Social-démocratie et marché

Réflexion
par  J.-P. MON
Publication : novembre 2016
Mise en ligne : 28 janvier 2017

 La fin annoncée de la social-démocratie

La fin de la social démocratie semble être un thème à la mode. Arnaud Leparmentier, journaliste au Monde, intitulait une de ses récentes chroniques Requiem pour la social-démocratie [1] . Étant lui-même très loin d’être un partisan de cette théorie, il reproduisait avec un plaisir évident les propos que venait de tenir Alain Minc dans Ecorama, une émission diffusée sur Boursorama.com : « De la même manière que François Mitterand nous aura débarrassé du communisme, François Hollande nous aura débarrassé du socialisme. Par le pivotement qu’il a fait en 2014, il a accepté l’économie de marché telle qu’elle fonctionne. Ce sera une trace durable, historiquement. L’agitation des Montebourg, Hamon, frondeurs et tutti quanti est secondaire par rapport à cela. De cela, il faudra lui savoir gré ». « Mais, commente Leparmentier, c’est trop peu et trop tard car François Hollande s’est fait déborder sur sa gauche par Mélenchon et les frondeurs, sur sa droite par Emmanuel Macron ».

Quoi qu’il en soit, on pourra mesurer l’étendue du désastre au printemps prochain… On verra aussi ce qu’il adviendra du SPD allemand, qui refuse toujours une alliance nationale avec Die Linke, et du parti démocrate italien de Mattteo Renzi. Mais déjà, en Espagne, les dirigeants du PSOE, en décidant, contre l’avis de leur base, de s’abstenir lors du vote d’investiture du futur gouvernement espagnol, viennent de précipiter leur parti dans la décrépitude social-démocrate européenne.

Rien d’étonnant à cela car depuis le crise financière de 2008, la plupart des partis sociaux-démocrates et socialistes de l’UE ont appuyé des politiques d’austérité. Ils sont en train d’en payer le coût politique. N’oublions pas qu’avec les démocrates aux États-Unis, les Travaillistes au Royaume-Uni et le SPD en Allemagne ont été les plus enthousiastes dérégulateurs des marchés financiers…

On constate aujourd’hui que le SPD, qui claironne qu’il faut investir massivement dans les infrastructures, ne peut rien faire parce qu’il est tenu par le pacte de stabilité financière de l’Eurozone et la constitutionnalisation de l’équilibre budgétaire dont il a fortement appuyé l’adoption dans les années 1990 ! L’oubli de sa propre histoire risque d’ailleurs de lui faire subir un impressionnant échec : sous la République de Weimar le pourcentage de ses voix était passé de 37,9% en 1919 à 18,3% lors des dernières élections libres de mars 1933 et c’est pendant cette période que le parti avait commencé à devenir plus en plus centriste jusqu’à finalement appuyer des politiques économiques déflationnistes.

C’est cette décision catastrophique qui a amené les électeurs à voter nazi ou communiste…

 Comment en est-on arrivé là ?

La social-démocratie, c’était non seulement une orientation politique mais aussi une façon de gouverner qui consistait dans la plupart des pays développés à allouer environ 30% du PIB à l’emploi, la santé, l’éducation et les retraites grâce à une alliance plus ou moins pacifique entre le ou les partis au pouvoir et les syndicats.

Avec des hauts et des bas et de manière plus ou moins continue, c’est ce qui fut mis en œuvre dans la plupart des démocraties occidentales entre la fin de la seconde guerre mondiale et le début des années 1990 où les partis au pouvoir dont les leaders Bill Clinton aux États-Unis, Tony Blair au Royaume-Uni, Gerhard Schröder en Allemagne, gouvernaient majoritairement au centre et faisaient passer leur politique (la “Troisième voie”) pour une alternative au capitalisme mondial basé sur les échanges dont ils redistribuaient les miettes…

