Obsession sécuritaire et guerre sociale


par  C. AUBIN
Mise en ligne : 31 octobre 2010

Au sommet de la société, il y a ceux qui cumulent toutes les richesses, et aussi tous les pouvoirs. Comme le montrent les sociologues Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon dans leur livre Le président des riches [1], le terme d’oligarchie est celui qui convient le mieux pour caractériser la vraie nature du régime. Les classes dominantes constituent en effet une agrégation de très riches, solidaires, organisés, mobilisés. À la différence des pauvres, ils restent entre eux parce qu’ils le choisissent, dans une connivence robuste et durable entre pouvoir politique et puissances d’argent (l’affaire Sarkozy-Woerth-Bettencourt, entre autres, révèle ces imbrications jusqu’au plus haut niveau de l’État).

Mais pourrait-il en être autrement ? Cette alliance n’est-elle pas la condition de la poursuite de la stratégie politique dite “néolibérale” du capitalisme, ce système totalitaire et arrogant (champagne, bijoux et petits chèques entre amis au Fouquet’s, contrôles incessants au faciès, provocations et menaces de “kärcher” pour les déshérités des cités) qui nourrit sa classe dominante du fruit des prédations et privations qu’il impose au peuple, au prétexte de “crise” ? Leur mépris du peuple est si profond, la décadence du pouvoir est telle que le Parlement a voté l’imposition des indemnités versées aux victimes des accidents du travail ! Peut-on aller plus bas ? On le pense en apprennant que le gouvernement considère qu’un salarié affecté à des tâches pénibles pourrait prendre sa retraite à partir de 60 ans à condition que son taux d’invalidité (lié à l’usure au travail !) soit au moins de 20 %… Cette confusion/provocation entre pénibilité et accident ou maladie professionnelle en dit long sur la considération dont les travailleurs font l’objet dans cette lamentable affaire de retraites.

Ainsi, loi après loi, le système capitaliste se perfectionne pour parvenir à ce que toutes les richesses créées par les activités humaines, ainsi que les biens communs de l’humanité, deviennent des sources de profit, dévolues prioritairement aux membres de l’oligarchie et à leurs subalternes. Lois fiscales, code du travail et autres contraintes démocratiques, sont contournées et méprisées au point que les plus grandes fortunes soient celles qui contribuent le moins aux finances publiques (déficitaires de ce fait), tout en bénéficiant de privilèges considérables que leur accorde l’État : bouclier et niches fiscales, exonération de cotisations patronales, bénéfices de privatisations, de braderies du patrimoine national et de biens publics… Tout ceci est scandaleusement justifié par de nombreuses déclarations ministérielles et présenté comme la prévention contre le risque supposé de voir fuir à l’étranger les grosses fortunes. Sur ces options du pouvoir, la déclaration suivante de Christine Lagarde est édifiante : « On entend souvent dire que cette mesure (le bouclier fiscal) ne concernerait que la partie la plus riche de la population, mais n’est-ce pas celle qui fait tourner l’économie ? » [2]

Les milliers de milliards de dollars engloutis par les États pour sauver les banques après leur déroute de 2008, permet au pouvoir de parler de la crise au passé [3]. Selon le célèbre magazine Forbes, le classement 2010 des milliardaires indique qu’en un an le nombre de milliardaires en dollars est passé de 793 à 1.011 et leur patrimoine cumulé représente 3.600 milliards de dollars, en hausse de 50 % par rapport à l’an dernier. Pour les super riches, la crise est en effet déjà bien loin…

Les sources convergent : « le monde est incroyablement riche, et les très riches n’ont pas mis plus d’un an pour récupérer leurs fortunes extravagantes un instant écornées, pendant que le chômage poursuivait sa progression mondiale. Merci les États et les contribuables. On comprend mieux pourquoi les “caisses sont vides”, pourquoi les dettes publiques partout, et pourquoi il faut précipiter une réforme des retraites visant à faire payer les salariés et les retraités : c’est une condition du “plan de sauvetage“ des riches par tous les autres, pauvres compris » [4].

