L’été torride sera propice aux ruminations
des travailleurs, mesurant qu’ils se sont fait rouler comme des Polonais,
lors des actions de l’hiver et du printemps derniers et de leurs issues
; aux cogitations des hommes du Pouvoir, qui n’en ignorent rien, et
qui doivent préparer la suite : les réponses aux inévitables
réactions à ces frustrations Mais aussi : les travailleurs
se sont fait rouler par qui ? Pas seulement par les habiles et demi-habiles
qui détiennent une parcelle ou un gros morceau de pouvoir ; mais
aussi par eux-mêmes, et çà c’est plus difficile
à entendre ...
Les travailleurs ne sont pas des oies, et il ne suffit donc pas qu’il
y ait du grain à moudre, malgré les efforts séculaires
de la gauche et de l’extrême gauche syndicales et politiques pour
les domestiquer ; mais ils ne sont pas non plus des "révolutionnaires
professionnels", de purs esprits du monde travaillant à
la victoire finale du communisme libertaire ou de la liberté
communautaire. lis sont d’abord ce que leurs pulsions et leur culture
leur permet d’être, et toute rupture, tout saut audelà
est extrêmement douloureux et précaire ; et la subjectivité
et la culture révolutionnaire ne se portent pas si bien de nos
jours. Ce que le Pouvoir sait.
Pouvoirs
A quoi sert la néo-sociale-démocratie qui a politiquement
triomphé dans ce qui reste du mouvement ouvrier (à l’échelle
mondiale) sur le "communisme" stalinien ou gauchiste (débris
lamentables et ridicules, qui seraient pitoyables, s’ils n’avaient été
si odieux et si cons !) ? Elle sert à mettre au service de la
dynamique du capitalisme les luttes sociales elles-mêmes. Non
plus à les "mener" ; c’est-à-dire à les
encadrer et à les limiter, à négocier des acquis
compatibles avec cette dynamique du système comme du temps où
la social-démocratie, les partis de "gauche", les syndicats
étaient dans "l’opposition" (c’est-à-dire trahissaient
déjà réellement tout en maintenant un discours
anti-capitaliste, voire "marxiste’) ; mais aujourd’hui à
les "gérer", à les "instrumentaliser",
alors même que ces partis de gauche sont solidement installés
aux divers pouvoirs (nationaux, régionaux, locaux), alors qu’à
l’échelle de l’Europe ils ne sont même plus en réelle
concurrence (simplement en émulation) avec les partis de droite,
pour conduire ensemble la dynamique du capital européen.
Gestion
Que veut dire gérer, instrumentaliser les luttes
?
Cela ne se confond pas avec ce que l’on voit immédiatement :
les réprimer ou les laisser pourrir par une fermeté de
façade, comme bien dans la tradition de "la gauche"
au pouvoir depuis la première guerre mondiale (les plus vieux
s’en souviendront !).
Pour cela, la droite classique suffit à faire l’affaire (comme
l’a montré Chirac avec les cheminots en 86-87). Cette fermeté
"socialiste" et ces "trahisons" syndicales sont
juste là pour permettre aux dernières bonnes âmes
ou aux derniers gogos de s’émouvoir ou de s’indigner, et aux
classes moyennes centristes de se rallier, l’âme en paix. Gérer,
instrumentaliser les luttes signifie les utiliser, ainsi que les revendications
qui s’y expriment pour moderniser, restructurer des secteurs entiers
à chaud : une entreprise, une branche (par ex. la sidérurgie
en 83-84), des appareils d’Etat (aujourd’hui : l’éducation et
la santé).
Utiliser ces luttes, c’est d’abord les laisser se développer
quand on aurait facilement les moyens de les faire cesser, voire les
susciter à la limite de la provocation, positive ou négative
: les encouragements de Mitterrand aux infirmières, le "parler
vrai" de Rocard aussi bien en désignant le "stock des
enseignants" qu’en affirmant le soir des municipales qu’il est
normal et sain que les revendications s’expriment, y compris par des
mouvements à la base, tant que les citoyens continuent à
voter à gauche.
Ce n’est là ni du cynisme, ni des concessions verbales au vieux
mythe pourri de "la Gauche des travailleurs", c’est la formulation
d’une véritable ligne politique, reposant sur les principes de
la théorie des systèmes (dont Attali est l’un des vulgarisateurs
en France).
L’ordre par le désordre
Le capitalisme est un système dynamique et les luttes sociales sont un des facteurs de son mouvement elles ne sont pas que celà, mais elles sont aussi celà. L’expérience de 70 ans de socialdémocratie et de syndicalisme dans les pays les plus développés, la gestion des retombées de Mai 68 et de mouvements analogues, l’analyse de la Révolution Culturelle chinoise, mais aussi le développement d’outils théoriques comme la théorie des systèmes et la cybernétique ont permis aux dirigeants les plus lucides de tenter cette voie ultime pour assurer la survie et simultanément l’expansion du capitalisme non plus bloquer les évolutions, mais instrumentaliser les luttes au service de l’évolution souhaitable du point de vue même du système, tout en laissant aux gens l’impression qu’ils luttent pour leurs propres intérêts et contre un ennemi réel, toujours tout trouvé : les multiples petits paranoïaques qui assument l’apparence du pouvoir aux différents niveaux d’une hiérarchie pyramidale qui, elle-même, n’est plus fonctionnelle (le pouvoir réel s’exerçant par des réseaux bien plus complexes et de structure différente). Semer le désordre dans la pyramide est toléré, voire encouragé.
Comment ça marche ?
