Vers une autre logique du développement
par
Publication : octobre 1989
Mise en ligne : 7 avril 2008
Au récent "Sommet des peuples
les plus pauvres", organisé à la Mutualité
le 15 Juillet dernier, Jacques Robin a pu intervenir pour parler "d’une
autre logique du développement général", affirmant
d’emblée que la question centrale est de tracer les voies d’un
nouveau mode de développement pour les sociétés
humaines, c’est à dire d’autres pratiques et d’autres concepts
économiques socio-culturels, politiques, et éthiques,
mieux adaptés à la culture vivante des sociétés
et des individus qui les composent. Après avoir rappelé,
en une analyse qui, là encore, rejoint parfaitement les nôtres,
les relations de l’économie à la nature et aux technologies
nouvelles, l’orateur a montré l’inadaptation d’une économie
devenue absurde, surajoutant aux conditions traditionnelles de l’exploitation
de l’homme par l’homme, l’exclusion aussi bien des êtres humains
des pays pauvres que des nouveaux pauvres des pays riches.
La conclusion de l’exposé est la contribution de J.Robin à
l’inventaire de propositions de transition vers l’économie distributive :
Pour répondre à la fois aux impératifs
de l’environnement naturel de la biosphère et pour utiliser à
plein les moyens offerts par les progrès des technologies informationnelles,
plusieurs conduites novatrices sont à introduire dans le développement
économique. Elles concernent en particulier le rôle de
la fonction économique, la placé du marché, l’utilisation
de la monnaie.
Nous gardons l’idée d’une fonction économique chargée
d’optimiser la gestion des biens semi-rares, en y introduisant les palliatifs
sans valeur comme ceux du "partage", de "l’économie
mixte" ou de la "croissance avec pacte social". Ce qui
nous manque en fait c’est une philosophie économique capable,
devant l’abondance possible, d’associer la mise en commun, la créativité
et la solidarité. Nous croyons indispensable de sortir du champ
de la justice économique classique dite commutative (où
l’échange des droits et des devoirs est fondé sur la fiction
de l’égalité des personnes) pour nous engager dans la
voie d’une justice plus distributive qui donne à chacun selon
ses besoins et ses talents. Sans ce recadrage de la fonction économique,
les aspirations profondes qui se manifestent partout aujourd’hui à
un nouveau mode de vie et à un nouveau sens des finalités
de l’aventure humaine ne pourront que s’exaspérer de ne pas être
satisfaites.
Le système actuel, malgré la montée inexorable
des revenus dits sociaux dans les pays industrialisés, ne se
résout à prendre que des mesures "cache-misère"
: le revenu minimum (avec ou sans insertion !) distribué aux exclus
les plus démunis dans les pays industrialisés ; la réduction
des dettes ou des distributions caritatives dans les pays du Sud. Ces
propositions misérables par rapport aux réalités
ne parviennent pas à cacher la situation scandaleuse : des dizaines
de millions de sans-emploi dans les pays industrialisés ; une
plus grande importance des flux financiers du Sud vers le Nord, que
du Nord vers le Sud !
Comment opérer un retournement de l’économie ? Tout en
laissant fonctionner un grand nombre de mécanismes de concurrence
et de compétitivités commerciales qui correspondent à
des régulations économiques indispensables et aux comportements
"appris" de beaucoup de citoyens, il convient de mettre en
place progressivement une allocation de base pour tous, allocation distributive,
et non pas re-distributive. De nombreuses expériences à
ce sujet sont en cours ; elles doivent être évaluées,
et comparées à de nouvelles propositions comme le troisième
chèque, le revenu technologique... Il est également indispensable
de tester le fonctionnement de la gratuité de certains biens
(transports, nourriture...) comme base naturelle d’une économie
post-industrielle de la société de communication et d’autonomie
; ces expériences se garderont bien de tomber dans "l’assistance",
dont on a vu les méfaits dans les sociétés à
économie totalitaire : l’activité humaine a besoin d’effort
et de risque. Mais dans l’immédiat, la marchandisation de toute
activité représente le danger le plus puissant. Le point
essentiel à viser, c’est d’abandonner le moins possible de citoyens
dans les exclusions de toutes sortes : chômage, misère,
drogue, violences...
