Rareté et abondance

publié en 1945

par  J. DUBOIN
Publication : 1945
Mise en ligne : 24 décembre 2021

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Avant-propos

Des hommes instruits, pénétrés des saines doctrines économiques qu’enseigne l’Université, se trouvent souvent déconcertés par des événements venus démentir leurs prévisions les plus sûres. C’est à croire que, depuis quelques années, ils vivent dans un monde à l’envers. Désabusés, ils se demandent alors s’ils ne devraient pas oublier tout ce qu’ils ont appris à l’École de droit et s’aligner dorénavant avec ceux qui ne savent rien.

Ce livre est destiné à les rassurer. Il faut qu’ils se rappellent la fâcheuse aventure survenue à nos officiers au long cours, instruits dans la délicate navigation à la voile, quand la vapeur, faisant brusquement son apparition, vint conquérir bientôt tous les océans. Ils durent s’adapter à ces conditions nouvelles sans cependant recommencer un apprentissage complet. Or, c’est ce qui arrive aujourd’hui à nos ex-étudiants en droit. On leur a enseigné l’économie politique de la rareté, alors que l’économie de l’abondance la déloge de presque toutes ses positions. Cette comparaison n’est pas trop forte, car, pour nos marins aussi, la différence était grande. Ils n’avaient plus entre les mains un navire mû par une force extérieure dont il fallait maîtriser l’action  ; il ne s’agissait plus ni d’agencer judicieusement la voilure, ni de prévoir les variations du temps, ni de déterminer la route à suivre après avoir découvert les régions où soufflait un vent favorable  : toutes choses qui exigeaient une grande sûreté de coup d’ail et de décision, jointe à une belle précision dans la manœuvre. Aujourd’hui, à bord d’un bâtiment moderne, le commandant met le cap sur le point qu’il veut atteindre  ; il règle l’allure de puissantes machines par un simple ordre au Chadburn  ; il modifie la route et corrige la dérive due au vent par un second ordre donné à la barre  ; enfin une radio complaisante lui apporte l’heure exacte et lui permet de relever facilement sa position. Mais, si notre navigateur peut oublier tout ce qui permettait d’utiliser les caprices de l’atmosphère, il doit connaître les rouages compliqués de la machine, comme aussi tous les organes qui transmettent sa force disciplinée. Enfin, les marins doivent avoir un fonds commun de connaissances  : géographie, hydrographie, astronomie, etc. . Certes, on peut regretter les mystères de la navigation au plus près, déplorer de n’avoir plus à larguer ni à serrer les voiles, ni d’avoir, vite et savamment, à virer de bord en temps opportun. Mais nos beaux bâtiments ont un tonnage plusieurs fois supérieur à celui des voiliers, et, avec eux, on marche bien plus régulièrement et beaucoup plus vite.

Nos licenciés, docteurs et même agrégés, peuvent oublier sans inconvénient majeur ce qui fait partie intégrante de l’économie de la rareté, qui correspond, en fait, à l’âge de l’artisanat  ; mais ils doivent se préoccuper de problèmes qui se posaient à peine quand leurs professeurs ont commencé leurs études. Enfin, si l’abondance apporte dans la science économique une transformation peut-être encore plus révolutionnaire que la vapeur dans la navigation, il est nécessaire de conserver un bon nombre de notions classiques pour éviter de choir dans la triste confusion des réformateurs d’occasion.

Pour faciliter cette mise au point, j’ai relu consciencieusement les manuels, qui, soit dit en passant, se ressemblent comme des frères, et j’ai parcouru un bon nombre des cours qui ont été ou sont encore professés dans nos Facultés de droit et à l’École des Sciences Politiques. Certes, la matière qui nous occupe n’est pas traitée d’une manière uniforme dans les 24 chaires que notre pays lui consacre, puisque quelques maîtres sortent des sentiers tracés, au risque peut-être de nuire à leur carrière  ; mais les autres, pour la plupart, se bornent à transmettre fidèlement la doctrine que leurs maîtres tenaient déjà des leurs. Non seulement elle possède une réputation publique d’orthodoxie, mais on peut la qualifier d’officielle puisque, si les étudiants s’en inspirent, ils sont assurés d’une brillante réussite devant n’importe quel jury moyen.