Jeter un pavé dans la fourmilière, voir
ce que çà donne, quelles lignes de force et de fuite se
dessinent, qui (quels groupes) on peut appuyer, sur qui on peut compter,
qui de l’encadrement n’est pas fiable (à lâcher donc, à
laisser en pâture), qui peut être canalisé, où
faut-il intervenir, qui détruire, en douceur ou en cassant.
Les luttes spontanées - les plus fréquentes - sont susceptibles
du même usage et du même traitement : elles servent d’analyseurs
et sont contrôlables à la fois globalement (dans un certain
cadre, dans des limites définissables) et par des micro-interventions,
de micro-guidages, des manipulations à une échelle presque
incroyable...
Ce qui est nouveau, c’est leur emploi systématique, lié
à une meilleure connaissance, non empirique, des mouvements de
l’adversaire, et surtout l’intégration à un dispositif
d’ensemble de gestion dynamique de la société, de la région,
de la ville, de l’entreprise dans laquelle le "conflit social"
est non seulement toléré, mais prévu, calculé
du point de vue des effets escomptés, utilisé pour la
manoeuvre d’ensemble.
Hegel disait que : "le faux est un moment du vrai" ; aujourd’hui,
on peut dire que "le conflit est un moment de la régulation
et de la restructuration". Comment est-ce possible ?
Pourquoi ça marche ?
La première condition est bien sûr le
consensus idéologique obtenu grâce à la pédagogie
de la crise, la liquidation du marxisme officiel, la disqualification
de la pensée critique, voire de la pensée tout court.
De celà, les jeunes générations nous renvoient
une image accablante, qu’il s’agisse des gentils étudiants ou
des loubards paumés. (Ne pas oublier que si Le Pen a un certain
succès chez les jeunes, c’est qu’on comprend facilement ce qu’il
veut dire).
Mais le consensus serait superficiel s’il n’avait pas une base matérielle
la fragmentation, la segmentation, parcellisation de la société,
qui a été menée à un terme extrême
et que les luttes reproduisent, c’est-à-dire consolident ou modifient,
peu importe ! Aussi, une oreille désabusée ne manquera
pas d’entendre dans le "nous aussi" des corporations aussi
sympathiques que les infirmières, les gardiens de prison ou les
professeurs, ainsi que toutes les catégories qui sont successivement
entrées "en lutte", un écho du "nous d’abord"
que les fascistes ont proposé en slogan à presque toutes
les municipalités de France. Un écho. "Cà
y est, il exagère", penseras-tu, lecteur attentif, "il
condamne les luttes. Et en quoi ce "pourquoi pas nous ? "
dans la course aux augmentations, aux statuts, aux carrières
revalorisées, à la "dignité" professionnelle,
pourrait-il être dangereux ??"
Moins parce qu’on veut y participer (avec ce que cela comporte d’aliénation)
qu’à cause de ce "nous" illusoire, résultat
de la fragmentation des travailleurs en professions, catégories,
corporations, résultat aussi d’une identification des individus
à un aspect de leur existence professionnelle ou extra-professionnelle
(nous, les "parents d’élèves", nous "les
usagers de ceci-celà ", nous "les amoureux de tel bout
de nature", nous "les supporters de tel club de foot").
Nous, c’est-à-dire pas les autres, même si dans une journée
on peut changer plusieurs fois de casquettes ! Nous, ce sont ceux qui
croient (à qui on fait croire aussi) avoir les mêmes intérêts,
des intérêts spécifiques, définis, revendiqués
et donc manipulables. "Nous", ce sont ceux qui ne voient plus
le monde.
Mais, ce sont aussi ceux qui ne sont même plus un individu quand
ils ont enlevé les différentes casquettes ; car comment
vivre avec tant de contradictions liées aux intérêts
spécifiques ? Le touriste "vert", désolé
par les ravages des pluies acides dans les Vosges, y est venu souvent
en voiture, peut-être sur une autoroute, grâce à
du fuel transporté sur un tanker prêt à craquer
sur le premier récif venu... Alors, comment sortir de ces contradictions
? Ben tiens, avec des règlementations, données par l’Etat,
obtenues en "faisant entendre sa voix" de touriste, d’automobiliste,
d’écologiste ou de patron-pêcheur. C’est-à-dire
en déléguant au plus vite son pouvoir à une instance
régulatrice globale, même mentalement, devant l’immensité
des problèmes, quitte à essayer ensuite de faire pression
sur cette instance, avec ceux qui ont les mêmes soucis
ou les mêmes ennuis, avec lesquels il restera au moins la consolation
de pouvoir râler en commun, puisque, de toute façon, on
n’aura jamais "satisfaction" de cette manière. Je prétends
que les intérêts communs des travailleurs d’une quelconque
entreprise, branche, ou appareil d’Etat, ne sont nullement plus objectifs
que ceux des groupes imaginaires cités plus haut, mais que de
la leur faire croire est une condition essentielle du maintien du consensus
et plus encore de l’instrumentalisation des luttes qui, dès lors,
ne sont plus que le spectacle que se donnent à eux-mêmes
et au reste de la société un "collectif imaginaire"
des travailleurs , même coordonnés, spectacle dont le contenu
de vérité ne peut être radiographié que par
des spécialistes du pouvoir et utilisable par eux seuls. Il incomberait,
bien sûr, à ceux qui peuvent accepter les conclusions d’une
telle analyse critique de débattre des solutions pour dépasser
cette situation, c’est-à-dire pour prouver réellement,
pour démontrer par la pratique que les luttes sociales à
venir ne seront pas réductibles à ce qui vient d’en être
dit, pour que ce savoir ne serve pas qu’à ceux qui l’ont déjà
: les maîtres de cette société.