L’intrication des activités de production avec celles d’utilité
sociale nécessitent d’autre part, en priorité, de donner
toute importance au "développement local" dans des
institutions ouvertes et des réseaux décentralisés
à l’échelle des collectivités locales, des bassins
d’emplois et des régions. L’extension d’une telle micro-économie,
pour ne pas être détachée des régulations
de la macro-économie entraine le besoin d’infléchir les
concepts de marché et de monnaie.
" Le marché, terme des plus ambigus,
est à mettre au service des hommes et non au service de sa propre
finalité.
Le vieux débat sur la place de "l’économie socialiste
entre le plan et le marché", celui plus neuf qui cherche
à faire croire que le marché n’est plus un choix mais
une donnée, sont dépassés par les nécessités
des réalités écologiques et de l’intrusion des
technologies informationnelles.
D’ailleurs quel marché ? Ce mot entretient toutes les équivoques.
Sans aucun doute, le marché en tant qu’expression des conduites
de consommation des acteurs sociaux, en tant que lieu de rencontre des
offres et des demandes anonymes, fonctionne comme une pratique démocratique
irremplaçable, en lieu et place du "troc" ou du "bon".
Le marché, avec le système de prix fluctuants qu’il entraine
et qui interagissent sur la production des biens, n’a pas d’équivalent
pour l’instant dans la mesure où il est capable d’exprimer la
révélation des utilités et des désirs des
citoyens solvables.
Mais il existe à côté du marché, des champs
de répartition de biens et de services, personnels et collectifs,
dans lesquels le marché n’a rien à voir : les sites naturels,
de nombreux biens culturels, des biens essentiels comme l’eau non polluée,
l’air, les transports, et de nos jours les moyens de connaissance, de
curiosité et de communication.
Il est donc indispensable de structurer un champ limité pour
l’économie de marché et de rechercher d’autres modes de
régulation économique pour ce qui ressort de nombreux
objectifs écologiques et de justice sociale.
L’évolution économique qui fait irruption dans les pays
de l’Est et en Russie, à l’issue de l’échec total de l’économie
planifiée collectiviste, pourrait permettre en ce domaine des
points de rencontre avec la tentative de la Communauté Européenne
de construire une économie éloignée des sirènes
de l’économie libérale, qui se targue d’une ’main invisible’,
parfaite invention de l’idéologie dominante. Le Vieux Continent
n’est sans doute pas décidé à abandonner, ni au
marché-finalité, ni au plan-totalitarisme ce qu’il a conquis
au cours de luttes centenaires : un début de justice sociale
cherchant à s’appuyer sur la créativité personnelle
des acteurs économiques.
Dans cette orientation, il devient indispensable de repenser le problème
de la monnaie.
" L’outil traditionnel de l’économie,
l a monnaie, dont les avantages pour assurer une plus grande liberté
aux hommes ne sont pas à remettre en question, voit son rôle
dénaturé par le système industriel. Moyen d’échange
(et de pouvoir), elle se traite aujourd’hui comme un objet et l’utilisation
des cartes de crédit amplifie le phénomène. Lors
de la crise boursière d’octobre 1987, les transactions en sont
venues à figurer pour près de quarante fois la valeur
économique des biens qu’elles étaient censées représenter
! La monnaie de consommation et d’investissement est devenue objet de
spéculation. Certes, on commence à comprendre la nécessité
d’un accord de parités monétaires internationales, proches
de taux fixés, entre le dollar, le yen et l’écu. Mais
pour éviter les mouvements erratiques incessants des changes,
toujours défavorables aux pays du Sud, il faut rechercher une
référence monétaire mondiale plus stable, par exemple
un ’panier’ de matières premières dont l’idée a
déjà été avancée par MendèsFrance.
Mais là n’est sans doute pas le chemin le plus innovateur en
matière de monnaie. Si l’on veut, dans un tissu local ou régional,
relier les services productifs et les services d’utilité sociale,
nous sommes dans l’obligation d’envisager la création, aux côtés
de la monnaie principale de référence, d’une ’monnaie
locale’, non thésaurisable, limitée à sa consommation
dans un temps donné et pour des biens catégoriels précisés.