 Code de bonne conduite pour les prédateurs

Bien entendu, vouloir moraliser le système est absurde puisqu’il ne repose sur aucune base morale, mais au contraire sur un principe de rapport de force entre classes sociales ayant des intérêts aussi inconciliables que ceux des poules et ceux des renards ! Alors que la loi du plus fort (des plus riches !) s’exerce à l’encontre de tout principe démocratique, l’action présidentielle s’emploie à brouiller les cartes. Outrances verbales genre “gauchistes”, effets de manches grandiloquents contre les patrons voyous, contre les excès de bonus des traders et les parachutes dorés des cadres dirigeants, jusqu’à la puérile mascarade de remise en cause des paradis fiscaux [5], ponctuent l’agitation politico-médiatique quotidienne.

Pour faire bonne mesure dans le contexte général de pillage du bien public, alors que la ruée sur l’or vert provoque des ravages sociaux et environnementaux qu’on ne peut plus cacher, le gouvernement se lance dans la promotion d’un véritable « code de bonne conduite pour prédateurs », ainsi que l’a caractérisé Gérard Le Puill [6] d’après un rapport du Centre d’analyse stratégique rendu, public en juin dernier. Ce rapport, relatif à la course aux acquisitions de terres agricoles de pays pauvres par les fonds spéculatifs, met en lumière une « reconquête néo-coloniale » : sur des superficies de l’ordre de 20 millions d’hectares de terres, une grande partie est et sera détournée de son affectation à des cultures vivrières, vers des productions massives d’agro-carburants. C’est le cas même dans des pays où règne un fort déficit alimentaire : le Pakistan, par exemple, a l’intention de dévoyer ainsi le dixième de ses terres cultivables, alors que le quart de sa population souffre de malnutrition. Mais ce n’est pas un problème pour le gouvernement français : sur la base de ce rapport, où il est précisé que l’Union Européenne pourrait créer un label “Agro Investissement Responsable” qui serait attribué a des investisseurs pour ce type d’actions, il tente de vendre « la moralisation du capitalisme » !

Et ceci n’est qu’un exemple du déferlement de pillages multiformes et de marchandisation universelle. Le capitalisme néo-libéral, dans une concurrence impitoyable entre entreprises et États remet en cause tous les acquis sociaux. La soumission générale du travail et de l’économie aux impératifs de l’accumulation financière produit des inégalités énormes entre populations, aussi bien qu’au sein d’une même population.

Notre gouvernement s’acharne à détruire le compromis socio-politique constitutif de l’État social de l’après-guerre, les solidarités de travail et de coopération qui ont caractérisé des décennies de progrès humain. Sa stratégie politique consiste à décapiter le mouvement ouvrier et à supprimer toute marge de négociation des “partenaires sociaux”.

Mais il va lui falloir contenir la montée du mécontentement populaire qui a fait la terrible expérience de la faillite de ses principaux relais démocratiques, politiques et syndicaux, pervertis par leur ralliement aux principes économiques dominants, et entraînés ainsi à renoncer à engager le pays sur la voie d’un véritable changement de société.

Bien que largement abusé par les mensonges et le double jeu de la social-démocratie (qui fut co-artisan majeur, au mépris de la Constitution et du vote majoritaire des électeurs, de l’instauration de cette Union européenne “néo-libérale” et antidémocratique), le mouvement social cherche visiblement de nouvelles voies de résistance. Il n’est pas exclu que des modalités d’action inédites, et que de nouveaux leaders issus de la société civile, puissent contribuer à endiguer le reflux démocratique actuel, et peut-être parvenir à reconstruire un rapport de forces favorable aux classes sociales exploitées, opprimées et méprisées.

 Contrôle et soumission pour le peuple

Quoi qu’il en soit, le pouvoir développe une stratégie destinée à faire plier ceux qui résistent. Il s’agit pour lui d’empêcher le peuple de « se définir ou de s’identifier aux droits sociaux qu’il a pu conquérir ». D’où la surenchère sécuritaire en cours, dont l’enjeu idéologique est « que le peuple abandonne son désir de liberté et d’égalité pour lui substituer un besoin obsessionnel de sécurité ».