C’est cette quintessence que je vais rappeler brièvement, tout en la soumettant à une sévère analyse.

Deux remarques avant de commencer  : la première, c’est que ce livre s’adresse à ceux qui connaissent déjà la doctrine de l’abondance, exposée dans de précédents ouvrages  ; la seconde, c’est que si cette critique de la doctrine libérale tombe sous les yeux d’un étudiant avant ses examens, il fera bien de ne s’en servir qu’après s’être prudemment muni de tous les parchemins convoités.

Enfin, ce livre, écrit pendant l’occupation et ne pouvant paraître qu’après la libération du territoire, a dû tenir compte des faits nouveaux survenus dans l’économie mondiale pendant ce laps de temps. Il était nécessaire de les signaler et d’indiquer l’interprétation que les orthodoxes n’ont pas manqué de leur donner. Il n’a donc pas la consistance doctrinale, ni l’unité d’un système lié dans toutes ses parties, car il contient des redites  ; mais le lecteur qui comprend à demi-mot voudra bien les excuser.

Chapitre premier

Économie politique ou sociale — Des premiers économistes. — Du libéralisme économique ou régime capitaliste. — Des besoins et des richesses. — Utilité, valeur, valeur d’échange, prix. — De la rareté et de l’abondance.

Le terme économie politique ne vous a-t-il jamais surpris  ? Si ces deux mots, pris séparément, ont un sens assez précis, réunis ils n’en ont plus du tout. C’est pourquoi une définition satisfaisante de cette science n’a jamais pu être donnée.

On dit qu’elle est la science des richesses. Encore faudrait-il s’entendre sur ce nouveau terme, puisqu’on distingue les vraies richesses de celles qui ne le sont pas. Ce mot n’exprime guère qu’une relation entre les choses ou les services, et les besoins des hommes  : car, si les hommes n’avaient pas de besoins, il est évident que le terme richesse n’aurait aucune signification, puisque les richesses n’existeraient pas.

Et, dès maintenant, voici l’homme qui entre en scène. Du moment qu’elle le prend pour pivot, l’économie politique fait partie des sciences morales et politiques dont l’objet est l’étude des rapports moraux, juridiques, politiques, etc., qui s’établissent entre les hommes au sein de la société. Ces études sont d’ordinaire groupées sous le nom de sociologie, science qui cherche à dégager les lois présidant au fonctionnement et à l’évolution des sociétés humaines  ; l’économie politique serait ainsi la branche de la sociologie qui étudierait spécialement ceux des rapports humains tendant à la satisfaction du bien-être matériel des hommes. Ne serait-il pas plus logique alors de l’appeler l’économie sociale, par opposition à l’économie domestique dont on connaît le sens précis  ?

Mais ici surgit un désaccord. L’économie sociale devrait chercher à rendre les hommes plus heureux, en leur procurant bien-être, sécurité, culture, indépendance. Or, pour la plupart des théoriciens orthodoxes, l’économie politique n’aurait d’autre objet que de constater ce qui existe  : ce serait une science de pure observation. D’autres économistes, en petit nombre, estiment justement que c’est insuffisant  : cette science devrait rechercher ce qui devrait être  ; puis découvrir ce qu’il faut faire pour que cela soit. Malheureusement, cette conception d’une économie politique agissante n’est pas partagée par les purs entre les purs. Pour eux, il faut qu’elle reste passive, car les rapports humains d’ordre matériel seraient, disent-ils, aussi immuables que ceux existant entre l’oxygène, l’hydrogène et l’azote. Ces partisans de l’économie pure prétendent que l’économique — c’est ainsi qu’ils s’expriment — serait une science exacte et aurait le droit d’employer la méthode mathématique. Nous retrouverons cette tendance tout au long de nos recherches.

Continuons...