On peut voir une variante de cette expérimentation (sans monnaie !)
dans les ’systèmes d’échanges communautaires’ qui se développent
aux Etats-Unis : ils mettent en pratique la ’réciprocité
restreinte’ dans laquelle on échange travaux et services sans
recourir à l’argent. Il nous faut étendre ces expérimentations,
comprendre leurs mécanismes, déceler ce qui facilite des
rapports économiques quotidiens et conviviaux.
Or la ’monétique’ permettrait de résoudre certaines objections
liées à la soi-disant complication administrative et technique
d’un système à plusieurs monnaies. Il est confondant de
voir avec quelle rapidité les technologies informationnelles
sont utilisées losqu’il s’agit de maximiser les gains des plus
favorisés (banques, places boursières, établissements
financiers...) et les résistances dès qu’il s’agit d’innovations
d’intérêt général capables de mettre en cause
le système.
" Nouveau cadrage de la fonction économique
vers une économie ouvertement distributive, limitation des structures
de marché, utilisation diversifiée de la monnaie pour
la consommation, ces orientations entrainent, on le conçoit,
des transformations en profondeur.
La complexité croît encore lorsqu’il s’agit de prévoir
les régulations économiques planétaires tenant
compte des diversités territoriales. Raison de plus pour s’atteler
à ces questions vitales, à leurs méthodologies,
en demandant l’aide de l’imagination et de l’informatisation de haut
niveau.
Pour tenir compte des obligations écologiques et faire la place
aux conséquences inéluctables des technologies informationnelles,
le développement économique "capable de tenir la
route’ sera donc inévitablement plus complexe, plus ’combiné’
que I’économie de marché’, dépassée et dont
on nous rebat les oreilles, sans que l’on souligne la médiocrité
de ses performances pour la grande masse des consommateurs et les injustices
fondamentales qu’elle véhicule au hasard des circonstances.
Le développement économique vis-à-vis
du social, du politique et de l’éthique
Cette autre logique du développement économique, dont
nous avons souligné ici quelques pistes, ne peut être envisagée,
nous l’avons déjà dit, sans un immense effort parallèle
dans les domaines du social, du politique et de l’éthique.
Nous sommes arrivés à ce tournant de l’histoire où
l’économie devient le social lui-même.
Sans l’appréhension des besoins de justice sociale, l’écologie,
même scientifique, risquerait de sombrer dans une ’ingénierie’
avec son propre penchant terroriste. De leur côté, isolées
de la démocratie sociale et culturelle, les technologies informationnelles
rejoindraient les autres technosciences dans leur asservissement au
système industriel, marchand et militaire.
Ce qui est soulevé dans le cadre d’un autre développement
général, c’est la question du renouveau du système
politique lui-même : il ne s’agit rien de moins que de faire faire
un nouveau bond à la démocratie en promulgant ’les droits
et les devoirs de l’Humanité toute entière’ dans les multiples
domaines, socio-culturel, économique, institutionnel.
Au premier chef, il faudrait apporter tous ses soins à une éducation
pour tous, multidimensionnelle et transdisciplinaire ; elle donnerait
une place centrale à la créativité autonome, à
la connaissance, à la curiosité, enracinant ainsi la permanence
du renouvellement de la culture.
Enfin, un tel ’développement général’ remettrait
en cause, sans aucun doute, les moules traditionnels des ’morales reçues’.
C’est d’une éthique, questionnante des normes et des valeurs,
dont nous avons besoin pour épanouir l’humanité.
Pourrait-elle y parvenir en l’absence de fondements définitifs
et dans l’interrogation sans réponse du sens de la place de l’homme
dans la nature ? On peut le rêver, l’espérer et le préparer.
La responsabilité historique des citoyens et de la Société
Civile, des associations de citoyens, des ONG, des réseaux multiples
en lutte contre l’absurdité et la tragique de la situation planétaire
actuelle revêt une importance considérable : faire prendre
conscience des problèmes au plus grand nombre, expérimenter
des pratiques, faciliter l’émergence de nouveaux concepts.