La violence est-elle dans la nature humaine ?

Réflexion
par  B. BLAVETTE, F. CHATEL
Publication : novembre 2016
Mise en ligne : 28 janvier 2017

L’article de François Chatel évoquant la violence engendrée par la mentalité occidentale a suscité un dialogue (voir GR 1179) qui se poursuit ici avec Bernard Blavette  :

Bernard  : Ton article sur la pensée occidentale indique qu’un changement de mentalité est nécessaire, idée à laquelle j’adhère, et qu’elle s’avère possible par l’avènement d’une nouvelle organisation sociale.

Il y a cependant, en ce dernier point, quelque chose qui me trouble beaucoup et que je pressens comme un obstacle majeur. Il s’agit du fait que la nature soit par elle-même extrêmement violente. Il y a dans chaque être vivant, y compris les végétaux, ce “conatus” dont parlait Spinoza et que l’économiste et sociologue F. Lordon a beaucoup commenté, c’est-à-dire ce désir irrépressible de persévérer dans son être quelles qu’en soient les conséquences.

Pour Spinoza seul un conatus antagoniste et d’égale puissance peut s’opposer à cette rage de vivre et de se développer, d’étendre sa puissance aux dépens des autres. Tout cela n’est donc pas seulement un comportement humain. Il semble exister une règle générale.

François  : Nous partons sur la même constatation qu’en effet, la nature présente une face que nous pouvons qualifier de violente, voire cruelle. Le monde baigne comme tu dis, dans « ce désir irrépressible de persévérer dans son être ». Par contre, « quelles qu’en soient les conséquences » ne semble pas aussi systématique. La destruction ne semble pas un phénomène répandu dans la nature. Sans l’action souvent néfaste de l’homme, elle apparaît se maintenir dans un équilibre évolutif. N’existerait-il pas un compromis “tacite” entre les espèces ? Les lions ne font pas disparaître les gazelles, ni les vaches, l’herbe des prés. En plus, de nombreux rapports et témoignages montrent que des personnes et des animaux de toutes sortes s’engagent parfois au péril de leur vie pour aider ou sauver d’autres êtres, même d’espèces différentes.

Ce phénomène n’est pas propre à l’homme puisque Frans de Waal, entre autres, nous enseigne que l’empathie est largement partagée. Les éthologues se rendent compte que partout s’observent aussi bien des comportements de coopération entre les animaux, ou les végétaux. Même Darwin avait signalé, au-delà de sa lutte impitoyable pour subsister, cette propension des espèces à la coopération, autre face de la nature.

Bernard  : Il n’empêche que les êtres vivants, afin de reconstituer leur énergie interne ont évidemment besoin de nourriture. Les carnivores, et même les herbivores, ne peuvent alors que dévorer d’autres êtres vivants dans un processus qui me paraît d’une incroyable perversité : chacun ne peut survivre qu’au détriment de l’altérité... En dehors de l’action humaine, la nature maintient un certain équilibre mais c’est en ayant recours en grande partie à la violence. Dans ce raisonnement seule la photosynthèse permet de capter l’énergie je dirais d’une manière “noble”, mais son rendement est très faible, de l’ordre de 10%.

François  : En fait, et c’est paradoxal, seul l’humain semble considérer cette situation de prédation comme brutale et violente. Elle peut même aussi parfois prendre un aspect cruel. Or, attribuer une connotation négative aux mots violence et cruauté montre que chez l’humain, au moins, le fait de faire souffrir est inscrit dans le registre de la moralité comme inconcevable. À notre connaissance actuelle, l’humain est le seul à pouvoir dire “non” à cette barbarie générale. Les êtres non-humains semblent, pour une grande partie, enclins à obéir à leurs instincts de prédation et agir suivant une normalité déconcertante.

L’humain aurait donc déjà au moins l’intention de se prononcer contre ce qui paraît une fatalité sur terre, faire souffrir.

En a-t-il la possibilité pour autant  ?

Bernard  : L’intention n’aboutit pas obligatoirement à l’action. Et la possibilité est une autre histoire. Tout cela pour dire que si l’on prend en compte ces considérations, il n’est pas étonnant que l’être humain se sente perdu et qu’il sombre dans des dérives catastrophiques. Cela va bien au delà des pratiques du capitalisme, qui évidemment n’arrangent rien.