Table des matières

  • Chapitre premier
     Économie politique ou sociale — Des premiers économistes. — Du libéralisme économique ou régime capitaliste. — Des besoins et des richesses. — Utilité, valeur, valeur d’échange, prix. — De la rareté et de l’abondance.
  • Chapitre 2
     Les trois facteurs de la production : la nature, le travail, le capital. — Ce qu’on entend par la nature. — Suffira-t-elle aux besoins des hommes ?
    — Deux lois de l’économie de la rareté : celle de la limitation des richesses naturelles et celle du rendement non proportionnel : exemple du pain et du vin.
  • Chapitre 3
     Si les machines ont fait naître des illusions. — Si elles ont porté préjudice à la classe ouvrière. — Le libéralisme économique est-il capable de résorber le chômage ?
  • Chapitre 4
     Si l’émigration et la colonisation fournissent encore aux chômeurs la possibilité de gagner leur vie. — Où sont situées les colonies de peuplement ? — Digression sur les anciennes colonies d’Amérique.
  • Chapitre 5
     Du travail. — Travail productif et travail improductif : pourquoi leur équilibre est-il rompu ? — De la crise d’apprentissage. — Des méthodes scientifiques de travail. — Si le « droit au travail » peut être garanti en économie libérale.
  • Chapitre 6
     Du capital et de la difficulté de le définir. — De la richesse des nations et de la richesse des individus. — D’où sort le capital ?
  • Chapitre 7
     Comment se conjuguent les trois facteurs de la production de la loi de l’offre et de la demande. — Quelques mots sur la circulation et la répartition des richesses en régime libéral.
  • Chapitre 8
     Si la production se règle sur les besoins. — En régime libéral, elle se règle sur les besoins solvables, qui ne sont qu’une faible partie des besoins réels. — La production, donnant naissance aux revenus, assume le soin de distribuer les richesses. — Or, plus la production est scientifiquement organisée, moins elle fournit de revenus. — D’où nécessité de changer le mode de distribution.
  • Chapitre 9
     De l’équilibre comptable du consommateur. — Répercussions de sa rupture. — Qui ne peut acheter ruine qui ne peut vendre. — La baisse du revenu national cause de désordres sociaux.
  • Chapitre 10
     De l’échange, clé de voûte du libéralisme économique. — L’échange est-il équitable ? Non, car il consiste à recevoir le plus et à donner le moins. — La loi d’airain. — L’économie pure.
  • Chapitre 11
     De la monnaie. — Le libéralisme exige qu’elle soit saine. — Elle n’a presque jamais cessé de s’affaiblir. — La loi de Gresham. — Monométallisme et bimétallisme. — Le billet de banque.
  • Chapitre 12
     Suite de la monnaie. — De l’inflation par les billets de banque. — Les dévaluations successives du franc français. — De la déflation. — De l’impossible stabilisation. — Où va la monnaie ?
  • Chapitre 13
     De l’échange international. — On devrait l’appeler commerce extérieur. — Le fameux équilibre réalisé par l’or. — La lutte contre l’abondance par les droits de douane devenus droits protecteurs. — Les pays modernes veulent tous exporter à tout prix.
  • Chapitre 14
     Suite du commerce extérieur. — Libre-échange et protection. — Chute catastrophique des échanges internationaux. — La compensation est-elle une solution ?
  • Chapitre 15
     De l’échange international en ce qui concerne les capitaux. — De leur transfert d’un pays à un autre. — Pourquoi les victoires ne sont plus payantes. — De l’échange international en ce qui concerne les personnes.
  • Chapitre 16
     Des produits dits de substitution. — Du sucre de betterave à la rayonne, à la fibranne, au caoutchouc synthétique, etc. — Des matières plastiques — Autant de victoires remportées sur la rareté.
  • Chapitre 17
     De la loi de la rente foncière formulée par Ricardo. — Elle ne joue que dans la rareté des produits. — De la confusion que fait Jean-Baptiste Say entre la richesse et la valeur.
