Panique chez nos décideurs
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Publication : novembre 2016
Mise en ligne : 22 janvier 2017
Les décideurs de l’Union Européenne ont été pris de panique quand le président du parlement de Wallonie a osé annoncer son opposition à la signature du CETA, ce traité de commerce que, dans le plus grand secret, ils négociaient depuis sept ans avec le Canada.
Et les grands médias de s’indigner ! Par exemple, Le Monde titrait sa Une du 23 octobre sur l’« incapacité » de l’Europe, présentait ce refus comme un « contresens », un « échec », une « défaite » dus au fait que les Belges avaient donné à ce président un « pouvoir exorbitant » et, citant la Commission européenne, évoquait un désastre « qui renvoie de nous une image catastrophique ».
Le parti pris manifesté par cette réaction violente était d’autant plus évident qu’il était facile de prendre connaissance des explications que le ministre-président socialiste de Wallonie, Paul Magnette, a publiquement exposées : elles ont été enregistrées et sont disponibles sur internet.
Quiconque voulant s’informer pouvait donc, comme je l’ai fait, constater avec quelle clarté remarquable cet élu avait bien précisé qu’il ne s’agissait pas de refuser de signer tout traité, mais d’exprimer la volonté que soient modifiées certaines parties du texte proposé, dont il faisait une critique de fond, solidement étayée.
Il dénonçait particulièrement les risques entraînés par l’instauration en Europe des tribunaux privés, dits “mécanismes d’arbitrage” (ICS), qui permettent à des entreprises internationales d’engager, auprès de juridictions privées, des procès contre des États dont les lois, prises par exemple pour protéger la santé, ou l’environnement, ou la sécurité, ou les conditions de travail, sont présentées par elles comme des entraves à leurs profits.
L’expérience d’autres traités de ce type (plus de trois milliers ont été créés ces dernières années dans le monde) a en effet montré que de tels tribunaux, si spéciaux, ont contraint les contribuables à verser, par dizaines de millions de dollars, des “compensations de manque à gagner” à des entreprises multinationales… Au nom de quoi les entreprises qui s’installent à l’étranger auraient-elles le privilège de n’être pas soumises, comme toutes les autres, aux lois locales ?
Est-ce que la loi ne doit pas être la même pour tout le monde dans ce qu’on appelle précisément un “État de droit” ?
Apparemment pas pour nos dirigeants européens qui, ayant affirmé que cet Accord économique et commercial global (AECG) — mais désigné, même en France, par son acronyme anglais CETA — était pour l’Europe l’assurance d’un développement mirifique de ses exportations vers le Canada, donc le retour à la croissance, la création de millions d’emplois, etc., avaient fixé une date limite (27 octobre) pour qu’il soit signé lors d’un rendez-vous au sommet en présence du premier ministre canadien.
Ils n’avaient pas imaginé qu’un parlement concerné puisse refuser de se soumettre à un calendrier aussi contraignant !
Et voilà que Paul Magnette réitérait ses demandes antérieures d’un « examen démocratique et parlementaire des textes » !
Elles étaient restées jusque-là sans effet, alors qu’il avait fait part de ses réserves dès le 2 octobre 2015 et averti, en avril dernier, de la probabilité que l’assemblée législative de la fédération Wallonie-Bruxelles n’accepte pas de signer le texte s’il n’était pas modifié…
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Par-delà le mépris ainsi manifesté contre une région qui osait vouloir un peu plus de démocratie en Europe, ce parti pris des grands médias confirmait également leur volonté de passer sous silence un fait qui les contrarie : “la société civile”a découvert, malgré eux, les dangers du libéralisme qui lui est imposé.
En effet, de plus en plus de citoyens européens ont compris qu’il s’agit de figer, dans le marbre des traités, toutes sortes de dispositifs dont le but est de supprimer toute limite aux profits des multinationales (telle qu’une “barrière” douanière, un “obstacle” tarifaire, une loi qualifiée de “protectionniste”, etc.), même si c’est au détriment des peuples, ce qui est le cas général… Nos fidèles lecteurs se souviennent de notre dénonciation de l’AMI (l’accord multilatéral sur les investissements) qui, ayant été découvert et dénoncé à temps, a pu être contré. Mais l’offensive de libéralisation du commerce au profit des multinationales a continué au sein de l’OMC [*], avec le cycle de Doha, en 2001, qui s’est conclu officiellement par un échec en 2006.
Tirant la leçon de ces défaites, les multinationales semblent avoir renoncé à obtenir des accords à l’échelle mondiale, trop difficiles à négocier dans le secret malgré l’aide de leurs puissants lobbies (il semble pourtant que cette tentative se poursuivrait en douce, à Potsdam…).
Changeant de stratégie mais pas d’objectif, elles cherchent à multiplier les accords bilatéraux, voire multilatéraux, comme l’ALENA conclu entre pays nord-américains. Certains de ces traités, préparés en parallèle, sont de moindre importance, mais d’autres sont bien plus ambitieux. Ainsi, trois traités de “liberté des affaires” ont été paraphés fin 2014 entre l’UE et l’Afrique de l’Ouest, de l’Est, et australe, et depuis mars 2010 elles négociaient un accord de partenariat transpacifique entre douze pays d’Amérique (dont les États-Unis), d’Asie et d’Océanie, il a été signé en octobre 2015.
Alors que cette vaste offensive libérale n’a pas encore achevé le Grand Marché Transatlantique [**], ni le TISA (pour “libérer“ le commerce des services), ni ce CETA que l’actualité récente a mis en lumière, voila que les citoyens découvrent la face cachée de ces accords de commerce !