François  : L’être humain se trouve alors dans la situation absurde décrite par A. Camus. Conscients de l’aberration, soit nous acceptons ce qu’il considère comme le confort de la fatalité, soit nous endossons le costume du révolté, de celui qui s’empare de sa liberté (même si d’après Spinoza, elle n’est qu’une illusion, mais dans ce cas, s’emparer de celle-ci, revient aussi à un acte de révolte) pour refuser ce qui lui est imposé et que sa raison ou sa morale refuse. La religion propose une solution pour échapper aux anomalies de ce monde : le croyant se retranche dans sa foi et attend le salut dans l’au-delà en se tenant tranquille sur Terre. C’est pourquoi tous les gouvernements flirtent avec les églises. Ne va-t-on pas accepter les crêches de Noël dans les mairies ?

Une autre solution, plus moderne, est l’addiction aux technologies. Vivre dans le virtuel permet, la plupart du temps, de s’évader des vicissitudes de ce monde. Et puis en dernier recours, il existe certains produits efficaces pour planer encore plus au-dessus.

Bernard  : Ce n’est pas gagné d’avance, cette révolte ne semble pas pour demain. Et pourtant, le vingtième siècle a été le théâtre de toutes les facettes de la violence et de la cruauté, et en ce siècle actuel nous ne semblons pas nous diriger vers le dernier acte de cette folie.

Une solution ne peut s’épanouir que parmi des individus qui auraient avant tout intégré la profondeur tragique de notre condition collective (de l’ensemble du vivant) et qui, parvenus à séparer l’essentiel du dérisoire, se donneraient pour tâche d’alléger, autant que faire se peut, le fardeau qui pèse sur notre passage dans cet univers.

François  : À mon avis, il n’est pas utile que tous intègrent « la profondeur tragique de notre condition collective ». Il n’y a souvent que peu de gens pour réagir, mais ils suffisent à changer le cours des choses si leur mouvement s’inscrit à la faveur de l’époque, si les conditions “historiques” s’avèrent adéquates. La grande majorité de la population suit le courant porteur, celui qui apporte des réponses manquantes aux besoins (pas seulement matériels). Comme exemple de révolte contre la cruauté, nous pouvons citer le végétarisme et mieux encore le véganism qui exclue toute ressource provenant d’un animal : alimentation, vêtements, sacs, mobiliers, etc… Et cette solution fonctionne, elle connaît même de plus en plus de succès. Elle progresse d’une façon impressionnante dans tous les pays. Afin de refuser toute souffrance, tout crime volontaire infligé à un animal, cet être qui ressent la douleur, exprime des émotions et des sentiments, est intelligent, fait des projets, montre de l’empathie et de la solidarité, transmet son savoir, aime vivre, la solution existe et est applicable. Je trouve formidable que celui qui refuse cette cruauté insensée de l’élevage et de l’abattage puisse trouver et adopter cette solution. Elle est certainement facilitée et permise par des circonstances favorables, mais voilà une intention de “révolte” qui s’avère possible et aboutit à une action concrète. Elle représente une voie qui fonctionne et permet de rendre optimiste quant à d’autres solutions capables de résoudre ces autres problèmes que nous trouvons inacceptables. Pour remédier à l’aberration, à la brutalité du capitalisme, l’économie distributive représente une solution appropriée. Elle a l’intention de résoudre les problèmes non seulement d’économie mais aussi de société et d’environnement. Nous sommes peu nombreux à la soutenir, mais il suffit, à mon avis, de la conjonction de conditions favorables prochaines pour rendre possible l’instauration de cette solution et son adoption croissante par la grande majorité.

Bernard  : Aujourd’hui, comment apprend-on à choisir cette voie de la révolte constructive ? Il ne faut certainement pas compter sur l’éducation normalisée qui forme plutôt à la docilité et à l’obéissance, non à l’apprentissage de l’autonomie. Il est difficile, pour celui qui a pris conscience du tragique de la condition humaine, d’admettre que durant sa propre vie, aucun bouleversement notoire ne semble éclairer l’horizon. C’est pour cela que le philosophe et sinologue François Julien enseigne les philosophies traditionnelles chinoises en mettant en avant la notion de “détachement“ qui, associée à la simplicité de vie, permet au “sage“ de prendre du recul, de ne pas participer aux querelles absurdes du monde, de ne pas tomber dans le piège des “passions“. Ce qui implique aussi d’avoir le courage de ne pas accepter de vivre à n’importe quel prix.