C’est ce succès, temporaire, qui continue à faire dire aux analystes politiques que seuls les partis de centre gauche qui prônent vraiment une politique centriste peuvent gagner les élections ! Ce sont d’ailleurs les mêmes qui nous racontaient que le “Brexit” était impossible ou que Donald Trump n’aurait jamais l’investiture du parti Républicain…

En fait, depuis les années 1970, la social-démocratie est contrée par la montée en puissance du “néolibéralisme”. Pour celle-ci, basée sur les théories de Milton Friedman et de Friedrich Hayek, toute « technique de gouvernement » voulant intervenir sur les marchés est absurde, c’est l’action “libre” des individus qui doit diriger la société. Il faut donc revenir aux fondements de l’économie classique selon laquelle si les individus sont libres d’agir selon leur propre intérêt, leurs choix sur les marchés sont alors guidés efficacement vers l’intérêt général par une “main invisible”.

 La faute au Prix Nobel ?

Malheu­reusement, cette théorie n’est fondée ni en théorie ni en pratique : les postulats sur lesquels elle repose sont irréalistes, les modèles qu’elle utilise sont inconsistants et les prévisions qu’elle fait sont souvent fausses !

Sa persistance ne serait-elle due qu’au prestige que confère le “prix Nobel” d’économie à ses lauréats ?

C’est ce que défend Avner Offer, professeur émérite d’histoire économique à l’université d’Oxford.

Il rappelle [2] que ce qu’on dénomme à tort “prix Nobel d’économie” (pour faire une analogie avec les vrais prix Nobel dans diverses disciplines telles que la physique, la chimie, la littérature, la médecine, la Paix,…) a été inventé par la Banque centrale suédoise, la Riksbank, en 1968. Et pas par hasard : cette création arrivait juste après le long conflit sur la gestion du crédit qui éclata dans les années 1950 entre le gouvernement suédois et le gouverneur de la Banque centrale  : la Suède était une démocratie sociale particulièrement avancée et son gouvernement souhaitait continuer à assurer la sécurité de ses citoyens par des impôts, des investissements sociaux, des transferts, … Il donnait la priorité à l’emploi et au logement, tandis que la Riksbank ne s’inquiétait que de l’inflation.

Le gouvernement l’avait emporté. Mais en 1968, à l’occasion du trois centième anniversaire de la Riksbank, pour compenser la perte de pouvoir subie et flatter son orgueil, le gouverneur de la banque lui décréta le droit de décerner un “prix Nobel” en économie. Un groupe d’économistes de centre droit monopolisa aussitôt, au sein de l’académie des sciences, la sélection des lauréats, même s’il semble que le comité Nobel maintienne un bon équilibre entre droite et gauche, entre théoriciens et empiristes…

Le roi des “faiseurs” de “prix Nobel d’économie” a longtemps été l’économiste Assar Lindbeck de l’Université de Stockholm, (un transfuge de la social démocratie !). Dans les années 1970 et 1980, il intervint activement dans les élections suédoises en prenant parti pour la microéconomie contre la social démocratie. Pour lui, des impôts élevés et le plein emploi conduisent au désastre [3]. Comme tant d’autres de ses collègues, il ne s’est pas aperçu de la très grave erreur politique du moment, la dérégulation du crédit, qui a conduit à la profonde crise financière des années 1990, avant-goût de la crise mondiale de 2008. Ses priorités étaient les mêmes que celles du FMI, de la Banque Mondiale et du Trésor américain, c’est-à-dire les privatisations, les dérégulations et la libéralisation des marchés de capitaux et la mondialisation du commerce, en bref, ce qu’on a appelé le “Consensus de Washington”. Toutes ces mesures ont créé un environnement favorable au développement de la corruption, aux inégalités et à la méfiance envers les gouvernements. Les “élites” du monde des affaires et de la finance se sont enrichies… et de graves crises ont éclaté.

Devant l’émergence dans les économies “avancées” de désordres qui, auparavant, étaient “réservés“ aux pays en voie de développement, Bo Rothstein, chercheur en science politique, fait campagne à l’Académie des Sciences suédoise (dont il fait partie) pour que l’attribution du “prix Nobel d’économie” soit suspendue jusqu’à ce que toutes ces conséquences aient été examinées.

