
Car en vérité, cette affaire est gravissime. Elle fait éclater au grand jour l’intimité qui s’est installée entre finance, politique, criminalité et terrorisme. Grâce à Falciani, nous avons un aperçu des pratiques d’une banque importante, mais que se passe-t-il dans toutes les autres ? Lorsque le journal Les Echos, dans un article intitulé « Les paradis fiscaux au cœur de l’activité internationale des banques françaises », annonce que BNP Paribas, la Société Générale et le Crédit Agricole comptent à eux trois près de 600 filiales dédiées à l’évasion fiscale et au blanchiment de capitaux, un vertige nous prend [3]. Il faut savoir aussi que les dossiers de Falciani ne révèlent pas l’identité de tous les détenteurs de comptes : il existe environ 130 “clients mystères” dont le nom est remplacé par la mention « Form A in a safe DG », ce qui signifie que le formulaire A sur lequel les banques sont tenues de consigner l’identité de chaque client, ainsi que quelques informations de base les concernant, ne se trouve pas dans les dossiers informatiques classiques, mais conservés dans un coffre spécial dans les bureaux de la direction générale. Seule une perquisition, que personne ne semble souhaiter, pourrait permettre de dévoiler ces identités.
Depuis la crise de 2008 nous connaissions les errements du système financier international ; nous savions que l’explosion de la dette publique des États (plus 20% du PIB dans la zone euro), qui sert de justificatif à toutes les régressions sociales, était la conséquence directe du renflouement du système bancaire rendu nécessaire par la généralisation de pratiques spéculatives à hauts risques [4] . Nous savons maintenant que l’aveuglement et le cynisme de la finance mondialisée et de l’oligarchie qui la met en œuvre sont sans limite puisque celle-ci n’hésite pas à abriter les capitaux du terrorisme.
Il est vrai que ce dernier peut se révéler fort utile aux pouvoirs dominants en permettant de museler toute opposition (« Ceux qui ne sont pas avec nous soutiennent les terroristes » [5]) et de mettre à mal les fondements de la démocratie, comme cela s’est produit aux États-Unis avec le vote du “Patriot Act”. Après tout, vu des hauteurs où siège l’hyper bourgeoisie internationale, le terrorisme se résume seulement à des pauvres, à des dominés se massacrant entre eux et que l’on peut manipuler tout à loisir.
À ce stade, se dessinent les contours d’un monde en plein chaos, totalement gangrené par une classe d’oligarques aliénés par un désir de puissance compulsif. Face à ce suicide collectif, de simples réformes sont insuffisantes, une remise à plat générale s’impose. Mais où trouver un nouvel Hercule capable de nettoyer ces nouvelles « écuries d’Augias » ?
[1] •Le Monde du 11 février 2015. •Deux articles du quotidien en ligne Médiapart : Scandale HSBC : Falciani, le témoin clé, raconte (30/6/2013) et Swissleaks : le scandale HSBC livre ses secrets au niveau planétaire (15/2/2015). •Deux textes du blog du Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde (CADTM) hébergé par Médiapart : Swissleak : HSBC, une banque au lourd passé et au présent sulfureux (10/2/2015) et Swissleaks : HSBC, les barons de la banque et de la drogue (11/2/2015).
[2] Mondialisation financière et terrorisme par René Passet et Jean Liberman a été publié aux éd. de l’atelier en septembre 2002. Dans La Grande Relève 1026, de novembre 2002 ce livre a été commenté dans un article intitulé Changer le pouvoir financier à sa racine… mais pas à sa source ??!
[3] Les Echos du 13/11/2014.
[4] Sur le rôle des banques dans le déclenchement de la crise de 2008 et sur leur responsabilité dans l’endettement des États, lire Le livre noir des banques publié par les associations ATTAC et Basta. aux éd. Les Liens qui Libèrent (février 2015).
[5] Ainsi le syndicat agricole FNSEA traitait-il récemment les opposants au barrage de Siévens dans le Tarn de « jihadistes verts ». Rapporté par la Ligue des Droits de l’Homme dans son bulletin mensuel n°248 (novembre 2014)