Dans toute l’Europe, la mobilisation contre les traités de libre-échange explose. En témoignent les photos ci-après, publiées sur le net.
L’impopularité de ces accords libéraux est particulièrement nette en Allemagne, ce qui peut étonner parce que c’est le pays le plus exportateur de l’UE. En France, les slogans et les dessins qui les accompagnent montrent de plus en plus souvent un souci de s’exprimer avec humour. Il faut noter aussi que beaucoup soulignent la contradiction entre les accords de Paris (la COP 21) sur le climat et cette volonté de libérer les entreprises de toute contrainte…
Il n’est donc pas étonnant que sa dénonciation publique, tant des dangers qui peuvent résulter de tels accords, que de l’absence de démocratie dans leurs négociations, ait valu au président de Wallonie un soutien immédiat, qui s’est exprimé par des centaines de milliers de signatures sur le net.
Nos décideurs ont réagi aussi vite. D’un côté, menaçant la Wallonie de lui couper des fonds européens, de l’autre, ouvrant des discussions, ils ont obtenu un accord qui a été signé avant que sonne midi le dimanche suivant. Alors les médias ont affirmé que les Wallons s’étaient ralliés, et les citoyens qui avaient félicité P. Magnette l’ont accusé, toujours sur le net, avec la même ardeur et sans ménagement, de les avoir trahis.
Vrai ou faux ? — Tout dépend de l’accord signé. Du sens et de la portée des termes du texte lui-même, (30 chapitres, plus de 1600 pages dont 1370 d’annexes) et surtout de cet “instrument d’interprétation conjoint” (IIC), un amendement qui lui a été ajouté au cours des derniers pourparlers. Et il faut avoir de sérieuses compétences (juridiques en particulier), disposer de toute la documentation nécessaire (ce qui n’est peut-être pas possible) et prendre beaucoup de temps pour en juger…
Pour Paul Magnette et d’autres, cet IIC est une réelle “avancée”, et même un succès complet parce qu’il est aussi contraignant que s’il était intégré à l’accord, qu’il a valeur légale en droit international, qu’il supprime les arbitrages privés (ICS) et les remplace par “une cour publique”. Les États sont donc assurés de pouvoir améliorer leurs normes sociales et environnementales sans avoir à verser des indemnités pour manque à gagner à des entreprises multinationales. Bref, c’est tellement sûr que, du coup, même le TAFTA est mort… !
Pour l’Association Internationale de Techniciens, Experts et Chercheurs (AITEC), ce n’est pas si sûr.
Par une analyse très approfondie de cet accord, l’AITEC montre toutes les raisons pour lesquelles le traité signé le 30 octobre ne doit pas être ratifié, à commencer par un doute sur l’efficacité légale de ce mystérieux “instrument d’interprétation conjoint”.
En ce qui concerne le point majeur, le mécanisme arbitral pour régler les différents entre entreprises et États, il est bel et bien créé ; ses “arbitres privés”, dont le mode de désignation est très imprécis, sont payés par les parties en conflit et conservent leurs activités propres ; cette création se fait donc toujours au bénéfice des multinationales : elles se voient accorder, sans souci d’impartialité ou d’indépendance, des droits substanciels. Il est question d’une Cour multilatérale sur les investissements, elle est analogue à celle qui figurait déjà dans l’AMI : est-ce une façon de sortir de sa tombe ce qu’un vaste mouvement de contestation avait cru enterrer ? Ensuite, pas plus que les acquis sociaux, les services publics ne sont sauvegardés, ils devront être ouverts aux entreprises canadiennes, et les marchés publics restent “libérés”. Certes, le CETA ne prévoit pas explicitement le démantèlement des normes sanitaires et alimentaires européennes (viandes aux hormones, OGM, etc.), mais il jette les bases de leur détricotage… Enfin, aucune disposition n’est prévue pour assurer des politiques publiques destinées à lutter contre le changement climatique, maintenir la biodiversité, le développement durable et la protection des travailleurs face aux contraintes du droit commercial. Bref, la conclusion de l’AITEC est claire : « Le potentiel de nuisance du CETA est entier, aucune question n’est réglée. Le CETA signé le 30 octobre demeure ce que les négociateurs, les États membres et le gouvernement canadien ont voulu qu’il soit : l’instrument offert aux lobbies industriels et financiers pour leur permettre de réécrire nos lois, nos normes et nos réglementations, au détriment des consommateurs, usagers ou travailleurs comme à celui de notre planète ».
Les décideurs de notre si démocratique UE espéraient pouvoir mettre ce CETA en œuvre, tout de suite, à titre provisoire, avant les ratifications parlementaires. Mais ils ont dû déchanter : en Allemagne, une plainte collective a été déposée par 190.000 citoyens, auprès de la Cour constitutionnelle. Or celle-ci a aussitôt rappelé que l’UE ne doit pas outrepasser ses compétences… qui se limitent aux droits de douane ! Ce qui laisse espérer que le jugement, que les magistrats de Karlsruhe vont porter dans quelques mois sur le fond de la plainte, rendra impossible la ratification du CETA (par 29 Parlements : ceux de l’UE, des 27 États membres et du Canada)… et par conséquent, celle de tous les traités libre-échangistes.
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La prise de conscience manifestée par les citoyens a ébranlé, en Europe, la toute-puissance des tenants du libéralisme économique. Comme cela n’a pas suffi, il faut redoubler d’efforts pour montrer à tous le sens, la portée et les conséquences des traités de libre échange.
[*] OMC = Organisation Mondiale du Commerce.
[**] *GMT ou TAFTA ou TTIP, voir GR 1150, GR 1158, GR 1163.