Tout solaire, un projet quantitatif

NOTRE DOSSIER : Economie et écologie
par  P. SAMUEL
Publication : avril 1978
Mise en ligne : 1er septembre 2008

Nous publions ci-dessous le résultat du travail de la commission « Energie » des Amis de la Terre. Ce texte nous a été communiqué par leur secrétaire, notre camarade P. Samuel, professeur de mathématiques à l’Université de Paris-Sud (Orsay).
Dans une société dont l’objectif ne serait plus la recherche effrénée du profit, les besoins en énergie pourraient, enfin, être ainsi raisonnablement évalués. Cette étude montre qu’alors ils n’entraîneraient pas les conséquences désastreuses qu’on peut craindre aujourd’hui.

L’ANALYSE de ce qu’on appelle le progrès montre qu’il a été jusqu’ici intimement lié à la quantité d’énergie dont dispose chaque être humain. De 3 000 kilocalories par jour au paléolithique, elle s’est élevée à 12 000 au stade agropastoral, à 25 000 au stade artisanal (1750), à 50 0000- à l’ère industrielle charbonnière, pour atteindre 100 000 avec le tout-pétrole contemporain. Renouvelables

jusqu’au 18e siècle (exploitation des plantes et des animaux, moulins à vent et à eau), ces énergies ont, depuis, de plus en plus dépendu des sources non-renouvelables, de ces « trésors cachés » que sont les mines de charbon, les nappes de pétrole ou de gaz, et les gisements d’uranium. Comme l’or du Nouveau Monde pour la monarchie espagnole, cette pléthore d’énergie à vil prix a des effets dévastateurs, bien connus sous le nom de crise écologique.
Mais sommes-nous inéluctablement engagés dans le cycle infernal, dans l’escalade de la consommation d’énergie ? Des limites externes variées, des butoirs, font que l’appel aux sources non renouvelables devra s’arrêter tôt ou tard, probablement plus tôt que tard. Parmi elles, il y a des contraintes de ressources :
- réserves de pétrole et de gaz ne couvrant que quelques décennies de la consommation actuelle ou prévue ;
- réserves de charbon plus abondantes, mais limitées à quelques siècles ;
- juste assez d’uranium pour alimenter les programmes nucléaires jusqu’à 1995-2005 sans surrégénération ; certes, la surrégénération multiplierait par environ 50 le contenu énergétique des réserves d’uranium  ; mais l’importance des « temps de doublement » ferait qu’elle serait très lente à mettre en place ; elle impliquerait un retraitement de combustibles très irradiés dont on ignore s’il est industriellement possible et elle ferait naître une « société du plutonium », pleine de dangers et d’aléas d’un bout à l’autre de la chaîne nucléaire  ;
- enfin, du point de vue de l’indépendance nationale, les 60 000 tonnes d’uranium du sous-sol français n’alimenteraient, pour une génération (25 ans), qu’une douzaine de réacteurs type-Fessenheim ; en supposant la surrégénération possible (hypothèse de science-fiction), ce serait un siècle de « programme Messmer » (200 000 MW).
D’autres limites externes ont la forme d’irréversibilités  :
- (cas charbon-pétrole) accroissement de la teneur de l’atmosphère en gaz carbonique, effet de serre, réchauffement, fusion de glaces polaires ;
- (cas nucléaire) création de corps radioactifs (déchets, installations déclassées, ...) dont l’humanité devra se protéger pendant des siècles et des millénaires  ;
- (cas nucléaire) pénétration de l’électricité dans des usages où elle n’est pas nécessaire (chauffage par exemple), d’où une très difficile reconversion le jour où l’on voudra passer à des systèmes énergétiques où l’électricité ne tiendrait que sa juste place  ;
- (cas nucléaire) instauration d’une société technocratique et policière dont il sera fort difficile de se débarrasser une fois l’ère nucléaire terminée ; a-t-il jamais été facile de se débarrasser des dictatures et des concentrations de pouvoir ?
Mais il y a des sources d’énergie qui ne présentent aucun de ces inconvénients fondamentaux. Elles sont renouvelables et dureront autant que l’humanité. Outre l’énergie des marées, ce sont l’énergie solaire et tous ses dérivés immédiats hydraulique, végétale, éolienne, marithermique, etc. Les milieux industriels et gouvernementaux ont coutume de dire qu’elles sont insuffisantes. Certes, elles ne sont peut-être pas compatibles avec la poursuite de l’expansion de la « grande bouffe  » énergétique. Or nous n’en voulons nullement. Mais il est aujourd’hui possible de démontrer numériquement que les énergies renouvelables suffiraient amplement pour assurer à tous une existence confortable, plus rationnellement et sereinement confortable qu’aujourd’hui. C’est ce que vient de taire la commission « énergie » des Amis de la Terre, en s’appuyant sur les données d’un remarquable « Projet Alter », dû à un groupe de chercheurs appelé le « groupe de Bellevue » (1). Le calcul des Amis de la Terre s’est placé dans les conditions suivantes :
