Il y a juste deux ans Rémi Fraisse était tué par un tir de grenades en provenance des “forces de l’ordre” au cours d’une manifestation contre la construction du barrage de Sivens dans le Tarn. Le dimanche 23 octobre, diverses associations avaient décidé d’organiser une rencontre à la mémoire du jeune Rémi. Il ne s’agissait pas officiellement d’une manifestation, mais d’un groupe de personnes qui désiraient simplement se recueillir sur les lieux même du drame. Aucune autorisation n’avait donc été demandée en Préfecture. Voici la relation factuelle de cette journée telle que je l’ai vécue :
Le rendez-vous avait été fixé à 11 h 30 sur le parking d’une grande surface, à la sortie de Gaillac. À l’heure dite, un petit convoi d’une trentaine de véhicules (une petite centaine de personnes) se met en route vers la maison forestière de Sivens, mais en faisant un large détour parce que la route la plus directe est, pour une raison inconnue, interdite à la circulation. En chemin, nous dépassons plusieurs voitures de gendarmerie garées sur le bas-côté de la route. Nous parvenons sans encombre à la maison forestière située sur une hauteur, à 1,5 km environ de la zone déboisée [1] ; d’autres voitures de gendarmerie sont garées sur l’aire de stationnement.
Nous bénéficions d’une magnifique journée d’automne, idéale pour un pique-nique. Mais l’ambiance n’est pas vraiment à la détente conviviale. La mort tragique de ce jeune homme plane sur chacun d’entre nous, et puis des “éclaireurs” nous ont prévenus que nous sommes attendus : un groupe d’individus a dressé un barrage à l’aide de voitures et d’un tractopelle pour nous interdire l’accès du site.
Après le pique-nique, vers 14 heures, nous entamons la descente vers la zone que chacun ici désigne sous le terme technique de “plateforme”. Nous sommes accompagnés par une journaliste et un caméraman de France 2, une journaliste de l’AFP et la correspondante locale de Médiapart [2].
Nous ne tardons pas à butter sur le barrage : une trentaine de “gros bras” nous accueillent par des sifflets, des insultes, en brandissant des manches de pioches. Précisons que nous ne saurons jamais qui sont exactement ces hommes : des agriculteurs membres de la FNSEA, farouchement favorable au barrage, des chasseurs (certains arborent des fusils), ou bien appartiennent-ils à ces groupuscules d’extrême-droite assez violents et plus ou moins liés au Front National ? Une seule chose est sûre : une jeune femme, assez énervée, présente dans le groupe, n’est autre qu’une adjointe à la maire de Lisle-sur-Tarn, la localité sur laquelle se trouve le site.
Un ami et moi, nous nous approchons calmement du groupe et demandons au nom de quelle autorité ils prétendent nous interdire le passage. Un homme me donne une bourrade et c’est alors que je me rends compte qu’il tient dans une main un couteau genre “Opinel”, à demi sorti de sa poche. Alarmés, nous lui demandons de faire disparaître cet objet. Mais l’homme, dans un état d’excitation extrême, peut-être sous l’emprise de l’alcool, nous déclare « je m’en fous d’aller en prison ».
Nous nous tournons alors vers l’un de ses compagnons et lui demandons de désarmer ou d’éloigner cet individu.
Alors que nous parlementons, nous entendons un cri, et nous retournant, nous réalisons que le forcené vient de donner un coup de couteau à une jeune fille, la blessant à l’abdomen. La blessure est sans gravité, plutôt une égratignure, mais le couteau et la main de l’homme portent des traces de sang.
C’est alors que la gendarmerie fait son apparition et s’interpose entre les deux groupes. Nous leur demandons d’interpeller l’agresseur et de confisquer le couteau qui est après tout une pièce à conviction. Ils refusent d’intervenir déclarant seulement que la victime doit aller porter plainte le lendemain à la gendarmerie de Gaillac [3].
Tout au long des heures qui vont suivre, l’attitude des policiers sera extrêmement ambiguë : une forme de connivence avec nos adversaires, mêlée à de la gêne et de l’embarras.
Finalement, grâce à l’intervention des gendarmes, nous parvenons au lieu même où Rémi a été tué. Il n’y a là plus aucun signe particulier car la police et les partisans du barrage ont démoli les stèles qui, à plusieurs reprises, y avaient été érigées.
Nous formons un cercle pendant qu’une jeune femme joue de la flûte, que sont lus plusieurs textes et poèmes, qu’une artiste mime de remarquables figures évoquant une mise à mort. Tout cela est très émouvant.
À une centaine de mètres, les partisans du barrage vocifèrent, actionnent des sirènes, font ronfler le tractopelle, et la douzaine de gendarmes semblent avoir quelques difficultés à les contenir.
Le cœur lourd devant cette mort inutile et tant de bêtise humaine, nous prenons bientôt le chemin du retour.
Notre départ est ponctué par de nombreux coups de fusils de chasse tirés en l’air…
Pour terminer cette relation sur une note moins sinistre, je signale que sur la zone déboisée qui, il y a deux ans, évoquait un champ de bataille de la guerre de 14, la nature reprend rapidement ses droits. Partout ce ne sont que buissons et jeunes arbres qui repoussent vigoureusement. La blessure infligée par la rage destructrice des hommes commence à se refermer…