À contre-courant


Publication : novembre 1989
Mise en ligne : 4 mai 2009

Il y a des camarades, abondancistes ou non, mais qui réfléchissent : ce sont ceux qui publient depuis quelques mois "A contre-courant, syndical et politique", diffusé surtout en Alsace et en Lorraine, et ils font là un travail sérieux. Voici des extraits d’un article particulièrement intéressant, publié dans leur bulletin de septembre, "sur les mouvements sociaux récents et leurs perspectives" :

L’été torride sera propice aux ruminations des travailleurs, mesurant qu’ils se sont fait rouler comme des Polonais, lors des actions de l’hiver et du printemps derniers et de leurs issues  ; aux cogitations des hommes du Pouvoir, qui n’en ignorent rien, et qui doivent préparer la suite : les réponses aux inévitables réactions à ces frustrations Mais aussi : les travailleurs se sont fait rouler par qui ? Pas seulement par les habiles et demi-habiles qui détiennent une parcelle ou un gros morceau de pouvoir ; mais aussi par eux-mêmes, et çà c’est plus difficile à entendre ...
Les travailleurs ne sont pas des oies, et il ne suffit donc pas qu’il y ait du grain à moudre, malgré les efforts séculaires de la gauche et de l’extrême gauche syndicales et politiques pour les domestiquer ; mais ils ne sont pas non plus des "révolutionnaires professionnels", de purs esprits du monde travaillant à la victoire finale du communisme libertaire ou de la liberté communautaire. lis sont d’abord ce que leurs pulsions et leur culture leur permet d’être, et toute rupture, tout saut audelà est extrêmement douloureux et précaire ; et la subjectivité et la culture révolutionnaire ne se portent pas si bien de nos jours. Ce que le Pouvoir sait.

Pouvoirs
A quoi sert la néo-sociale-démocratie qui a politiquement triomphé dans ce qui reste du mouvement ouvrier (à l’échelle mondiale) sur le "communisme" stalinien ou gauchiste (débris lamentables et ridicules, qui seraient pitoyables, s’ils n’avaient été si odieux et si cons !) ? Elle sert à mettre au service de la dynamique du capitalisme les luttes sociales elles-mêmes. Non plus à les "mener" ; c’est-à-dire à les encadrer et à les limiter, à négocier des acquis compatibles avec cette dynamique du système comme du temps où la social-démocratie, les partis de "gauche", les syndicats étaient dans "l’opposition" (c’est-à-dire trahissaient déjà réellement tout en maintenant un discours anti-capitaliste, voire "marxiste’) ; mais aujourd’hui à les "gérer", à les "instrumentaliser", alors même que ces partis de gauche sont solidement installés aux divers pouvoirs (nationaux, régionaux, locaux), alors qu’à l’échelle de l’Europe ils ne sont même plus en réelle concurrence (simplement en émulation) avec les partis de droite, pour conduire ensemble la dynamique du capital européen.

Gestion

Que veut dire gérer, instrumentaliser les luttes  ?
Cela ne se confond pas avec ce que l’on voit immédiatement : les réprimer ou les laisser pourrir par une fermeté de façade, comme bien dans la tradition de "la gauche" au pouvoir depuis la première guerre mondiale (les plus vieux s’en souviendront !).
Pour cela, la droite classique suffit à faire l’affaire (comme l’a montré Chirac avec les cheminots en 86-87). Cette fermeté "socialiste" et ces "trahisons" syndicales sont juste là pour permettre aux dernières bonnes âmes ou aux derniers gogos de s’émouvoir ou de s’indigner, et aux classes moyennes centristes de se rallier, l’âme en paix. Gérer, instrumentaliser les luttes signifie les utiliser, ainsi que les revendications qui s’y expriment pour moderniser, restructurer des secteurs entiers à chaud : une entreprise, une branche (par ex. la sidérurgie en 83-84), des appareils d’Etat (aujourd’hui : l’éducation et la santé).
Utiliser ces luttes, c’est d’abord les laisser se développer quand on aurait facilement les moyens de les faire cesser, voire les susciter à la limite de la provocation, positive ou négative  : les encouragements de Mitterrand aux infirmières, le "parler vrai" de Rocard aussi bien en désignant le "stock des enseignants" qu’en affirmant le soir des municipales qu’il est normal et sain que les revendications s’expriment, y compris par des mouvements à la base, tant que les citoyens continuent à voter à gauche.
Ce n’est là ni du cynisme, ni des concessions verbales au vieux mythe pourri de "la Gauche des travailleurs", c’est la formulation d’une véritable ligne politique, reposant sur les principes de la théorie des systèmes (dont Attali est l’un des vulgarisateurs en France).

L’ordre par le désordre

Le capitalisme est un système dynamique et les luttes sociales sont un des facteurs de son mouvement elles ne sont pas que celà, mais elles sont aussi celà. L’expérience de 70 ans de socialdémocratie et de syndicalisme dans les pays les plus développés, la gestion des retombées de Mai 68 et de mouvements analogues, l’analyse de la Révolution Culturelle chinoise, mais aussi le développement d’outils théoriques comme la théorie des systèmes et la cybernétique ont permis aux dirigeants les plus lucides de tenter cette voie ultime pour assurer la survie et simultanément l’expansion du capitalisme non plus bloquer les évolutions, mais instrumentaliser les luttes au service de l’évolution souhaitable du point de vue même du système, tout en laissant aux gens l’impression qu’ils luttent pour leurs propres intérêts et contre un ennemi réel, toujours tout trouvé : les multiples petits paranoïaques qui assument l’apparence du pouvoir aux différents niveaux d’une hiérarchie pyramidale qui, elle-même, n’est plus fonctionnelle (le pouvoir réel s’exerçant par des réseaux bien plus complexes et de structure différente). Semer le désordre dans la pyramide est toléré, voire encouragé.