- aucun appel à des sources non renouvelables (pétrole, uranium, charbon, gaz et même géothermie classique) ;
- aucune percée technologique, uniquement des techniques connues à développer ou à transposer avec soin, intelligence... et volonté politique réelle ;
- indépendance énergétique totale ; on utilise uniquement le « gisement solaire » du pays ;
- population de 60 000 000 d’habitants ;
- fourniture confortable de « fluides énergétiques  » bien adaptés à leurs usages, s’élevant à environ 75 % de la consommation finale actuelle (110 à 116 MTEP au lieu de 150 MTEP (2)).
Quelle vie recouvriraient les estimations de consommation des Amis de la Terre ?
- Chacun des 60 millions de Français disposerait de 33 m2 de logement (plus que la moyenne actuelle), bien chauffé, bien isolé, bien pourvu en eau chaude ; il consommerait directement entre 400 kWh et 600 kWh d’électricité par an.
- Le secteur tertiaire disposerait de locaux 13 plus vastes que maintenant, mieux répartis, correctement chauffés et équipés.
- Pour se déplacer en ville, on se servirait surtout des jambes, des vélos et des transports collectifs. Pour les longues distances, il y aurait des trains nombreux et rapides (trafic multiplié par 2, 3), qui réduiraient considérablement les parts de la voiture et de l’avion (3). Il y aurait cependant des voitures pour les transports à courte et moyenne distance en zones d’habitat dispersé : 20 millions de voitures, parcourant chacune 8 000 km par an, mais ne consommant que 3 litres aux 100 km (4).
- L’agriculture disposerait d’un peu plus de chaleur et de force motrice qu’actuellement, mais consommerait nettement moins d’engrais chimiques et de pesticides.
- Sauf dans les secteurs déjà saturés, l’industrie mettrait à la disposition de chacun 33 °% de plus de biens de consommation et 54 % de plus de biens d’équipement que maintenant. Mais les processus seraient moins énergivores (économie moyenne de 15 %, les biens d’équipement seraient 1,5 fois plus durables et il n’y aurait plus à alimenter la « croissance  ». Ainsi l’industrie consommerait 20 % de moins d’énergie qu’actuellement.
La consommation totale d’énergie du pays serait d’environ 4,5 x 1018 joules, contre 6 actuellement (l’unité employée désormais est de 1018 joules). Comment seraient-ils produits ? L’analyse des consommations finales a permis de déterminer sous quelles formes et en quelles quantités l’énergie devrait être disponible.
- La chaleur nécessaire serait de 3,4 unités (75 % du Total) (5). Les deux tiers de celle-ci (2,2 unités) seraient fournis par la captation directe de la chaleur solaire, l’injection d’eau chaude pendant la belle saison dans des nappes captives ou des réservoirs souterrains permettant un stockage étéhiver de la chaleur (« hélio-géothermie »). Le reste (1,2 unités) serait fourni par des combustibles d’origine végétale ou par de l’hydrogène électrolytique.
- La force motrice (mobile ou fixe) représenterais 0,8 à 0,9 unités (18 % à 19 % du total, contre 1,9 unités actuellement ; la réduction des consommations routière et aérienne est ici le facteur prépondérant). Elle serait obtenue à raison de 0,3 unités par de l’électricité (trains, métros, industrie) et de 0,5 à 0,6 unités par des carburants liquides ou solides d’origine végétale (voitures, bus, avions, véhicules agricoles).
- Enfin l’électricité spécifique (éclairage, électronique, petits moteurs domestiques ou artisanaux, certains processus industriels...) représenteraient 0,2 à 0,3 unités, un nombre voisin du nombre actuel.
Reste à voir comment les « vecteurs énergétiques nobles », combustibles et électricité, seraient produits.