  • Chapitre 18
    De la propriété. — Ce qu’en pensent le code civil et les orthodoxes.
    — L’opinion de Saint-Simon. — Première évolution du droit de propriété. — Restrictions qu’il subit depuis quelques années dans tous les pays.
    — Distinction entre la propriété de jouissance et celle des moyens de production. — Où va cette dernière.
  • Chapitre 19
    De l’État. — Opinion des orthodoxes et des socialistes. — L’État dans la rareté est un instrument qui pressure les peuples. — Nouvelles fonctions de l’État en régime d’abondance.
  • Chapitre 20
    Des crises économiques. — Sont-elles périodiques ? — La loi de Jean- Baptiste Say sur les débouchés. — Prospérité et dépression capitalistes. — Explication des crises. — Des destructions sont aujourd’hui nécessaires pour ranimer les échanges.
  • Chapitre 21
    La crise de 1929 — Son caractère universel. — Mesures d’assainissement. — Lutte contre l’abondance. — Les armements massifs pour résorber le chômage. — Le capitalisme subventionné. — Le contrôle des changes.
    — Les monnaies à la dérive.
  • Chapitre 22
    La crise de 1929 vue à travers l’orthodoxie. — Considérée pendant des années comme une crise cyclique, on a nié l’abondance car on ne connaît que la surproduction. — Beautés du marginalisme. — À la suite de lord Keynes, leur grand oracle, certains économistes classiques inclinent maintenant vers le dirigisme tout en conservant le libéralisme.
    — Prétendre diriger l’économie libérale, n’est-ce pas vouloir marier la carpe et le lapin ?
  • Chapitre 23
    Du crédit en régime libéral. — Cette forme de l’échange n’est qu’un mode de la production. — Peut-on diriger le crédit en économie libérale ? — Le plan de Man.
  • Chapitre 24
    Économie dirigée tout en restant libérale. — On veut ressusciter les vieilles corporations. — Tableau idyllique de celles de l’ancien régime. — Elles n’ont cependant jamais été qu’une coalition d’intérêts privés. — C’est aujourd’hui un moyen de maintenir la rareté génératrice de profit. — De la charte du travail.
  • Chapitre 25
    Le libéralisme porte en ses flancs la guerre. — On le met en veilleuse pendant qu’elle dure. — Elle appauvrit le pays mais enrichit un grand nombre d’individus. — Elle met en relief les tares du capitalisme.
    — Réussirait-elle à juguler l’abondance ? — Celle-ci au contraire, fait de nouveaux progrès. — Exemple des États-Unis.
  • Chapitre 26
    Les plans Keynes, White, Berning, Irley, Beyen, etc., supposent tous le problème de l’équilibre résolu. — Lord Woolton veut résoudre celui du chômage d’après-guerre. — Les nationaux-socialistes estiment que l’Allemagne l’a déjà résolu. — Comment se pose le problème aux États- Unis. — En France, on souhaite de boucler le circuit.
  • Chapitre 27
    Distinction entre l’économie de rareté et l’économie d’abondance. — Des deux formes de l’économie de rareté : libéralisme et socialisme. — Le régime soviétique. — Difficultés qu’il eut à vaincre. — Comparaison avec le libéralisme : points communs et différence essentielle. — Matières premières et moyens de production propriété de l’État. — Du plan.
    — Élaboration et exécution.
  • Chapitre 28
    Le plan (suite). — Trusts. — Combinats. — Sovkhoz et kolkhoz. — Monnaie. — Salaires différentiels. — Impôts, banques, crédit. — Commerce extérieur.
  • Chapitre 29
    De l’économie d’abondance. — Le travail cesse d’être échangé contre un salaire. — Des besoins réels. — Du plan d’abondance. — Du service social et des objections qu’il soulève. — Du mode de distribution des richesses.
    — Souplesse du système. — Secteur gratuit. — Échanges extérieurs.
  • Chapitre 30
    La guerre accorde-t-elle un sursis au capitalisme ? Aux problèmes insolubles d’avant-guerre, elle en ajoute de nouveaux aussi insolubles.
    — Le socialisme de l’abondance est inéluctable et la révolution continuera sans transition jusqu’à ce qu’il soit instauré.