Mais en attendant, pour Avner Offer, la social-démocratie constitue un ensemble pragmatique de politiques qui ont été très efficaces pour contenir l’insécurité sociale  ; et bien qu’elle soit depuis des dizaines d’années l’objet d’attaques incessantes, elle reste indispensable pour fournir aux populations des biens que les marchés ne peuvent fournir équitablement, ou en quantité suffisante. Donc, pour lui, marché et social-démocratie doivent évoluer pour arriver à une cohabitation indispensable.

Tâche d’autant plus difficile que le marché a profondément changé.

 Les nouveaux habits du “marché libre”

En fait, « nous vivons dans un capitalisme de rentes ». Ce système économique est radicalement différent du “marché libre”… dont on continue pourtant, sans cesse, de nous vanter les mérites.

C’est ce qu’explique Guy Standing, professeur à l’Université de Londres, dans son dernier ouvrage [4], dont voici les principaux points [5].

Comment peut-on encore dire aujourd’hui que nous vivons dans un système de marché libre alors que des brevets garantissent des revenus pendant 20 ans, qu’ils en empêchent toute concurrence et que des droits d’auteur restent valables pendant 70 ans ? La vérité est que nous avons le marché le moins libre qui soit  !

Et qui plus est, au lieu d’essayer de mettre fin aux monopoles et aux autres obstacles à la liberté des marchés, les gouvernements créent de nouvelles règles… qui les renforcent !

Le système de distribution des revenus du XXème siècle s’est effondré. Depuis les années 1980, dans la plupart des puissances économiques, la part des richesses revenant au travail a diminué, les salaires réels ont en moyenne stagné ou même diminué. C’est aujourd’hui une petite minorité de gens et d’entreprises qui accumulent les vastes richesses, non pas en travaillant dur ou en ayant une activité productrice, mais grâce à la “rente”, c’est-à-dire à des revenus tirés de la possession de biens rares ou rendus rares. La rente la plus familière est le revenu tiré de la location d’un terrain, d’une propriété, de mines ou d’investissements financiers. Des rentes nouvelles sont constituées maintenant par les revenus tirés d’intérêts de prêts, de la propriété intellectuelle, de gains tirés d’investissements en capitaux, de profits “plus élevés que la normale” pour des entreprises qui occupent une position dominante.

Et à tout cela s’ajoutent des subventions et les revenus tirés d’intermédiations financières.

Une nouvelle source de rente vient encore d’apparaître avec les plates formes comme Uber ou TaskRabbit. Elles sont en train de transformer le marché du travail en créant des “auto-entrepreneurs”taxées en gros à 20%.

En son temps, Keynes disait déjà dans sa célèbre Théorie Générale, qu’il fallait « euthanasier les rentiers » ! 80 ans plus tard, les rentier sont tout sauf morts : ils sont devenus les principaux bénéficiaires du capitalisme moderne.

Dans les années 1980, alors que le néolibéralisme se développait, le concept de compétitivité devint une obsession. Un pays ne pouvait croître rapidement que s’il était plus compétitif que les autres, ce qui voulait dire qu’il devait avoir des coûts de production plus faibles, une plus grande profitabilité que ses concurrents et des taxes plus faibles sur les investisseurs potentiels. Contrairement à la célèbre règle des “avantages comparatifs” prônée par l’économie classique, il semblait que tous les pays devaient être les meilleurs pour un même produit. Le jeu consistait désormais à trouver les moyens d’attirer et de retenir les investissements étrangers, de booster les exportations et de limiter les importations. Ce sont ces arguments qui ont servi à justifier la baisse des impôts directs, particulièrement sur le capital, et l’octroi de subventions aux investisseurs.