- Une petite part des combustibles (0,17 unités) serait de l’hydrogène produit par électrolyse (rendement 70 %) dans des centrales solaires et éoliennes fonctionnant « au fil » du soleil et du vent. Mais la plus grande partie des combustibles (1,7 unités) serait d’origine végétale. Le méthane (0,14 unités, couvrant toute la cuisine et quelques véhicules agricoles) serait produit par fermentation anaérobie des déchets humides (surtout ceux de l’élevage) ; le résidu de cette bio-digestion est d’ailleurs un excellent compost. Les autres déchets organiques, ramassés systématiquement, seraient transformés en 0,5 unités de combustibles solides ou liquides. Pour le reste de ces combustibles, soit 1,06 unités, il faudrait taire appel à des cultures et plantations énergétiques ; on ferait pousser là n’importe quelle plante ou combinaison de plantes, adaptée au sol et au climat. Ces cultures et plantations occuperaient environ le dixième du territoire (soit 5 à 6 millions d’hectares) ; mais il est possible de trouver ces hectares, sans réduire les surfaces de cultures alimentaires, grâce à l’utilisation des deux-tiers des terres en friche, à une modeste réduction des prairies (alimentation moins carnée !) et à l’exploitation à but énergétique d’un petit quart des forêts. Ces plantes et les déchets solides seraient amenés dans de petites usines dispersées sur le territoire (« complexes agroénergétiques ») qui les transformeraient, soit en combustibles solides (« granulats » obtenus par broyage, séchage et agglomération, rendement de 90 %), soit en hydrocarbures liquides ou gazeux (par hydrocracking sous pression vers 500°C, rendement de 70 %) .
- L’électricité, environ 0,5 unités, soit 114 à 134 TWh, serait surtout d’origine hydraulique : 90 TWh contre 60 TWh actuellement, les inventaires EDF d’il y a une quinzaine d’années montrant qu’une production de 100 TWh est possible. Le reste serait d’origine éolienne et solaire. Les éoliennes et les centrales électro-solaires (thermodynamiques et photovoltaïques) produiraient aussi de l’hydrogène électrolytique. Dans une variante « haute », des hydrocarbures gazeux d’origine végétale alimenteraient quelques turbines à gaz. Pour l’équilibrage du réseau électrique, le passage des « pointes » en particulier, l’essentiel du travail serait fait par les retenues hydrauliques et le complément par une reconversion d’une petite partie de l’hydrogène en électricité dans des piles à combustible et, dans la variante haute, par les turbines à gaz. Outre un équipement hydraulique poussé, il faudrait installer, par exemple, 17 000 éoliennes de 500 Kw et 15 000 centrales électro-solaires de 3 000 kW.
Les éoliennes et les installations solaires (thermiques et électriques) demanderaient une surface assez importante : 370 000 hectares, soit 3 700 km2, environ. Mais la plus grande partie de cette surface, 300 000 hectares, serait une surface « mixte » (cas des éoliennes et des capteurs solaires placés sur des pylones) où la quasi-totalité du sol est laissée libre pour d’autres usages (pâturages, cultures, routes, aires de jeux...) .
Quand un tel régime énergétique stable et doux pourrait-il être mis en place ? Les scénarios de transition ne sont encore qu’à l’état d’esquisse, mais nous pensons qu’une cinquantaine d’années seraient suffisantes, si la volonté politique ne fait pas défaut. En fous cas, pour le démarrage du processus, les mesures d’urgence que réclament les écologistes en matière d’énergie, de nucléaire, de transports, d’urbanisme et de consommation, vont exactement dans la direction indiquée.

(1) Le calcul détaillé des Amis de la Terre et les mesures. de démarrage qu’ils demandent font l’objet d’un livre « Tout solaire ; une autre vie, une autre politique, d’autres énergies », en cours de publication dans leur collection chez J.J. Pauvert. Le travail du groupe de Bellevue s’intitule

« Projet Alter : esquisse d’un avenir énergétique pour la France fondé sur le potentiel renouvelable » (version préliminaire, nov. 1977, tirage restreint). Sans ce « Projet Alter », le livre des Amis de la Terre n’aurait pas vu le jour.
(2) MTEP = million de tonnes d’équivalent pétrole.
(3) Parcours ferroviaire moyen de 2000 km par habitant et par an, contre 850 km actuellement.
(4) Un modèle Volkswagen de série consomme 4 litres aux 100 km, et des voitures expérimentales descendent jusqu’à 2 litres.
(5) Chaleur à températures diverses, pour l’habitat, le tertiaire et l’industrie.


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