François   : Certes, l’apprentissage du “détachement” est une solution qui permet de se sortir des préoccupations et de devenir imperméable aux perturbations du monde. Mais elle est bien individualiste. C’est une protection utile, une voie vers le contrôle de soi. Elle apparaît comme une ébauche de révolte mais il lui manque l’engagement créatif, l’expression vers les autres. Car comme dit Camus  : « Dans l’épreuve quotidienne qui est la nôtre, la révolte joue le même rôle que le “cogito“ dans l’ordre de la pensée : elle est la première évidence. Mais cette évidence tire l’individu de la solitude. Elle est un lieu commun qui fonde sur tous les hommes la première valeur. Je me révolte, donc nous sommes ».

Bernard  : À propos de cette démarche de "détachement", il ne s’agit ni pour la philosophie chinoise, ni pour moi, de se retrancher dans un splendide isolement indifférent aux affaires du monde. Il s’agit en fait de prendre tout d’abord du recul face à une situation donnée pour réfléchir, si possible dans le calme, aux décisions qui semblent s’imposer. Par ailleurs le "détachement" signifie aussi que l’on n’est jamais sûr d’avoir raison, que l’on renonce à imposer son point de vue envers et contre tout, que l’on est capable de battre en retraite pour éviter des querelles inutiles. On peut ainsi espérer se libérer de ce que j’appellerais "la dictature de l’égo" qui nous a amenés à tant de catastrophes.

François  : Il apparaît donc que cette association du "détachement" et de la "révolte" permette le maintien de l’engagement, tout en préservant le recul nécessaire afin de garder la lucidité et d’éviter le piège de l’égo. Voilà une association qui serait fort utile à chacun dans son rôle de citoyen  ; encore faudrait-il que la démocratie soit réelle et non pas cette mascarade désolante qui montre qu’en plus de nous tromper, on nous prend pour des imbéciles. Dans les dernières pages de L’homme révolté, Camus écrit ceci  : « [la révolte] suppose une interminable tension et la sérénité crispée dont parle le poète (René Char). Mais la vraie vie est présente au cœur de ce déchirement… Aucune sagesse aujourd’hui ne peut prétendre à donner plus. La révolte bute inlassablement contre le mal, à partir duquel il ne lui reste qu’à prendre un nouvel élan. L’homme peut maîtriser en lui tout ce qui doit l’être. Après quoi, les enfants mourront toujours injustement, même dans la société parfaite. Dans son plus grand effort, l’homme ne peut que se proposer de diminuer arithmétiquement la douleur du monde. Mais l’injustice et la souffrance demeureront et, si limitées soient-elles, elles ne cesseront pas d’être le scandale. Le “pourquoi” de Dimitri Kara­mazov continuera de retentir ; l’art et la révolte ne mourront qu’avec le dernier homme… La révolte, sans prétendre tout résoudre, peut au moins faire face… Les hommes d’Europe [l’occidental]… oublient le présent pour l’avenir, la proie des êtres pour la fumée de la puissance, la misère des banlieues pour une cité radieuse, la justice quotidienne pour une vaine terre promise… ils ont voulu effacer la joie au tableau du monde, et la renvoyer à plus tard. Niant la juste grandeur de la vie, il leur a fallu parier pour leur propre excellence. Faute de mieux, ils se sont divinisés et leur malheur a commencé… La seule règle qui soit originale aujourd’hui : apprendre à vivre et à mourir, et, pour être homme, refuser d’être dieu ».

Comme Sisyphe, motivé par sa révolte, pousse son rocher dans la pente devant lui, l’objectif de l’homme est d’améliorer sa condition. Il y parvient en s’occupant du domaine technique, mais cette exclusivité lui fait omettre les autres faces de son rocher, au risque de le déséquilibrer et qu’il lui échappe et roule alors inexorablement vers le bas. Déjà quelques sérieuses alertes lui indiquent qu’à tout moment il peut perdre le contrôle de son entreprise. Guerres inadmissibles, pollutions désastreuses, environnement saccagé, procédés techniques risqués, conditions de vie sociale en dégradation, démographie inquiétante, inégalités odieuses, et la liste est encore longue.

La sagesse, la raison, doivent donc l’amener, par la lucidité et la clairvoyance, à le rendre capable d’orienter désormais son effort vers d’autres domaines comme l’économie, la politique, la vie sociale, l’éthique, la culture, l’environnement, etc…

Sur cette montagne qui nous attire, qu’importe, en fait, où ce chemin nous mènera, l’importance réside dans le bonheur que chaque participant à cette besogne ressent lors de son court relais et aux paysages toujours plus grandioses que l’acquisition des connaissances nous fait découvrir en progressant sur ce chemin.


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