Comment ça marche ?

Jeter un pavé dans la fourmilière, voir ce que çà donne, quelles lignes de force et de fuite se dessinent, qui (quels groupes) on peut appuyer, sur qui on peut compter, qui de l’encadrement n’est pas fiable (à lâcher donc, à laisser en pâture), qui peut être canalisé, où faut-il intervenir, qui détruire, en douceur ou en cassant.
Les luttes spontanées - les plus fréquentes - sont susceptibles du même usage et du même traitement : elles servent d’analyseurs et sont contrôlables à la fois globalement (dans un certain cadre, dans des limites définissables) et par des micro-interventions, de micro-guidages, des manipulations à une échelle presque incroyable...
Ce qui est nouveau, c’est leur emploi systématique, lié à une meilleure connaissance, non empirique, des mouvements de l’adversaire, et surtout l’intégration à un dispositif d’ensemble de gestion dynamique de la société, de la région, de la ville, de l’entreprise dans laquelle le "conflit social" est non seulement toléré, mais prévu, calculé du point de vue des effets escomptés, utilisé pour la manoeuvre d’ensemble.
Hegel disait que : "le faux est un moment du vrai" ; aujourd’hui, on peut dire que "le conflit est un moment de la régulation et de la restructuration". Comment est-ce possible ?

Pourquoi ça marche ?

La première condition est bien sûr le consensus idéologique obtenu grâce à la pédagogie de la crise, la liquidation du marxisme officiel, la disqualification de la pensée critique, voire de la pensée tout court. De celà, les jeunes générations nous renvoient une image accablante, qu’il s’agisse des gentils étudiants ou des loubards paumés. (Ne pas oublier que si Le Pen a un certain succès chez les jeunes, c’est qu’on comprend facilement ce qu’il veut dire).
Mais le consensus serait superficiel s’il n’avait pas une base matérielle la fragmentation, la segmentation, parcellisation de la société, qui a été menée à un terme extrême et que les luttes reproduisent, c’est-à-dire consolident ou modifient, peu importe ! Aussi, une oreille désabusée ne manquera pas d’entendre dans le "nous aussi" des corporations aussi sympathiques que les infirmières, les gardiens de prison ou les professeurs, ainsi que toutes les catégories qui sont successivement entrées "en lutte", un écho du "nous d’abord" que les fascistes ont proposé en slogan à presque toutes les municipalités de France. Un écho. "Cà y est, il exagère", penseras-tu, lecteur attentif, "il condamne les luttes. Et en quoi ce "pourquoi pas nous ? " dans la course aux augmentations, aux statuts, aux carrières revalorisées, à la "dignité" professionnelle, pourrait-il être dangereux ??"
Moins parce qu’on veut y participer (avec ce que cela comporte d’aliénation) qu’à cause de ce "nous" illusoire, résultat de la fragmentation des travailleurs en professions, catégories, corporations, résultat aussi d’une identification des individus à un aspect de leur existence professionnelle ou extra-professionnelle (nous, les "parents d’élèves", nous "les usagers de ceci-celà ", nous "les amoureux de tel bout de nature", nous "les supporters de tel club de foot").
Nous, c’est-à-dire pas les autres, même si dans une journée on peut changer plusieurs fois de casquettes ! Nous, ce sont ceux qui croient (à qui on fait croire aussi) avoir les mêmes intérêts, des intérêts spécifiques, définis, revendiqués et donc manipulables. "Nous", ce sont ceux qui ne voient plus le monde.
Mais, ce sont aussi ceux qui ne sont même plus un individu quand ils ont enlevé les différentes casquettes ; car comment vivre avec tant de contradictions liées aux intérêts spécifiques ? Le touriste "vert", désolé par les ravages des pluies acides dans les Vosges, y est venu souvent en voiture, peut-être sur une autoroute, grâce à du fuel transporté sur un tanker prêt à craquer sur le premier récif venu... Alors, comment sortir de ces contradictions  ? Ben tiens, avec des règlementations, données par l’Etat, obtenues en "faisant entendre sa voix" de touriste, d’automobiliste, d’écologiste ou de patron-pêcheur. C’est-à-dire en déléguant au plus vite son pouvoir à une instance régulatrice globale, même mentalement, devant l’immensité des problèmes, quitte à essayer ensuite de faire pression sur cette instance, avec ceux qui ont les mêmes soucis
ou les mêmes ennuis, avec lesquels il restera au moins la consolation de pouvoir râler en commun, puisque, de toute façon, on n’aura jamais "satisfaction" de cette manière. Je prétends que les intérêts communs des travailleurs d’une quelconque entreprise, branche, ou appareil d’Etat, ne sont nullement plus objectifs que ceux des groupes imaginaires cités plus haut, mais que de la leur faire croire est une condition essentielle du maintien du consensus et plus encore de l’instrumentalisation des luttes qui, dès lors, ne sont plus que le spectacle que se donnent à eux-mêmes et au reste de la société un "collectif imaginaire" des travailleurs , même coordonnés, spectacle dont le contenu de vérité ne peut être radiographié que par des spécialistes du pouvoir et utilisable par eux seuls. Il incomberait, bien sûr, à ceux qui peuvent accepter les conclusions d’une telle analyse critique de débattre des solutions pour dépasser cette situation, c’est-à-dire pour prouver réellement, pour démontrer par la pratique que les luttes sociales à venir ne seront pas réductibles à ce qui vient d’en être dit, pour que ce savoir ne serve pas qu’à ceux qui l’ont déjà  : les maîtres de cette société.