Cette idéologie au service du capitalisme prépare l’organisation institutionnelle d’une politique de guerre sociale, visant à discréditer les pratiques de résistance, à maintenir les inégalités sociales et le pillage du monde par une oligarchie : « Sous couvert de défense de la sécurité publique et privée s’accumulent des mesures qui mettent en danger la sécurité et la liberté des citoyens dans le pays supposé être le paradis des droits de l’homme. Le tour de force de Nicolas Sarkozy consiste à faire oublier d’où viennent tous les processus qui insécurisent réellement la vie des gens comme le chômage, la baisse des retraites, la fragilisation de la vie affective individuelle et familiale, la dégradation de la protection sociale, la soumission accrue à l’esclavage de la dette et de l’endettement engendrés par le mode de consommation devenu indispensable au mode de production capitaliste, bref, tout ce qui fait l’actualité sociale aujourd’hui » [7].

Le capitalisme tente de changer le sens d’un certain nombre de concepts comme ceux de liberté et de sécurité. Il tente de redéfinir le peuple par rapport à un ennemi, “les violents”, produit imaginaire incarnant le mal en soi, l’insécurité réduite au statut d’un effet séparé de ses causes, voué à être éradiqué sans qu’il y ait à s’attaquer à ces causes.

Pour cela, le pouvoir politique use de l’incertitude existentielle qui frappe les plus exclus, les plus pauvres et les plus fragiles. Il cherche à transformer en majorités prédatrices les classes et lescouches subalternes, il tente de les cimenter dans la haine à l’égard de minorités constituées par des fractions, ou des segments de population, encore plus exclues et encore plus pauvres.

En redéfinissant le peuple de cette manière, en lui fabriquant un nouvel ennemi, le pouvoir l’empêche d’identifier son véritable ennemi, le capital. Ainsi, le pouvoir compte-t-il sur l’obsession sécuritaire pour que le peuple abandonne les solidarités anciennes qui lui permettaient de se définir autrement que « celui qui est effrayé par les voyous » et se range, bien sagement, derrière le chef, celui qui protège.

Obtenir le consensus d’un peuple se définissant, non plus par les concepts républicains de liberté et d’égalité, mais par le concept obsessionnel d’insécurité, devient, pour les forces réactionnaires au pouvoir, la condition du maintien de leur hégémonie. Sur une telle base, elles veulent construire une idéologie de guerre préventive contre toute résistance populaire, organiser une guerre sociale plus ou moins cachée, afin de discréditer les pratiques de résistance ou d’insoumission.

 Comment contrer cette offensive idéologique ?

Pour résister, et au lieu de ne se retrouver que dans ce qu’il refuse, il faut que le peuple ait pleinement conscience de ce qu’il est lui-même et de tout ce qu’il y a de positif dans ce qu’il partage.

Les forces de changement devront donc conduire un combat résolu, dans l’urgence, contre un adversaire politique qui prend la forme d’une “non-démocratie” voire d’un “populisme protecteur”.

Beaucoup est à reconstruire dans les solidarités et dans les esprits déstabilisés par l’offensive idéologique de la pensée dominante.

Les enjeux de la lutte des classes qui se radicalise en excluant des pans entiers de la population devront être rendus perceptibles et compréhensibles.

Mais rien ne sera jamais possible sans une rupture avérée des états-majors avec les pratiques électoralistes qui ont sapé la confiance des citoyens dans leurs élus et dans les institutions où la démocratie est détournée pour empêcher l’accession du peuple à la souveraineté qui lui revient de droit.


[1éditions Zones, 2010 .

[2relatée par Là-bas Hebdo du 21/3/2010.

[3Voir à ce sujet sur Internet le blog de Jean Gadrey : http://www.alternatives-economiques.fr/blogs/gadrey/

[4Knight Frank,wealth report 2010, Boston consulting group...

[5Voir Paradis très spéciaux, par Bernard Blavette, GR 1112.

[6Un code de bonne conduite pour prédateurs, Gérard Le Puill, l’Humanité 1/7/2010.

[7Lire à ce sujet L’idéologie sécuritaire, du philosophe André Tossel, dans l’Humanité Dimanche 26/08-1/09/2010.


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