Et c’est ainsi que les entreprises et les financiers ont pu dès lors utiliser leur pouvoir pour inciter les gouvernements à mettre en place un ensemble d’institutions mondiales et de règlements qui leur permettent de maximiser leur rente  :

• La proclamation que le capitalisme mondial est basé sur le marché libre est ainsi le premier mensonge du capitalisme de rente.
Avec l’adoption par l’OMC de l’accord sur les aspects commerciaux des droits de propriété intellectuelle (ADPIC), la propriété intellectuelle est devenue, depuis 1995, la première source de rentes (marques déposées, copyrights, droits de conception de l’apparence d’un produit, références géographiques, accords secrets et brevets, etc…).
Ainsi les industries de haute technologie et à fort contenu de savoirs, qui assurent aujourd’hui 30% de la production mondiale, gagnent beaucoup plus avec leurs droits de propriété intellectuelle qu’avec la vente des produits et services qu’ils assurent.

• Le deuxième mensonge du capitalisme rentier est l’affirmation que les droits de propriété intellectuelle récompensent ceux qui prennent des risques  !
De nombreuses inventions dont les entreprises tirent un grand profit sont issues de la recherche publique financée par les impôts.
La plupart des innovations génératrices de brevets juteux sont le résultat d‘idées et d’expérimentations de nombreuses personnes ou de plusieurs groupes. Qui plus est, de nombreux brevets sont pris non pas pour en utiliser les idées mais simplement pour empêcher que d’autres s’en servent  !

• Troisième mensonge du capitalisme rentier : prétendre que la structure du capitalisme mise en place par la mondialisation est bonne pour la croissance.
Elle a, bien au contraire, non seulement freiné la croissance, mais elle l’a rendue moins soutenable en augmentant ses coûts écologiques réels. Ceux-ci constituent une part des nouvelles rentes, notamment grâce aux quelque 3.000 accords commerciaux et d’investissement. La plupart des études ne révèlent que des corrélations faibles ou nulles entre ces traités et les flux d’investissements. Tout comme il n’y a guère de corrélation entre investissement et croissance. On en trouve par contre avec l’instabilité financière.

• Le quatrième mensonge est l’affirmation que les profits récompensent l’efficacité des gestionnaires. Bien au contraire, le mécanisme d’arbitrage des différends entre investisseurs et États est en fait une garantie pour les multinationales contre les gouvernements dont la politique pourraient affecter leurs profits. (cf ci-dessus p. 3).

• Enfin, faire croire que le travail est le meilleur moyen de sortir de la pauvreté est le cinquième mensonge du capitalisme rentier. Car la vérité est que les revenus du travail s’effondrent pour les précaires, alors que ceux tirés de la rente croissent pour les plus riches.

En conclusion, pour Guy Standing, le défi est donc bien « d’euthanasier les rentiers », comme le souhaitait Keynes. Un dur combat, mais qu’on peut gagner. Il exige un nouveau système de distribution des revenus dont l’un des éléments fondamentaux pourrait être la garantie d’un revenu de base. Sans quoi, c’est un sombre avenir qui s’annonce. La social-démocratie est bien mal en point. Elle pourra, peut-être, survivre si les gouvernements qui s’en réclament décident enfin de mettre fin aux politiques d’austérité qu’elles ont menées jusqu’ici, de se lancer dans de grands programmes d’investissements sociaux et de rénovation d’infrastructures.

Le marché, de son côté, fait preuve de toujours plus d’imagination pour améliorer ses “rentes”.


[1Le Monde, 20/10/2016.

[2Nobel Economics Versus Social Democracy, dans Social Europe, 13/10/ 2016.

[3Il a notamment publié des recherches sur l’État-pro­vidence et l’effet de l’évolution des normes sociales. Selon lui, le système de protection sociale érode les normes liées au travail et aux responsabilités : un changement dans l’éthique du travail est lié à une dépendance croissante dans les institutions de l’État-providence.

[4Guy Standing, Why Rentiers Thrives and Work Does Not Pay, London Biteback éd., juillet 2016.

[5The Five Lies of Rentier Capitalism (Les 5 mensonges du capitalisme de rentes), dans Social Europe, 27/10/2016.


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